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Françoise Robin: «il y a une sorte de désespoir riant au Tibet»
Le chef spirituel des Tibétains, le dalaï-lama, est en visite à Paris et Strasbourg du 12 au 18 septembre 2016. Aucune rencontre officielle avec des responsables gouvernementaux n'est prévue. La Chine voit d'un très mauvais œil ces déplacements. Françoise Robin, professeure de langue et de littérature tibétaine à l'Inalco, revient sur la situation au Tibet.
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Quelle est la situation au Tibet?
D’un point de vue économique, la Chine ayant une très forte croissance, le Tibet en bénéficie. Elle injecte des milliards de yuans au Tibet pour le développement. Si l'on s'en tient donc à l'aspect économique, c'est assez positif. Mais on peut se poser des questions sur l'environnement. Comme le reste de la Chine, le Tibet n'est pas épargné. Le nœud du problème, plus largement, c'est de savoir quel type de développement est privilégié et qui décide.
Il ne faut pas oublier que le Tibet représente un quart du territoire chinois. Il est découpé en plusieurs zones. Ce que les Chinois appellent le «Tibet» représente en réalité moins de la moitié de la population et des territoires traditionnels tibétains.
Mais c’est un territoire très vaste et à très faible densité, puisque les Tibétains sont 6 millions. Quand vous êtes Tibétain en Chine, vous êtes considéré comme appartenant à une «minorité nationale», même si vous êtes majoritaire, souvent (pas toujours, et maintenant presque jamais dans les villes, semble-t-il), sur votre sol.
Vous êtes également une minorité nationale dans un pays gouverné par un parti unique, très autoritaire – le Parti Communiste Chinois (PCC) –, composé presque exclusivement d’une autre ethnie (les Hans, NDLR), et peu de Tibétains arrivent à s’imposer dans les très hautes sphères de ce parti.
Les grandes décisions sont prises souvent à Pékin. Il y a bien des autorités locales, mais au final, ces organes n’ont souvent que des rôles consultatifs et c’est le PCC, local ou central, qui va décider et l'emporter. A la tête du parti, il n’y a jamais de Tibétains à des niveaux stratégiques.
Par exemple, le nouveau secrétaire du parti en Région autonome du Tibet (RAT), l'homme tout puissant dans la région, est un Chinois (Wu Yingjie, NDLR). Cela a toujours été le cas, depuis l’imposition du contrôle direct chinois sur la RAT en 1959 : il n’y a jamais eu un seul Tibétain au poste le plus élevé.
Pourtant, selon que vous ayez un Chinois ethnique ou un Tibétain ethnique à la tête des différents organes du parti, les décisions concernant la culture, la religion, les politiques linguistiques dans les écoles pourraient beaucoup varier. Par exemple, pour les questions de réincarnation, qui sont très importantes pour les Tibétains, c'est le PCC qui doit donner son aval.
C’est pour le moins paradoxal pour un parti communiste. Egalement, depuis 2013, les passeports sont donnés au compte-gouttes aux Tibétains de la RAT alors que presque tous les Chinois Hans obtiennent sans difficulté leur document.
Mais les citoyens chinois vont dire que les Tibétains ont un traitement enviable et qu’ils sont favorisés. Les Tibétains, comme les autres «minorités» ethniques, n’ont pas été soumis à la politique de l’enfant unique (les Chinois non plus depuis le 1er janvier 2016, NDLR). On peut néanmoins l’expliquer facilement : le Tibet est un territoire très vaste, donc les familles nombreuses ne posent pas de problème de surpopulation.
De même, les citoyens chinois pensent que les Tibétains, comme les autres «minorités» nationales, sont favorisés grâce aux discriminations positives. Un discours très paternaliste est véhiculé par la télévision qui insiste toujours sur les actions de développement économiques dans les zones les plus pauvres de la Chine, où justement vivent des «minorités».
Human Rights Watch a montré en 2016 qu’un quart du revenu de la Région autonome du Tibet, de 2011 à 2013, avait été dépensé pour mettre en place un système très onéreux de surveillance serrée dans chaque village, avec envoi de personnel, construction d’infrastructures, mise en place de réunions et de spectacles pour éduquer les masses.
