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Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 26

Article rédigé par franceinfo - David Fritz-Goeppinger
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13 min
Jeu d'ombres au Palais de Justice de Paris, où se tient le procès des attentats du 13-Novembre. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.

Depuis le 8 septembre 2021 le procès des attentats du 13-Novembre se tient à Paris. David Fritz-Goeppinger, victime de ces attentats est aujourd’hui photographe et auteur. Il a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que durent ce procès fleuve, qui a débuté le mercredi 8 septembre 2021 devant la cour d'assises spéciale de Paris. Voici son récit de la 26e semaine d'audience.

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L’ultime respiration

Vendredi 22 avril. Comme tous les vendredis, ma seule séance de sport consiste à courir quelques kilomètres pour me vider la tête, pour mieux clôturer une semaine au Palais. J’ai commencé le sport il y a bientôt un an, et jamais je n'aurais pensé à quel point il deviendrait mon fidèle compagnon et un véritable soutien dans des moments sombres. À la barre aujourd’hui, il s’agit d’une experte psychiatre qui a été chargée d'évaluer sept accusés dans le box. Elle démarre par Adel Haddadi. Alors que je commence à écrire, l'experte délivre beaucoup de détails sur le parcours et la vie de l’accusé. La monotonie de sa voix ainsi que la lecture qu’elle livre me déconnectent complètement de l’audience.

J’avais envie de revenir sur ces derniers mois d’audition des accusés et de scrutation des faits par la cour. Avec le recul, en relisant les premiers billets et en les comparant à ceux de ces derniers mois, j’ai livré de moins en moins de détails personnels, préférant des billets plus techniques ressemblant davantage à un article de presse qu’à un journal. Même si j’ai conscience que l’idée initiale du journal était loin d’être un résumé exhaustif de l’audience, j’ai parfois eu l’impression de m’égarer et de ne pas parvenir à trouver la bonne température ou le juste milieu entre le point de vue journalistique et celui de la partie civile. Je ne suis pas journaliste et, même si l'exercice s’avère particulièrement intéressant et stimulant, je me demande (et je n’en suis pas sûr) si cela n’était pas une énième stratégie pour m’éviter de ressentir et de vivre l’audience. En lisant entre les lignes des billets du mois de janvier à il y a un mois, j’arrive à apercevoir la violence de la rencontre avec le récit de la vie des accusés, ainsi que celle de connaître les ultimes instants précédant les attentats du 13-Novembre. Au même titre qu’hier, je m’interroge encore sur les traces que laissera cette rencontre. Va-t-elle réparer pour oublier ? Je pense et j’ai le sentiment que ce nouvel angle de caméra, orchestré par l’audience et par la manifestation de la vérité, déconstruit “mon événement” et sa trame chronologique. D’où mes questionnements d’hier et sans doute ceux de demain.

Jamais – et aussi étrange que cela puisse paraître – je n’aurai pensé retenir et entendre tant de détails concernant toute l’opération précédant les deux heures trente de prise d’otage dont j’ai été victime. Si je pouvais décrire le processus de ces derniers mois, ce serait ainsi : je me souviens, il y a douze ans, en école de photo, de scruter au compte-fils les pellicules 24×36 fraîchement développées. C’est d’ailleurs assez remarquable que la photographie soit l’écriture de la lumière, mais qu’elle s’exprime dans l’obscurité totale. Mon œil observe et prend note de chacune des images, analysant chacune des vues jusqu’à trouver la bonne, à la recherche de la vérité d’un instant. La différence est qu’ici, il n’y a pas de sélection, juste l’observation d’un événement désormais muet en dehors des douleurs exprimées par les victimes et dont les faits sont brûlés à la lumière de la justice

