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Enquête Dépollution au rabais, contrôles défaillants, habitants laissés pour compte... La construction sur d'ex-friches industrielles en question

Pour faire face à la crise du logement, le plan friche du gouvernement prévoit de construire des écoles ou des lsur d'anciens sites industriels. Mais face à des contrôles parfois défaillants, certains habitants voient leur santé mise en danger.

Article rédigé par franceinfo - Anne-Laure Barral, cellule investigation de Radio France
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Temps de lecture : 13 min
Un plan de 750 millions d’euros doit financer la construction d’habitations sur des friches industrielles, mais ce n’est pas sans risques. (R?MY PERRIN / MAXPPP)

Depuis la pandémie de Covid-19, les Français sont de plus en plus nombreux à vouloir un logement plus spacieux. Entre 2019 et 2021, les ventes de maisons neuves ont augmenté de 16,3% et les permis de construire de 18,3% selon la Fédération française du bâtiment (FFB). Pour répondre à ces besoins et éviter l’étalement urbain, le gouvernement encourage la construction de bâtiments, notamment sur d’anciens sites industriels, avec 750 millions d’euros prévus dans le cadre de son plan friche 2021-2022. Mais construire sur des sols pollués peut déboucher sur des situations à risque. 





Le collège Assia-Djebar a été édifié sur l’ancienne usine Philips d’Ivry-sur-Seine, rue des Lampes : ça ne s’invente pas. Pourtant, cela fait sept ans qu’il est terminé mais qu’il reste vide. Après analyse du terrain par plusieurs bureaux d’études, les travaux démarrent en 2011. Mais une fois finis, au moment d’ouvrir le collège en 2015, lorsque l’Agence régionale de santé (ARS) vient vérifier la qualité de l’air dans l’établissement, elle découvre des taux très élevés de mercure. "Comment se fait-il qu’avec tous les acteurs autour de la table – les entreprises de travaux publics, l’aménageur, les bureaux d’études, les services de l’État – on en arrive à une telle crise ?", se demande Sabrina Sebaihi, adjointe à la mairie d’Ivry. D’autant que dépolluer le sol, une fois le bâtiment construit, est beaucoup plus complexe et coûteux. "Nous en sommes à un coût de dépollution supplémentaire de 21 millions d’euros pour un collège qui en a coûté presque autant", tempête l’élue Europe-Ecologie Les Verts (EELV) du Val-de-Marne.

Le collège Assia Djebar à Ivry-sur-Seine n’accueille toujours pas d’élèves en raison des pollutions résiduelles de l’usine sur laquelle il est construit. (ANNE-LAURE BARRAL - RADIO FRANCE)

Selon nos informations, l’établissement n’ouvrira toujours pas à la rentrée prochaine. La société mixte responsable du projet, la Sadev 94, a demandé une expertise judiciaire auprès du tribunal de grande instance de Créteil pour déterminer les causes de cette mauvaise dépollution. Cette dernière n’a pas souhaité répondre à nos questions. "J’espère que l’expertise judiciaire nous dira qui est responsable et qui a fait attendre des collégiens pendant sept ans pour qu’ils puissent avoir un nouvel établissement", confie Nicolas Tryzna, vice-président du conseil départemental du Val-de-Marne, en charge des collèges.

Ce département compte d’autres établissements scolaires à problèmes, comme le collège Saint-Exupéry à Vincennes. Après des travaux de réfection en 2017, des émanations de trichloréthylène – un solvant cancérigène – ont été repérées dans l’air de la cantine et des salles de classe. Il a dû fermer du jour au lendemain, ainsi que la crèche attenante. Les élèves ont été relogés dans d’autres établissements. Mais l’histoire la plus dramatique qui a marqué le département est celle de l’école maternelle Franklin-Roosevelt de Vincennes, construite sur une ancienne usine Kodak. Il a fallu attendre l’alerte, sonnée notamment par le toxicologue Henri Pézerat en 1999, sur plusieurs cas de leucémies et de cancers chez des enfants scolarisés là-bas pour rechercher les pollutions industrielles qui se cachaient sous l'ensemble des établissements scolaires français. Selon un bilan établi par le ministère de l’Environnement, sur 1 359 établissements diagnostiqués entre 2007 et 2018, 124 étaient fortement pollués au point de nécessiter des travaux. Et encore, ces diagnostics n’ont pas été faits partout.

