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1925: «Chez les fous. Réflexions»

Albert Londres entreprend une enquête sur les asiles psychiatriques en 1925. Son travail sur les conditions de vie des malades mentaux fera date. Le journaliste deviendra le porte-voix des 80.000 aliénés enfermés dans des mouroirs sans hygiène.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Albert Londres a dénoncé les conditions de vie des malades mentaux en France dans les années 20.

«La façon dont notre société traite les citoyens dits aliénés date de l’âge des diligences. Regarder vivre nos fous n’est pas plus ahurissant que ne le serait de nos jours le départ de deux voyageurs, en poste pour Rome.
La loi de 38 n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société.
C’est une loi de débarras.

Ce monsieur est-il encore digne de demeurer parmi les vivants ou doit-il être rejeté chez les morts ?
Dans une portée de petits chats, on choisit le plus joli et on noie les autres…

Les Spartiates saisissaient les enfants mal faits et les précipitaient du haut d’un rocher.
C’est quelque chose dans ce genre que nous faisons avec nos fous .
Peut-être même est-ce un peu plus raffiné. On leur ôte la vie sans leur donner la mort.
On devrait les aider à sortir de leur malheur, on les punit d’y être tombés.
Cela sans méchanceté, mais par commodité.

Les fous sont livrés à eux-mêmes.
On les garde, on ne les soigne pas.
Quand ils guérissent, c’est que le hasard les a pris en amitié.

La médecine mentale n’a pas de frontière fixe.
On enferme ceux qui gênent leur entourage. Si l’entourage est conciliant, de plus fous demeurent en liberté.

Un médecin n’a qu’une conscience, en revanche on lui donne cinq cents malades.
Les bouviers mènent bien jusqu’à cent bœufs !

La folie est semblable à ces chapeaux de prestidigitateurs, qui ont l’air d’être vides et d’où l’artiste extrait sans effort cent mètres de ruban, une valise, un bocal de poissons rouges, deux poules de Houdan et la tour Eiffel, grandeur naturelle !
À quel moment un aliéné cesse-t-il d’être aliéné ? Là, nous entrons dans un brouillard de poix. Deux psychiatres se disputant un malade prouveront chacun avec évidence, l’un que le malade est sain, l’autre que le malade est fou. C’est un pic de la science encore mal exploré. Comme le sommet de l’Himalaya, on sait qu’il existe, personne n’y est encore allé.

Des internements qui, au début, sont légitimes cessent de l’être par suite de l’évolution de la maladie.
Comment savoir qu’un fou n’est plus fou puisqu’on ne le soigne pas ?
Dans un asile, un malchanceux est resté quatorze années en cellule ! Oubli ? Entêtement ? Erreur ? Le docteur qui l’en a fait sortir ne le sait pas. L’homme demande justice. Il est toujours enfermé, mais libre, dans le jardin. Je lui ai expliqué que ce qu’on lui avait fait était légal.

Les fous mangent une nourriture de baquets.
Les trois quarts des asiles sont préhistoriques, les infirmiers sont d’une rusticité alarmante, le passage à tabac est quotidien.
Les asiles ont des crédits d’avant-guerre. On ne va tout de même pas faire de frais pour les loufoques ? Seuls, les asiles de Paris (Seine et Seine-et-Oise) ont de quoi aller au marché.
Les autres touchent 9 fr, 7 fr, 4,65 fr par tête de fou.

Camisoles, ceintures de force, cordes coûtant moins cher que des baignoires, on ligote au lieu de baigner.
Lorsque la guérison s’affirme, on laisse le convalescent avec les fous. C’est à peu près sauver un noyé de l’asphyxie, mais le maintenir le corps dans l’eau jusqu’à ce qu’il soit complètement sec !

Le régime des asiles est condamné.
Un fou ne doit pas être brimé, mais soigné. De plus, l’asile doit être l’étape dernière. Aujourd’hui, c’est l’étape première.
Il ne faut interner que les incurables.
Les autres relèvent de l’hôpital.

Sur quatre-vingt mille internés, cinquante mille pourraient être libres sans danger pour eux ni pour la société.
On les a mis là parce qu’il n’y avait pas d’autre endroit et que c’était l’habitude.
On n’a pas cherché à les guérir, mais à les boucler.

L’heure est peut-être venue de nous montrer moins primitifs.
Un homme a tenté cette révolution, le docteur Toulouse.
Depuis son avènement, le citoyen a droit aux troubles du cerveau tout comme aux rages de dents. D’ordinaire, on dit à ce citoyen : «Nous allons d’abord vous interner, ensuite, on vous examinera.» Toulouse lui dit : «Je vais d’abord vous examiner, ensuite je vous soignerai pour que vous ne soyez pas interné.»
Toulouse a lutté trente ans contre les pouvoirs publics. Alors on lui a donné un petit coin à Sainte-Anne, où fonctionne son «innovation». Les pouvoirs publics ne parlent maintenant que de l’histoire du docteur Toulouse. Quand on leur dit :
– Qu’avez-vous fait pour les fous ?
– Vous ignorez donc le service ouvert de Toulouse ? répondent-ils.

Le Service ouvert de Toulouse est à Paris. Il est unique. Il en faudrait dix dans la capitale. Il en existe un autre à Bordeaux. C’est tout. Tout hôpital de France devrait avoir son quartier des maladies mentales.
Pourquoi ne l’a-t-il pas ?
Parce que les maladies mentales, jusqu’en l’an 1923, n’étaient pas considérées dignes de faire partie des études médicales.
L’étudiant en médecine passait sa thèse sans avoir suivi un seul cours sur les maladies mentales. C’était facultatif.

Il n’existait donc que les spécialistes. En province, les spécialistes sont dans les asiles. Amener un psychopathe à l’hôpital eût été aussi peu indiqué que d’y conduire une vache atteinte de fièvre aphteuse. Allez voir le vétérinaire, se fût écrié le médecin. On porte le malade à l’asile. La trappe se referme !

La loi de 1838, en déclarant le psychiatre infaillible et tout-puissant, permet les internements arbitraires et en facilite les tentatives.
Un parent obtient d’un médecin – par ignorance du médecin ou complicité – un certificat d’internement. On conduit la victime à l’asile. Le docteur de l’asile s’aperçoit le lendemain de la combinaison. Il relâche le faux malade. Coffre-t-on le parent et son complice? Pas du tout ! Ils ont la loi avec eux.

Sous la loi de 1838, on voit la chose suivante : des médecins d’asile proposent la sortie d’un malade. C’est donc que le malade n’est plus fou. On doit le libérer. Or, le malade ne sortira pas. Qui s’y oppose ? La Préfecture !
Sous la loi de 1838, les deux tiers des internés ne sont pas de véritables aliénés. D’êtres inoffensifs on fait des prisonniers à la peine illimitée.

Bref ! Nous vivons sous le préjugé que les maladies mentales sont incurables.
Alors, on jette dans un précipice les gens que l’on en déclare atteints.
On ne fait rien pour les sortir du puits.
S’ils guérissent seuls et que cela se voit trop, on les laisse s’échapper après mille efforts de leur part.
S’ils gesticulent, on ne les calme pas, on les immobilise.

Pour se mettre en règle avec sa conscience, la société de 1838 a bâti une loi. Elle tient en ces mots : «Ce citoyen nous gêne, enfermons-le. S’il veut sortir, ouvrons l’œil.»
Notre devoir n’est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie.
Si nous commencions ?»

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