La psychiatre enchaîne la lecture des entretiens qu’elle a eu avec les accusés et peu de questions sont posées. Dans la salle des criées règne un profond silence, seulement interrompu par les longues phrases de l’experte. Je me surprends à rêver et remarque que depuis le retour des beaux jours, j’ai parfois l’impression d’être retourné sur les bancs de l’école et d’observer le monde extérieur par la fenêtre en me disant que je serai mieux dehors. Problème insolvable lié à l’audience : y être, mais rater le monde extérieur, ou être à l’extérieur et rater l’audience ? J’ai dû m’absenter une quinzaine de jours depuis l’ouverture du procès en septembre et bien qu’au départ, le sentiment de “rater quelque chose” était particulièrement prégnant, je sais aujourd’hui que laisser de l’espace à la vie est en fait l’occasion de faire exister un quotidien ordinaire qui nous est cher. De toute façon, quoi qu’il advienne, l’audience suivra son cours.

Pour conclure cette série de portraits d’avocats de la défense, j’ai proposé à maître Negar Haeri de figurer dans le journal et elle a accepté. J’ai rendez-vous avec elle dans la salle des pas perdus pour un rapide portrait alors que l’audition de l’experte se poursuit dans la salle principale.

Maître Negar Haeri, une des avocates de la défense au procès des attentats du 13-Novembre.  (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

Ce billet marque la seconde pause de l’audience, mais aussi l’arrêt du journal pour trois semaines et une certaine mise à distance de l’Île de la Cité. Sur les deux billets précédents de cette courte semaine, j’ai tenté d’expliquer mon point de vue et mes émotions pour marquer le coup, et sans doute avoir l’occasion dans plusieurs années d’observer cette photographie mentale. Je m’adresse peu à mes lecteurs, mais je voulais aussi remercier toutes les personnes qui me lisent et qui trouvent de l’intérêt dans ce qui est devenu un véritable travail. Travail mémoriel personnel, d’abord, travail quotidien sur moi et mes proches, mais avant tout travail d’écriture. Prendre un instant pour remercier les personnes qui prennent le temps de m’envoyer des retours, des encouragements et des pensées. Au fond, je ne sais même pas combien de personnes me lisent et encore moins si cet ouvrage numérique trouve sa place dans un monde où la vie politique, la guerre et la crise écologique font l’actualité chaque jour. Je ne sais pas non plus s’il trouvera sa place en dehors de son existence dématérialisée, je garde espoir, sait-on jamais.

On se retrouve mi-mai, merci à tous.
David


Dernière ligne droite

Jeudi 21 avril. Retour au Palais de Justice aujourd’hui pour suivre les experts et leurs comptes-rendus sur le profil psychologique des accusés. Sur la toile de projection, on retrouve le bureau du parquet fédéral belge dans lequel se trouve un psychiatre. L’homme parle fort dans le micro et les enceintes saturent alors que j’essaye d’écrire quelques mots pour poursuivre la réflexion entamée hier, le bilan. 

En relisant mon texte, je me rends compte que j'effleure à peine le sujet des proches et de mon entourage de façon générale. Alors que ceux-ci font partie intégrante de ma vie et de mon quotidien et sont pour la plupart devenus comme les récipiendaires de ma vie d’avant, et les témoins du contraste drastique entre le moi du 12 novembre et celui du 14. J’ai aussi acquis l’intime conviction que le procès est, avant tout, une nouvelle extraction du quotidien dans la vie d’une victime (bien que cela dépende de la place de l'événement dans la vie de cette dernière). Cette extraction est d’autant plus brutale dans le cas d’un procès aussi long et intense que celui que je vis depuis plusieurs mois. Le véritable brassage par la cour de l’événement en lui-même (qui fait partie de la manifestation de la vérité) favorise ce sentiment de décalage et d’extraction du quotidien. Qui, dehors, comprend ce que nous vivons ici tous les jours ? Alors, le procès est-il un événement collectif réparateur ou l’inverse ? Ce que je sais, c’est que l’audience intervient dans un quotidien dont la terre a déjà été retournée plusieurs fois : arrêts maladie, handicap, qu’il soit physique ou psychique ou bien les deux, perte de sens, et bien plus encore. Bien que je pensais – initialement – que ce terreau déjà travaillé soit propice à la plongée aussi longue et profonde dans l’événement, je pense désormais qu’il fragilise la relation que j’entretenais avec mes souvenirs traumatiques. Je remarque cependant que cette fragilité ne me semble ni négative, ni néfaste, mais plutôt inattendue, malgré ma préparation à vivre l’audience. Finalement, et bien que j’écrive quasi quotidiennement sur mes émotions et mon ressenti ici, je pense que je pourrai seulement m’expliquer dans un long moment sur ces dix mois et sur l’impact indélébile qu’il a laissé dans ma vie. Mon esprit est alors tourné vers les grands procès suivants : celui de l’attentat de Nice le 14 juillet 2016 ainsi que celui des attentats du 22 mars à Bruxelles, mais également d'autres procès comme celui de l’accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge qui va s’ouvrir bientôt. Tous ces procès impliquent beaucoup de parties civiles ainsi qu’une longue durée, comme un trait d’union entre les événements avec à l’horizon : les victimes et leurs vies.