Des bases de données incomplètes

Mais si les écoles sont polluées, c’est aussi parfois le cas des maisons présentes aux alentours. "À Revin, dans les Ardennes, on s’est aperçu que la source de pollution se trouvait sous des maisons proches de l’école, explique Benjamin Roqueplan, expert en sites et sols pollués à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise des énergies (Ademe). Nous avons donc fait des aménagements et installé des ventilations pour éviter que les gaz du sol ne remontent des caves jusque dans les étages."

Savoir si l’on vit sur un ancien site industriel ou pollué n’est pas toujours simple. Il existe bien des bases de données qui recensent les anciens sites industriels, comme Casias et Basol pour les sites potentiellement pollués, mais elles sont incomplètes. "On recense 4 153 anciens sites industriels sur la ville de Marseille. Or, quand on regarde la liste des sites avérés pollués, on n’en trouve que 50. Cela paraît très peu", estime Laura Verdier, consultante indépendante en pollution des sols. De nouvelles bases plus précises sont en cours d’élaboration. Mais seuls une vingtaine de départements en disposent pour l’instant. La France a pourtant de nombreux sites pollués à découvrir. "En reconstituant le passé industriel sur deux siècles avec les parcelles cadastrales, et en faisant des enquêtes de terrain où l’on demande aux anciens s’il y a eu des accidents industriels et où ont été envoyés les déchets, on estime qu’il y a au moins 350 000 sites potentiellement pollués", affirme Frédéric Ogé, ancien chercheur au Centre national de recherche scientifique (CNRS) qui a travaillé pendant trente ans sur la question des sites et sols pollués.

Quand un rêve de pavillon vire au cauchemar

Il n’est donc pas toujours évident d’avoir une information claire sur le sujet, notamment lorsqu’on achète une maison. Mélanie Devers, une habitante de Grézieu-la-Varenne (Rhône) en sait quelque chose. En creusant dans son jardin en 2019 pour étendre sa maison, les ouvriers ont découvert une nappe visqueuse. Après des recherches conduites aux archives départementales et 50 000 euros dépensés en expertise judiciaire, la famille Devers découvre qu’elle a acheté une maison sur le site de l’ancienne blanchisserie Dasi et Mercier, dont le propriétaire avait déversé, entre autres, des solvants chimiques sur son terrain. À cause de cela, il avait perdu un procès contre ses voisins dans les années 1980.

Pourtant, lorsqu'elle a acheté sa maison, la famille Devers n’en a jamais rien su. Après cette découverte, des analyses ont été faites dans d’autres logements du quartier. Deux familles ont dû déménager en urgence car des taux effarants de trichloréthylène ont été mesurés à l’intérieur de leur maison. "Il y avait 8 148 microgrammes par m³ d’air dans ma cuisine et plus de 2 000 dans la chambre de ma fille", explique Audrey Marcodini. Or le Haut conseil de la santé publique (HCSP) estime déjà qu’à un taux de 600 microgrammes par m³ d’air, il ne faut pas rester plus de 15 jours dans le logement. Cette habitante du quartier a donc dû quitter son logement en urgence. Selon Luc Ferrari, toxicologue à l’université de Nancy, qui a coordonné le dernier avis du HCSP sur la question, "les risques sanitaires sont des cancers du rein et des effets neurologiques. C’est un cancérogène sans seuil. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de taux en dessous duquel on pourrait dire qu’il ne pose pas de problème". Mais comme on ne peut pas totalement empêcher sa présence dans l’environnement, les autorités sanitaires fixent tout de même des seuils au-delà desquels il faut faire des travaux plus ou moins rapidement.

La nappe visqueuse découverte par une habitante de Grézieu-la-Varenne en creusant dans son jardin. (MD)

Les contentieux de ce type augmentent, notamment depuis qu’on a fait des diagnostics sur les écoles. À Grézieu-la-Varenne, certains habitants ont attaqué leur vendeur et même des notaires au civil, estimant qu’ils ne les avaient pas informés de la présence d’une pollution. En première instance, le vendeur de Mélanie Devers a été condamné à verser plusieurs centaines de milliers d’euros pour dépolluer le terrain, mais il a fait appel et se retourne à son tour contre son vendeur et les notaires. "Je suis aussi le dindon de la farce dans cette affaire", nous a-t-il précisé. Avec plusieurs voisins, la famille Devers a ensuite déposé la première plainte en France pour écocide. Il s’agit d’un nouveau délit créé par la loi climat et résilience pour les atteintes graves à l’environnement qui perdurent dans le temps sur plus de sept ans. "Comme il s’agit d’une pollution qui a commencé au moins dans les années 1980, nous sommes largement dans ce délai", explique son avocate, maître Louise Tschanz. Une information judiciaire a été ouverte et un juge d’instruction doit démarrer ses auditions en juin 2022.

