Biodiversité : quelles menaces pèsent encore sur l'ours polaire ?

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Un ours polaire observe des morses, sur une plage de l'île d'Amsterdam, dans l'archipel du Svalbard (Norvège). (SAMUEL BLANC / BIOSGARDEN / BIOSPHOTO / AFP)
Alors que la communauté internationale célèbre la journée de la conservation de l'ours blanc, la relative bonne santé de l'espèce ne doit pas détourner l'attention de la gravité de la situation de son habitat.

"Ce serait malhonnête de dire que l'ours polaire va mal", reconnaît Christian Kempf, mardi 27 février, à l'occasion de la journée internationale consacrée à l'espèce. Ce géographe et biologiste, qui étudie l'ours blanc depuis plus de 50 ans, a assisté aux premières loges aux efforts de conservation menés pour sauver le prédateur du Grand Nord, autrefois poussé au bord de l'extinction par le commerce de sa fourrure immaculée.

"Depuis 2015, il est classé parmi les espèces vulnérables, mais il n'est pas en danger de disparition", explique l'expert. Mais loin de se réjouir pour l'avenir de ce géant, dont les Inuits disaient "qu'il avait la force de onze hommes et la ruse de douze", il souligne que sa relative bonne santé est compromise par la destruction rapide de son habitat : la banquise. Résilient, puissant et pragmatique, l'ours polaire n'en demeure pas moins le symbole de la vulnérabilité de la biodiversité face aux multiples agressions humaines. Franceinfo revient sur les menaces qui continuent à peser sur lui.

La chasse non traditionnelle

L'ours blanc a déjà échappé de peu à l'extinction. En 1973, en pleine Guerre froide, un effort inédit de pays pourtant rivaux lui a sauvé la mise, explique Christian Kempf. "L'accord sur la conservation des ours blancs, signé par le Canada, le Danemark, la Norvège, la Russie et les Etats-Unis, est le seul traité environnemental signé entre les pays du pacte de Varsovie [l'alliance militaire qui liait les pays d'Europe de l'Est avec l'URSS] et ceux de l'Otan", relève-t-il.

En mettant en place des quotas de chasse, les pays qui abritent l'espèce arrivent alors à reconstituer une vingtaine de populations réparties sur le Grand Nord, fortes de 19 000 à 22 000 individus au total. "Une stabilisation, mais pas une progression !", souligne Christian Kempf, qui assure que la chasse reste une entrave au développement de l'espèce.

"Le braconnage existe toujours en Russie", souligne l'expert, pointant l'immensité du territoire comme principal obstacle à tout contrôle rigoureux. Aux Etats-Unis et au Canada, les quotas sont respectés, mais les autorités sont parfois peu regardantes avec la chasse non traditionnelle. "Pour les Inuits, la chasse à l'ours est une pratique ancestrale, qui fait partie du mode de vie et de la tradition et doit, à ce titre, être protégée".

"Hélas, il existe un tourisme lié à la chasse à l'ours polaire, avec des personnes qui se rapprochent des communautés locales pour profiter de leurs quotas."

Christian Kempf, biologiste et spécialiste de l'ours polaire

à franceinfo

Or, contrairement aux peuples du Grand Nord, qui exploitent la peau, les dents, les os et parfois jusqu'à la viande de l'animal, l'activité de chasse non traditionnelle entretient des pratiques "non soutenables", selon le spécialiste. Le commerce illicite n'épargne en outre pas l'espèce : au même titre que les cornes de rhinocéros ou les défenses d'éléphants, les peaux d'ours font l'objet d'un important trafic.

L'extension des activités humaines sur son territoire

A contre-courant de l'idée selon laquelle l'ours viendrait de plus en plus chasser sur des terres occupées par l'humain, Christian Kempf relève que ce sont au contraire les activités humaines qui s'installent de plus en plus en terre des ours. Dans le hameau de Taloyoak, dans la péninsule canadienne d'Aviqtuuq, les Inuits ont ainsi connu l'implantation d'une activité minière et commerciale.

Interrogé par le WWF dans l'édition du mois de mars de sa revue The Circle (document PDF), consacrée à l'Arctique, un responsable local expliquait comment, en 1972, les anciens de la communauté s'étaient opposés à la construction d'un pipeline. Plus de 50 ans plus tard, une zone protégée administrée par les Inuits a été créée pour "préserver la zone de l'exploration minière et gazière" et développer une activité économique durable pour la communauté, expliquait son responsable, Jimmy Ullikatalik.

"Les Etats-Unis et le Canada continuent à permettre largement l'exploitation des terres rares dans l'Arctique", déplore Christian Kempf. C'est aussi dans cette zone que se trouveraient 29% des réserves de gaz et 13% des réserves mondiales de pétrole encore non exploitées, estimait en 2008 l'Institut d'études géologiques des Etats-Unis. De quoi provoquer des convoitises.