Entre-temps, un nouvel expert a pris place, mais cette fois-ci à la barre. Après ses différents exposés, l’homme répond aux parties, y compris maître Eskenazi, puisque les dossiers du psychiatre comprennent un volet concernant Mohamed Abrini. Pour continuer la série sur les portraits d’avocats de la défense, j’ai envoyé un message à maître Raphaël Kempf, l’un des deux avocats de Yassine Atar, pour lui proposer un portrait et nous nous retrouvons dans la salle des pas perdus à la suspension.

Pour le portrait, je lui propose de marcher quelques instants en direction de la cour de la Sainte-Chapelle et nous échangeons brièvement avant la courte séance photo.

Maître Raphaël Kempf, l’un des deux avocats de Yassine Atar. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

À la reprise de l’audience, deux experts sont attendus à la barre. Le duo est là pour présenter l’expertise psychiatrique de Salah Abdeslam. L’expertise, qui date du 12 novembre dernier, arrive après de nombreux refus de la part de l’accusé de rencontrer les experts tout au long de sa détention. Plongé dans l’écriture du billet, je suis peu l’exposé, mais certaines phrases m’interpellent : “Engagement”, “Banalité du mal”, “Il a évolué.” Les deux psychiatres dressent un portrait clinique de l’accusé et donnent des clés pour comprendre son comportement à l’audience mais aussi par le passé.

Je termine le billet alors que je me fais la remarque que je suis particulièrement heureux de pouvoir inscrire dans ce journal le portraits de ces deux avocats dont j’ai cité de nombreuses fois les questions et autres remarques à l’audience.

À demain.