Des habitants laissés pour compte

La loi impose à un industriel, lorsqu’il met fin à son activité, de dépolluer son site pour qu’une autre industrie puisse s’y installer. Mais si on y construit des logements, il faut le dépolluer encore davantage. Sauf qu’au moment de son départ, l’industriel ne le fait pas toujours. On l’a vu lorsque Metaleurop a quitté le site de Noyelles-Godault (Pas-de-Calais) en 2003. Aujourd’hui encore, l’Ademe gère la sécurisation du site et le décapage des sols des riverains. En vingt ans, l’agence est intervenue sur 430 sites dont le propriétaire était défaillant. Elle finance par exemple des travaux de ventilation et reloge aujourd’hui une dizaine de familles pour un budget de 25 millions d’euros par an.

Mais certains habitants, comme Emmanuel Feyeux, à Ternand (Rhône), ne peuvent pas prétendre à cette aide. "Je pensais vivre dans un petit coin de paradis", raconte cet habitant qui a découvert il y a quatre ans l’ampleur d’une pollution laissée par l’ancienne mine près de laquelle sa maison est bâtie. Or son cas dépend du Code minier et non pas du Code de l’environnement. Lui n’est donc pas pris en charge par l’État. "Si une ancienne galerie de mine menace de faire effondrer votre maison, vous pouvez être relogé, mais si elle a laissé de l’arsenic, du plomb ou du cadmium dans votre sol, là, c’est votre problème", explique-t-il. L’association d’ingénieurs de mines Systex a lancé une enquête sur une trentaine d’anciens sites miniers où il y a encore des maisons ou des activités de loisirs.

Le coût du diagnostic de ces sites est estimé à plus de trois milliards d’euros, auxquels il faut ensuite ajouter le coût des travaux. Le chiffre monte très vite. "Une dépollution des sols va coûter quelques dizaines de milliers d’euros pour une petite zone. Une centaine de milliers quand la pollution est située à une dizaine de mètres dans le sol. Et on va atteindre les millions d’euros quand elle touchera les nappes d’eau", explique Laura Verdier, consultante indépendante en sites et sols pollués. Rien que les diagnostics des 80 000 stations-services laissées à l’abandon en France, pour vérifier que leur cuve ne fuie pas, coûteraient extrêmement cher alors qu’il n’y a plus de propriétaires pour payer.

750 millions d’euros pour financer la dépollution

Pour reconvertir d’anciens sites industriels en logements ou en commerces, et éviter l’étalement urbain, le gouvernement a décidé de lancer un plan friche. Ce sont 750 millions d’euros qui ont été distribués pour près de mille projets partout en France. Une quarantaine d’entre eux concernent des logements situés sur d’anciennes usines. Cependant, “dès que l’on entend le mot écoquartier, il faut se méfier”, estime Jean-Pierre Goettmann, expert judiciaire en sites et sols pollués. À Marseille, le projet de reconversion de l’usine Legré Mante en logements et zone commerciale fait débat. Certes, l’aménageur Gingko bénéfice d’une aide de l’État de deux millions d’euros, mais la mairie ne lui a toujours pas accordé le permis de construire et souhaite une tierce expertise sur son projet. Une précaution nécessaire, car les mauvaises surprises peuvent être légion.

L’usine de Legré Mante à Marseille, concernée par le plan friche. (ANNE-LAURE BARRAL / RADIO FRANCE)

Ainsi, à Narbonne (Aude), le quartier des Pléiades est construit sur une ancienne distillerie. On a rassuré Delphine Boularouah quant à la dépollution du site. Elle n’a découvert qu’une fois sur place, en 2021, l’ampleur de la pollution résiduelle de son quartier. "Je suis arrivée la première dans le quartier. Il y avait encore des constructions en cours, raconte-t-elle. J’ai vu les ouvriers remuer des terres très noires. En promenant mon chien, j’ai trouvé des conduites entourées de mazout durci. En voulant planter un arbre dans le jardin, on est tombé sur le béton de l’ancienne usine." Elle a donc fait analyser son sol et selon une experte de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on a trouvé du chrome, du cadmium et du plomb à des taux inquiétants. On lui a expliqué qu’il ne fallait surtout pas faire de jardin potager alors que c’était ce qu’elle souhaitait. La scientifique lui a également précisé qu’il ne fallait pas laisser les enfants jouer dans cette terre alors qu’un projet de crèche devait se faire à côté de son domicile.