Cette campagne, prévue pour s’arrêter en 2013, a été prolongée en 2014 et 2015 et semble ne pas devoir se terminer. Son but est que «chaque village devienne une forteresse et chaque villageois devienne un garde» pour lutter contre le séparatisme.
D’autre part, en Chine, il y a énormément de sélection pour entrer à l’université, qui se fait sur concours. La pression est d’autant plus forte avec l’enfant unique. Mais les Tibétains et les nationalités minoritaires ont droit à des points supplémentaires d’office à leurs résultats de concours. Donc, vu du côté chinois, ils ont des points en plus et c'est beaucoup leur donner.
Mais quand un enfant n'est pas de langue chinoise maternelle, il part avec un handicap que mesurent mal les citoyens chinois. Et proportionnellement, il y a moins de Tibétains dans ces établissements que de Chinois.
Beaucoup d’exemples peuvent être cités. Des maisons sont données aux Tibétains ou payées en partie. C'est forcément utile et bénéfique, surtout connaissant les températures l’hiver au Tibet. Mais, souvent, les maisons sont mal construites, avec des matériaux médiocres et elles se détériorent vite. Le cadeau peut devenir un fardeau d’entretien.
Les Tibétains ont une très haute idée de leur civilisation, et les Chinois aussi. Il y a un clash de civilisation, les deux pensent être dans leur bon droit. Mais la force et le pouvoir étant entre les mains des autorités chinoises, tout refus d’un Tibétain est interprété à la lecture d'une grille politique.
Vous êtes systématiquement considéré comme nationaliste et accusé de ne pas jouer le jeu de l'unité nationale si vous n’êtes pas d’accord. Tout est mésinterprété. Les Tibétains n'ont pas beaucoup de manières de dire non. Quand on est Han en Chine, c'est parfois compliqué de dire non. Mais vous n’êtes jamais accusé de séparatisme.
Y a-t-il une évolution de la présence chinoise au Tibet?
Oui, la principale, c’est l’évolution économique. Le gouvernement chinois fait le pari que les Tibétains vont d’autant mieux s’assimiler en Chine qu’ils sont bénéficiaires d’une forte croissance.
Mais depuis 2008, une année charnière pour les Tibétains, la surveillance s’est accrue. Beaucoup de Tibétains disent que ça va mieux économiquement mais moins bien en terme de libertés. Il n'y a pas de presse d'opposition en Chine, encore moins au Tibet. Les conversations se font par chuchotement. Il y a un degré d'autocensure très élevé, même dans les monastères. C'était déjà comme cela dans les grandes villes, maintenant ça l’est aussi dans les villages. J'ai aussi entendu dire que les gens boivent beaucoup. Il y a une sorte de désespoir riant car les Tibétains aiment rirent et plaisanter en toute occasion.
Avant de rentrer dans le centre-ville de Lhassa (capitale du Tibet, NDLR) – équivalent à la surface du 5e arrondissement de Paris –, il y a des portiques pour voir si vous ne portez pas d'arme et surtout si vous ne transportez pas de produits inflammables, pour éviter les immolations. Pourtant, il n’y en a eu que deux dans la ville sur les 140 recensées. C'est une ville sur-sécurisée.
A Lhassa, beaucoup de gens restent chez eux, par peur de parler et d’interagir en public. Des gens sont persuadés qu'il y a des appareils optiques pour les espionner dans leurs téléviseurs, c’est peu probable mais il est vrai que toutes les rues de la ville sont surveillées par des caméras de sécurité. Cela rappelle 1984 de George Orwell (qui est d’ailleurs traduit en tibétain et vendu officiellement, ce qui est quand même paradoxal).
Mais tout n’est pas noir. La vie culturelle est très dynamique. Il y a beaucoup de cinéastes, d'entrepreneurs. Surtout depuis 2008 et le regain de l'identité tibétaine. Par exemple, les vêtements traditionnels sont revisités et le sentiment collectif est très fort. Des gens ont des possibilités grâce au monde des affaires. Ce n'est pas découragé par le pouvoir chinois tant que l’activité reste économique. Mais lorsqu’il y a un discours identitaire c'est plus compliqué.