Par ailleurs les ambitions chinoises de développer la route commerciale du nord (une voie navigable qui relie l'Atlantique Nord à l'océan Pacifique en longeant les côtes de la Russie), le développement des croisières dans l'Arctique ou encore l'afflux des méthaniers russes dans ces eaux glaciales menacent toujours plus cet écosystème fragile, maison de l'ours polaire et des hommes qui en dépendent. "On pense bien sûr au risque de marée noire, même si la zone est trop vaste pour qu'un tel évènement mette en péril toute l'espèce", cite Christian Kempf. "Mais les conséquences les plus graves de ces activités s'observent dans les émissions de gaz à effet de serre", issue de l'utilisation des énergies fossiles. Elles sont la principale cause du réchauffement climatique, et donc de la fonte de cette glace de mer. 

Le réchauffement climatique, qui le contraint à s'adapter toujours plus vite

La disparation presque totale de la banquise en été vers 2030-2050 devrait s'accompagner d'une baisse des populations d'ours polaire à cet horizon, selon une étude publiée en 2020 dans la revue Nature, qui se penche sur cette menace d'ici à la fin du siècle. "Nous perdons 90 000 km2 de banquise tous les ans, alerte Christian Kempf. Cette raréfaction est très grave, car même si les ours s'adaptent aux conditions les plus rudes, le climat polaire se réchauffe beaucoup plus vite dans cette région que chez nous." En 50 ans, l'archipel norvégien du Svalbard a connu une hausse moyenne de ses températures de 5°C (contre un peu moins de 2°C pour la France). "On sait que l'ours peut s'adapter, mais peut-il s'adapter à ce rythme ?", s'interroge le spécialiste. 

"S'adapter, ce n'est pas juste se déplacer, c'est aussi adopter de nouvelles techniques de chasse et les transmettre aux oursons, sans quoi ceux-ci sont voués à une mort certaine."

Christian Kempf, biologiste et spécialiste de l'ours polaire

à franceinfo

Capables de marcher plusieurs milliers de kilomètres, les ours polaires peuvent aussi nager de longues distances, comme au Svalbard, où les îles de l'archipel ne sont désormais plus connectées par la glace. Ils doivent aussi leur résistance à leur capacité à jeûner pendant plusieurs mois, ainsi qu'à leur opportunisme, poursuit Christian Kempf. "Ils sont aussi des charognards, attirés par les carcasses laissées par les humains, notamment dans les communautés qui pratiquent la chasse à la baleine traditionnelle", illustre-t-il. Les individus "de plus nombreux autour du village [de Whale Cove] depuis 15 à 20 ans, sont généralement en bonne santé et n'ont pas l'air affamés", confirmait dans la revue The Circle un chasseur aguerri de la baie d'Hudson, dans le Grand Nord canadien. "En revanche, ils craignent moins les hommes".

La quête de nourriture ayant conduit l'animal à converger vers les habitations, cette communauté de pêcheurs a dû mettre au point un système de rondes, menées par deux agents locaux, chargés de surveiller les environs. Au Canada, l'administration locale a même mis au point des formations pour renforcer les patrouilles, tandis que des opérations de mise à l'abri des décharges à ciel ouvert ont permis de sécuriser d'autres localités du Grand Nord. Quant au régime de l'ours, il évolue, au gré des proies qu'il trouve sur son chemin. Dans la baie d'Hudson, des scientifiques américains étudient de près l'espèce, afin de savoir si l'augmentation de la part des denrées "terrestres" dans son alimentation (comme des baies ou des carcasses de caribous) agit sur sa capacité à emmagasiner l'énergie nécessaire à son mode de vie. 

La pollution venue du bout du monde

Ne pas se fier aux étendues de neiges immaculées : l'Arctique est pollué. Micropolluants transportés dans l'air et dans l'eau, via de puissants courants marins, pollution aux métaux lourds (plomb, mercure…), présence de polluants éternels PFAS, résidus de pesticides… "Ces substances sont ingérées par les poissons, les phoques se nourrissent de ces poissons et les ours blancs chassent ces phoques… Parce qu'il est au sommet de la chaîne alimentaire, l'ours blanc est exposé à tout cela", poursuit l'expert. D'ailleurs, "en Norvège, des études ont révélé qu'il y a par endroits plus de microplastiques que de plancton." Résultat de ce régime toxique : 11 % des ours du Svalbard et 8% de ceux du Canada sont stériles. 

En juillet, une étude du Lancet Planetary Health a montré que les Inuits d'Ittoqqortoormiit (Groenland) "qui ont l'habitude de consommer de la viande de phoque et d'ours polaire" avaient dans le sang un taux alarmant de PFAS, susceptible de générer des problèmes immunitaires. Pour les communautés locales, la protection de l'ours polaire s'inscrit dans une logique de protection de l'environnement, mais aussi de santé publique.

"Si nous protégeons les eaux, l'omble chevalier pourra se nourrir de plancton sain, ce qui signifie que les phoques se nourriront d'un poisson sain, l'ours blanc d'un phoque sain, etc", expliquait le responsable inuit Jimmy Ullikatalik. " C'est important, car c'est de lui que dépend une bonne partie de notre nourriture." Et si l'ours possède vraiment la force de onze hommes et la ruse de douze, sa mise en danger ne présage rien de bon pour les habitants de ces territoires.

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