La mairie de Narbonne n’a pas souhaité faire de commentaires sur cette affaire. Quant à l’aménageur, il estime qu'il n’est pas déconseillé de faire un jardin potager sur sa parcelle. De son côté, l’ARS n’a pas constaté de non-conformité dans les documents de l’aménageur. Mais le bureau d’étude dont les rapports ont été transmis aux habitants reconnaît n’avoir contrôlé qu’une petite partie du site. Résultat : au moins quatre riverains de ce quartier ont lancé des actions judiciaires. "C’est la première fois que des habitants qui ne se connaissent pas viennent me voir pour des problèmes de pollution similaires sur un même quartier", nous a expliqué le conciliateur judiciaire en charge de ces dossiers.

Malgré la dépollution effectuée par l'aménageur, des taux inquiétants de métaux lourds ont été relévés dans un quartier de Narbonne. (ANNE-LAURE BARRAL / RADIO FRANCE)

Des contrôles défaillants

Cette situation pose la question des contrôles des travaux de dépollution. Avec en ligne de mire : le système des bureaux d’études payés par les promoteurs. Désormais, ce sont eux qui peuvent faire à la fois les analyses de sols, recommander les travaux à faire, et en assurer, au final, le contrôle. "Aujourd’hui, les reconversions de friches passent toutes par des bureaux d’études", explique un inspecteur de l’environnement. Les contrôles passent progressivement au secteur privé car les inspecteurs de l’environnement n’ont plus le temps d'assurer cette mission. Ils ne sont que 1 400 pour superviser près de 500 000 sites en activité. Et depuis l’accident de Lubrizol, le ministère leur a demandé de recentrer leur mission sur les 25 000 usines type Seveso qui présentent les plus gros risques. Par conséquent, les 450 000 "petits sites" soumis à déclaration, comme les entrepôts, élevages bovins ou stations-service, sont contrôlés tous les cinq ans par des bureaux d’études privés payés et mandatés par les industriels. Mais "on observe que seulement 10 à 20% des industriels font vraiment leur contrôle périodique", selon cet inspecteur de l’environnement.

Depuis 2010, de plus en plus de missions publiques ont été confiées au secteur privé "alors qu’il n’a pas de pouvoir de police", relève Laura Verdier, auteure du livre Sols pollués, aux éditions Dunod. De plus, très peu de bureaux d’études ont aujourd’hui la certification qui atteste de leur compétence en la matière. Et cette certification s'achète, ce qui pose problème aux petites structures. En bout de chaîne, les dossiers des bureaux d’études et des aménageurs doivent quand même obtenir un aval des services de l’État, mais si ces derniers ne répondent pas dans les deux mois, leur silence vaut accord. Or, "si nous n’avons pas répondu au bout de deux mois c’est peut-être parce que nous n’avons pas eu le temps d’ouvrir le dossier", confie l'inspecteur de l’environnement.

Le risque est que la dépollution soit faite au rabais pour rentabiliser au maximum les projets immobiliers. C’est ce qui inquiète Vincent Pruvost, adjoint à l’urbanisme à Romainville (Seine-Saint-Denis). Sur un site bénéficiaire du plan friche, il a été surpris par le diagnostic fait par le bureau d’études chargé de l’analyse de la pollution : "L’ingénieur se réjouissait du fait que la nappe phréatique soit polluée parce que cela allait diluer les gaz du sol. Et la personne qui était chargée du contrôle trouvait aussi ça très bien parce que cela voulait dire qu’elle enverrait moins de terre en décharge. Cela allait donc coûter moins cher en dépollution", tempête l’élu. Lui aussi souhaite une expertise indépendante pour vérifier s’il est risqué de reconstruire des logements sur ce terrain. Il faut dire que la commune est marquée par un précédent douloureux avec la reconversion de l’usine Wipelec. Dans ce dossier, la mairie de Romainville a l’intention de porter plainte au pénal contre X pour pollution de l’air et de l’eau, et risques causés à autrui.

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