De plus, beaucoup de Chinois s'intéressent au bouddhisme tibétain, surtout ceux relativement aisés (le christianisme suscite aussi un fort intérêt). Ils y trouvent une rigueur, ils pensent que ce bouddhisme est plus pur que le bouddhisme chinois. Cela pourrait leur donner une meilleure connaissance des Tibétains, que les Chinois connaissent finalement peu.
Les disciples chinois font parfois des dons d'argent extraordinaires aux monastères tibétains. Ils y financent même des écoles. Cet engouement pour le bouddhisme tibétain parmi les franges souvent privilégiées de la population chinoise a donc des effets positifs. Toutefois, quand les monastères commencent à concentrer trop d’argent ou de pouvoir, les autorités peuvent mettre des entraves. Ainsi, en juillet 2016, le plus grand centre religieux du Tibet, Larung Gar, a été partiellement vidé et détruit, sous des prétextes d’hygiène. Cela est peut-être partiellement exact, mais on soupçonne aussi, bien sûr, que la puissance de ce centre effrayait les autorités chinoises, et cela, même si de nombreux Chinois intéressés par le bouddhisme tibétain y résidaient.
De même pour les ONG qui sont un secteur très compliqué en Chine. Il faut qu'elles soient attachées à un organisme d'Etat. Mais certaines sino-tibétaines ont été créées, notamment dans le domaine de l'environnement et c’est un des rares secteurs où Tibétains et Chinois travaillent volontairement main dans la main et apprennent à se découvrir.
Pourquoi la Chine tient-elle tant au Tibet?
Le Tibet est d’abord vu comme une prolongation du territoire chinois. Cela remonte à longtemps. Lors de la dernière dynastie, mandchoue, le Tibet était sous administration nominale de l’empereur. La République populaire de Chine (créée en 1949) se sent héritière de cet empire, mais elle l’administre de manière beaucoup plus serrée et intransigeante.
Sinon, il y a aussi les raisons de territoires, car c'est une zone immense. Mao a rapidement parlé aussi des minerais (il n’y avait pas d'extraction à l'époque, mais ils savaient évidemment que c’était riche). Le gouvernement n’envisage donc pas de céder un quart de son territoire.
6 millions de Tibétains résident au Tibet et 150.000 à l'extérieur. Seuls les Tibétains de l’exil votent pour le gouvernement en exil (à Dharamsala, dans le nord de l’Inde, NDLR). Cela ne veut pas dire qu’il est illégitime. Les Tibétains du Tibet ne peuvent bien sûr pas voter pour les élections du gouvernement en exil et la simple mention publique de l’existence de «gouvernement en exil» peut entraîner des problèmes.
Les élus au pouvoir actuellement en exil sont dans la lignée du Dalaï-Lama, c’est-à-dire qu’ils veulent l'autonomie réelle. Mais les tensions existent entre la voix du gouvernement tibétain en exil qui prône donc le dialogue avec la République populaire de Chine et ne demande pas l’indépendance, et une part importante de citoyens Tibétains en exil, qui seraient pour l'indépendance.
Mais stratégie ou pas stratégie, ils n'en ont de toutes les façons pas les moyens. Tout est entre les mains de la Chine.
Pour la Chine, le problème tibétain vient de l'extérieur. Selon le PCC, ce sont les exilés, poussés par les pays occidentaux qui créent le problème tibétain, dans le but d’entraver le développement de la Chine. Le PCC estime avoir «libéré» les Tibétains d’un système théocratique et féodal et pensent que le développement économique va éteindre ces tensions. Mais ce n’est vrai qu’en partie.
Pour conclure, la question est maintenant de savoir ce que sera l’avenir au Tibet quand le dalaï-lama va mourir, sachant que le PCC a déclaré que les réincarnations des grands lamas devraient être approuvées par lui et que les Tibétains s’accrochent à l’espoir d’une résolution du problème tibétain de son vivant, grâce à lui.
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