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De l’influence de la révolution sur la santé mentale des Tunisiens

Depuis le changement de régime, le nombre de consultations en psychiatrie a augmenté de manière importante en Tunisie. La faute à une période tourmentée. Et, paradoxalement, à la libération de la parole dans une société moins policée.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 4 min
Dans un hôpital à Tataouine dans le sud-est de la Tunisie (22-4-2011) (AFP - Mohamed Haddad)
De notre envoyé spécial en Tunisie, Laurent Ribadeau Dumas

«La période actuelle est anxiogène. On a du mal à maîtriser un quotidien devenu difficile en raison de l’insécurité et de la cherté de la vie. Alors que l’être humain a besoin de stabilité, il doit s’adapter à de nouveaux repères, de nouvelles normes, ce qui exige beaucoup d’efforts»
, constate Ahlem Belhaj, chef du service de pédopsychiatre à l’hôpital Razi à la Manouba, près de Tunis, et présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates. «De fait, nous connaissons un très grand bouleversement. Tout est à refaire», confirme sa consœur, Anissa Bouasker, psychiatre hospitalo-universitaire au service des consultations et des urgences externes du même établissement, le seul du genre en Tunisie : il  couvre tout le nord du pays (les autres services spécialisés sont intégrés dans des hôpitaux généraux).
 
Les données chiffrées confirment le mal-être des âmes. Entre 2011 et 2012, le nombre de consultations à Razi pour des troubles liés au stress, des dépressions et des traumatismes suite à des actes d’agressions, a explosé de25 % : il est ainsi passé de 120.000 à 150.000. Les psychiatres voient aussi arriver des personnes torturées sous la dictature Ben Ali, qui présentent des symptômes post-traumatiques. Par ailleurs, disent les professionnels sans citer de chiffres précis, le nombre de suicides, ainsi que celui de la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs, est en hausse depuis la révolution du 14 janvier 2011.
 
Les moyens ne suivent pas forcément pour faire à cette vague de mal-être : on compte ainsi en Tunisie quelque 220 psychiatres (dont une petite centaine dans le secteur public, le reste évoluant en libéral) pour une population de 11 millions d’habitants.
 
La dépression, un tabou sous Ben Ali
Ce sont les femmes qui sont les plus touchées par les difficultés psychologiques. En raison du stress lié à la montée du fondamentalisme musulman ? «Ce sont d’abord elles qui font face aux difficultés financières dans les familles, qui s’inquiètent pour les enfants», observe le Dr Anissa Bouasker.

afpfr, 10-2-2013
 
Pour autant, le public réagit aussi psychologiquement aux évènements politiques. Selon le site de la radio Express FM, on a ainsi constaté, après l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, une «augmentation du nombre de consultations» à l’hôpital Razi.

Souvent, les personnes qui consultent ne dorment plus. Elles sont conscientes de leur agressivité, qu’elles expriment parfois par la violence. Elles veulent donc parler de leurs difficultés à un médecin. «Depuis le renversement de la dictature, les gens viennent plus facilement. Ils ont moins peur et les langues se délient», précise Anissa Bouasker.

«Il faut voir que sous Ben Ali, il était tabou de parler de dépression. Il était également interdit de mener des études sur la toxicomanie», poursuit la psychiatre. «Pourtant, à cette époque, on voyait beaucoup de policiers dans les services psychiatriques. Ils craquaient car ils étaient constamment sous pression. On avait besoin d’eux en permanence : quand Ben Ali se rendait à Hammamet, par exemple, il fallait un membre des forces de l’ordre tous les deux mètres !  Ils n’avaient jamais de congés et aucun recours pour faire valoir leurs droits..»

Aujourd’hui, le tabou est donc tombé. La répression a disparu. Et la parole s’est libérée. «On assiste à une catharsis générale. Mais dans le même temps, tous les repères ont vacillé. A tel point qu’à l’hôpital, les malades me disent parfois qu’il y a plus de fous à l’extérieur !», explique Anissa Bouasker.

Un policier en faction sur la toit de la mosquée Okba Ibn Nafaa à Kairouan (centre de la Tunisie) le 19-5-2013. (AFP - Fethi Belaid)

Exemple de repère moins visible qu’avant : la police, qui s’est faite plus discrète. Et dont les citoyens se sont mis à avoir moins peur.
 
«Je ne mets plus les pieds à la mosquée»
La crainte de l’autorité ayant tendance à disparaître, les actes d’incivilité se sont multipliés dans la société tunisienne. Mme Bouasker voit ainsi arriver dans son service «de nombreux enseignants épuisés par des jeunes qui se rebellent et des parents parfois agressifs dans les actes». Autre profession particulièrement concernée par le phénomène: les chauffeurs de bus harcelés par des usagers qui ne veulent plus payer. «Sous la dictature, quand ils étaient contrôlés, ils étaient sanctionnés». Ce n’est plus forcément le cas aujourd’hui.
 
D’une manière générale, la société est donc moins surveillée et encadrée. Ainsi, dans les prisons, les toxicomanes ont moins leur place. En manque, ils viennent parfois chercher à l’hôpital Razi des produits de substitution aux stupéfiants et agressent le personnel. A deux reprises, Anissa Bouasker a dû délivrer des médicaments sous la menace d’être balafrée…
 
Heureusement, dans cette période anxiogène, certaines réactions prêtent parfois à sourire. Telle l’histoire de ce malade dont s’occupe le Dr Bouasker. A la mosquée, un religieux avait expliqué devant lui que «pour résoudre le problème du chômage, il fallait ramener les femmes à la maison».... «Très bien», lui dit alors son médecin, faussement sérieux, «la prochaine fois, vous ne me verrez plus car il faut que je reste chez moi ! Un homme va me remplacer». «Ah non, Docteur, pour vous, c’est différent !», lui rétorque le patient. La fois suivante, ce dernier, qui entre temps a dû réfléchir, lui déclare : «Docteur, c’est décidé, je ne mets plus les pieds à la mosquée! Je veux vous garder comme médecin»… 

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