1881, la "gifle" de Tunis : retour sur un épisode qui a durablement marqué les relations franco-italiennes
"Si aujourd’hui il y a des gens qui (migrent), c’est parce que certains pays européens, la France en tête, n’ont jamais cessé de coloniser des dizaines de pays africains..." La charge contre la France du ministre italien Di Maio est un énième rebondissement de ce que l'histoire Italienne a retenu comme la "gifle de Tunis" au XIXe siècle.
Un soufflet vécu à la hauteur de la déception de la nation italienne face à la prise de contrôle de la Tunisie par Paris en 1881 (traité du Bardo). Un territoire que Rome se sentait pourtant parfaitement légitime à revendiquer. L'expression de ce ressentiment vis-à-vis de la France coloniale ressort régulièrement dans la presse italienne, récemment encore, lors de l'intervention française en Libye.
"La gifle de Tunis (en italien, la "schiaffo di Tunisi") est restée une blessure qui a eu du mal à guérir", pouvait-on lire en juillet 2017 dans le Corriere della Serra : "Il existe un précédent dans les difficultés entre le président Macron et l'Italie. Ce n'est pas l'intervention en Libye de 2011, décidée par Nicolas Sarkozy sans même faire un appel aux dirigeants italiens, mais un autre épisode, qui rappelle la complexité de l'histoire de l'amitié italo-française. Le 3 mai 1881, le gouvernement de Jules Ferry envoya un contingent de 2000 hommes à Bizerte, en Tunisie. Ce pays de l'Afrique du Nord qui, en fait, était considéré comme 'italien' en raison de l'importance de la présence de travailleurs et des capitaux italiens (dans les vignobles, la pêche et les mines), est soudainement devenu français."
Le tout nouveau royaume italien n'a alors guère apprécié cette mainmise de Paris sur une Tunisie qui, tant historiquement que géographiquement, était bien plus liée aux Italiens. Alors, quand les Français s'en emparent, Rome s'estime flouée... et découvre sa faiblesse politique sur la scène internationale. D'où l'expression de "gifle" qui est restée dans l'histoire de la péninsule... et qui refait surface en ces temps de résurgence du nationalisme.
Garibaldi habite Tunis en 1835
En 1881, l'Italie unifiée n'a même pas 20 ans, et moins encore si on considère que Rome, sa capitale, n'est devenue italienne qu'en 1870. Pour autant, le nouvel Etat affiche déjà des ambitions coloniales, à l'instar des autres nations européennes. "Dans l'inévitable mouvement qui pousse l'Europe à civiliser les régions africaines, de même que le Maroc échoit à la péninsule ibérique et l'Algérie à la France, de même Tunis, clé de la Méditerranée centrale reliée au système sardo-sicilien, échoit à l'Italie", affirme Giuseppe Mazzini, l'un des personnages clés de l'unité italienne. Ces paroles traduisent les ambitions africaines de l'Italie. En 1868, le pays se voit reconnaître par Tunis l'autonomie juridique de ses citoyens. En clair, ces derniers ne dépendent pas de la justice du bey, mais de celle des tribunaux italiens.
Sur place, les investissements italiens se multiplient. Ils obtiennent même la gestion du train de La Goulette (port de Tunis). En 1871, l'Italie menace d'envoyer une escadre outre-Méditerranée à la suite d'un incident. Il faut alors une pression de Londres et de Paris pour calmer les ardeurs italiennes. Les ambitions du royaume de Victor-Emmanuel II sur un territoire situé à quelque 70 km des côtes italiennes les plus proches s'appuient sur une forte et historique présence. Sans remonter aux guerres puniques, les échanges entre les deux parties sont anciens et des populations venues de la péninsule (Génois, Livournais...) se sont installées depuis longtemps de l'autre côté du Canal de Sicile. Cette présence se traduit dans les chiffres démographiques du protectorat constitué par les Français en 1881.
En 1888, le nombre d'Italiens y est estimé à 100 000 personnes contre 700 Français, selon un texte rédigé en 1937. D'autres chiffres font état d'une population italienne qui rassemble 66% des Européens en 1901. L'importance de cette communauté, qui a connu une importante immigration sicilienne, est reconnue par les autorités françaises dès 1896, confirmant une liberté de commerce entre la Tunisie et l’Italie, pleine et entière. La présence italienne est notamment symbolisée par le fait que le leader de l'unité italienne, Garibaldi, a habité à Tunis en 1835 pour fuir les autorités romaines. Elle se retrouve aussi dans des noms de lieux. "A Tunis, il suffit de se promener dans l’ancienne Petite Sicile, sur le flanc oriental de l’avenue de Carthage pour prendre la mesure de cette mémoire", raconte le journaliste Frédéric Bobin dans Le Monde. Le cinéma a, lui, retenu l'image de Claudia Cardinale, "la plus belle Italienne de Tunisie".
"Moi, je viens de là où le soleil réchauffe les cœurs et les corps, là où la douceur de vivre n'a d'égal que la perfection des paysages et la chaleur des sourires. Claudia Cardinale n'existait pas encore. J'étais Claude, et j'étais née Tunisienne. J'ai sauté dans le train. Celui de Tunis, qui m'amenait de la Goulette à Carthage", raconte l'actrice dans son autobiographie (Ma Tunisie).
Le colonialisme italien se rabat sur d'autres terres en Afrique
N'ayant pu mettre la main sur la Tunisie (ce qui provoque la démission du Premier ministre Cairoli et pousse Rome dans la triple alliance avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie), l'Italie vise d'autres terres. Après l'échec de la conquête de l'Ethiopie (désastre d'Adoua en 1896), elle s'empare de la Somalie dans les années 1889-1890. En 1911, Tripolitaine et Cyrénaïque (Libye) tombent dans son escarcelle au détriment de l'Empire ottoman au terme d'une courte guerre italo-turque. Suite à cette conquête, Rome signe un traité avec Paris, qui valide les possessions des deux pays et les frontières en Afrique du Nord... jusqu'aux ambitions impériales de Mussolini qui voulait faire de la Méditerranée un lac italien...
La "gifle de Tunis" est ancrée dans la mémoire italienne... Elle a été réveillée par les polémiques récentes sur la Libye, quand le président Macron s'est voulu acteur solitaire sur ce dossier. Le secrétaire d'Etat français aux Affaires étrangères, Jean-Baptiste Lemoyne, s'est d'ailleurs servi de l'histoire coloniale italienne pour répondre à M. Di Maio: "L'Italie a un petit passé colonial du côté de la Somalie et de l'Erythrée" d'où partent des migrants.
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