Nouvelle phase

Mercredi 20 avril. Je profite du passage du procès dans une nouvelle phase pour dresser un bilan. Assis dans le métro, je commence à rédiger le billet dans mon esprit, au son des roues et des cliquetis incessants de la rame. Ce brouhaha me suit depuis sept mois et fait partie du sentier que j’emprunte pour me plonger dans le Palais de Justice. Chaque pas est compté, chaque mètre aussi, sorte de lent marathon. J’écoute peu de musique en allant à l’audience, trop peur dans le métro de ne pas entendre un possible danger. Lequel ? Sans doute un son trop similaire à ma douleur. Le temps qui passe me pousse à mesurer l’impact du procès sur mon entourage et ma vie. Je reçois régulièrement des messages de proches inquiets après des déclarations de Salah Abdeslam et j’imagine bien que la plupart se demandent sérieusement comment peut-on suivre de si près un procès aussi long, encore plus quand – comme moi – on y connaît rien. Mes parents m’en parlent peu, voire pas du tout, bien que je sache que ma mère lit mes billets. Mes plus proches amis un peu plus, mais sans jamais entrer dans les détails. Au même titre que le 13-Novembre, je me demande si le procès n’est pas en train de devenir un sujet tabou, dont on ne parle pas et qu’on scrute de loin, comme les douleurs de la victime. Au fond, je sais que tout le monde a un avis sur ce procès, certains l’évoquent avec moi, d’autres pas, mais tous savent l’importance qu’il a pour moi, mais aussi pour les victimes. Ce qui m’inquiète en venant à l’audience aujourd’hui n’est finalement pas la fin du procès en lui-même, mais plutôt ce qu’il en ressortira. Et surtout comment j’en ressortirai moi-même. Par exemple, je remarque qu’au fil de l’eau, je perds la mémoire des premiers jours, des sensations, de l’excitation, parfois de la découverte, comme j’en parlais la semaine dernière. J’oublie, presque, qu’il y a un an je ne savais même pas ce que c’était que le prétoire. Et puis, pour me souvenir, j’ouvre le format brut du journal, comme pour rouvrir les yeux le 8 septembre 2021 et ressentir un peu de l’excitation mêlée à la peur du début. Qui serais-je à la fin ? Le fichier brut du journal prend la forme d’un document texte avec une présentation totalement différente de celui publié sur franceInfo. Il totalise aujourd’hui 225 pages et plus de 370 000 caractères (sans les espaces) ainsi qu’une centaine de photographies. Dans cette centaine de pages, on retrouve la date et le numéro du billet, celui d’aujourd’hui : 114.

D’aucuns diront que j’ai manqué un moment d’audience vendredi, moment où Salah Abdeslam a finalement évoqué des remords et a pleuré durant son ultime interrogatoire, avant “les derniers mots de l’accusé” précédant le retrait de la cour pour délibérer. Je sais que le journal est là pour exprimer mon sentiment et mes pensées sur l’audience, mais j’avoue ne pas vouloir m’étaler davantage sur ses propos et ce qu’il a bien pu dire précisément devant la cour. Cependant, pour donner un extrait de mon avis, je citerai une des phrases qu’il a prononcé : "Ça ne va pas vous guérir mais je sais que la bonne parole peut faire du bien. Et si j’ai pu ne serait-ce que faire du bien à une seule des victimes, pour moi c’est une victoire.” Une chose est sûre, il ne s’agit pas de moi.

Dès le mois d’octobre, les bancs “d’en face” m’ont intrigués. Qui sont sont les avocats qui défendent les accusés au procès ? Pour rappel, avant de mettre les pieds à V13, je connaissais très mal l’univers de la justice et ses acteurs, à vrai dire je me demande si ce n’est pas plutôt normal. J’avais même tendance à être plutôt manichéen : “Les avocats qui défendent les méchants sont des méchants, les gentils des gentils”. Aujourd’hui je me demande si ce n’est pas justement ce manichéisme qui me permet de comprendre toute la complexité de la tenue d’un procès, et encore plus celui que je vis depuis des mois. Après avoir rencontré maître Negar Haeri (l’un des deux avocats de Mohamed Amri) et échangé quelques mots avec maître Olivia Ronen (l’un des deux avocats de Salah Abdeslam), je comprends que leur position est souvent critiquée et pointée du doigt. Qui pourrait bien défendre les indéfendables ? J’ai rendez-vous ce matin avec maître Stanislas Eskenazi, l’un des trois avocats de Mohamed Abrini, pour un portrait dans les couloirs du Palais. Lorsque j’arrive dans le couloir, il est déjà appuyé sur le rebord d’une antique bibliothèque. On discute un petit peu et il m’évoque “l’indépendance” d’un avocat au sujet des clients qu’il défend et me précise qu’il dépend du barreau de Bruxelles. Logique.

L’audience n’a pas encore repris mais je reste peu de temps, j’ai un rendez-vous à 14 heures, je m’en vais peu après alors que les dépositions des psychologues et psychiatres mandatés pour expertiser les accusés ont commencé.

À demain.

Maître Stanislas Eskenazi, l’un des deux avocats de Mohamed Abrini. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

David Fritz-Goeppinger. (FAO WARDSON)

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