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Au procès Heaulme, Jean-François Abgrall déchiffre les "pépins" de "Francis"

L'ancien gendarme, devenu spécialiste du tueur en série, a exposé les "éléments objectifs" qui pèsent, selon lui, contre l'accusé dans l'affaire de Montigny-lès-Metz. 

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
L'ancien gendarme Jean-François Abgrall, à son arrivée au procès de Francis Heaulme, le 9 mai 2017, à Metz (Moselle). (JEAN CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP)

Ils ne se sont pas vus depuis quinze ans. Lorsque Francis Heaulme sort de son box pour rejoindre la barre, mardi 9 mai, Jean-François Abgrall témoigne déjà depuis quatre heures devant la cour d'assises de Metz. Les deux hommes échangent un bref regard. Ils ne font pas la même taille mais ils ont le même âge, à "quelques jours près". Cinquante-huit ans. C'est pour cette raison qu'ils ont commencé à se tutoyer, voici près de trente ans, et à se donner du "Francis" et du "François". C'était en juin 1989, en Normandie, au cours d'une garde à vue.

La suite de cette rencontre, l'ancien gendarme l'a longuement racontée à la cour. L'arrestation, le 6 janvier 1992 à Bischwiller (Bas-Rhin), pour le meurtre d'Aline Pérès sur une plage bretonne, trois ans plus tôt. Puis les auditions, pendant lesquelles l'enquêteur remonte le fil du parcours criminel du vagabond, qui lui confie ses nombreux "pépins". Parmi ceux-ci, Francis Heaulme évoque l'affaire pour laquelle il est renvoyé devant la justice depuis quinze jours : le meurtre d'Alexandre Beckrich et Cyril Beining, 8 ans, à Montigny-lès-Metz, le 29 septembre 1986.

"Il y a longtemps, un dimanche, je passais à vélo dans une rue. C'était dans l'Est. Il y avait des maisons sur la gauche. A droite, il y avait un talus et une voie de chemin de fer. Deux gamins m'ont jeté des pierres lorsque je suis passé. (...) Lorsque je suis revenu plus tard, j'ai vu le corps des gamins morts près des wagons. Il y avait des policiers et des pompiers." Ce récit, Jean-François Abgrall le connaît presque par cœur et le récite devant la cour, tel un début de conte macabre. Ce sont les mots prononcés, selon lui, par l'accusé en 1992, couchés sur PV en 1997, rapportés dans un livre en 2002, Dans la tête du tueur, et interprétés dans le film éponyme en 2014.

"Il y a eu des jets de pierre"

"Votre notoriété est intimement liée à celle de Francis Heaulme", siffle Stéphane Giuranna, avocat de la défense, mettant en doute l'existence même de ces propos et s'interrogeant sur l'opportunité de ce PV de 1997, "un peu tombé du ciel" et qui "permet de lancer la procédure de révision" en faveur de Patrick Dils, sur la requête d'une "avocate stagiaire" (Estelle Dubois). Interrogé par la suite plus d'une dizaine de fois sur l'affaire de Montigny-lès-Metz, Francis Heaulme a varié sur ces déclarations. Tantôt il a reconnu être monté sur le talus, tantôt il l'a démenti, tantôt il a affirmé avoir vu les enfants morts, tantôt il l'a nié. Seule constante : le tueur en série a toujours reconnu être passé en vélo près des lieux le jour du crime et avoir reçu des cailloux de la part d'enfants. Il s'en est tenu à cette version des faits depuis le début de ce procès. Et l'a maintenue sous les yeux de son ancien "ami", mardi.

Je n'ai jamais dit ça à Jean-François Abgrall.

Francis Heaulme

devant la cour d'assises de Metz

"J'étais sur la route, juste au moment où je passais sous le tunnel, il y a eu des jets de pierre. Je me suis arrêté, il n'y avait plus personne. Je suis allé sur la tombe de ma mère, je suis repassé sous le tunnel puis j'ai pris la route de Pont-à-Mousson et je suis rentré à Vaux", explique-t-il en se penchant vers le micro, les mains derrière le dos, encadré par trois colosses de la pénitentiaire. A ses côtés, l'ex-enquêteur en costume noir se rapproche à son tour du micro, pour assurer qu'à l'époque, celui qui n'était encore qu'un marginal aux yeux de la justice lui a bien dit avoir vu les enfants morts.

De cet étrange duo, reformé de façon éphémère à la barre, émane une certaine tension mais aussi une forme de lien. Une "liaison dangereuse", pour reprendre l'expression employée dans son livre par Jean-François Abgrall, qui a mis fin au parcours criminel de Francis Heaulme, comme l'a souligné le président Gabriel Steffanus.

Gabriel Steffanus : "Vous en voulez à Monsieur Abgrall ?"

Francis Heaulme : "Un petit peu."

Gabriel Steffanus : "Pourquoi ?"

Francis Heaulme : (Silence) "Parce qu'il s'est occupé de mes affaires."

Gabriel Steffanus : "Il y a une chose dont vous devriez le remercier, c'est de vous avoir arrêté."

Francis Heaulme : "J'aurais arrêté." 

Gabriel Steffanus : "Vous êtes mieux là-bas [en prison], non ?"

Francis Heaulme : "Non. Ça fait 25 ans que j'y suis. J'ai changé."

Francis Heaulme a changé, il est vrai. La détention et les traitements l'ont vieilli prématurément. Une de ses mains tremble régulièrement. Jean-François Abgrall dit le trouver "fatigué", "éteint". Une flamme qui vacille dans le box, dont la furie d'autrefois ne transparaît qu'à travers les récits terrifiants de ses meurtres, commis entre 1984 et 1992.

Des "similitudes" en guise preuve ?

Appuyant sur la pédale d'accélérateur pour aborder enfin le fond du dossier après deux semaines passées à revisiter les tomes Dils, le président a dessiné la scène de crime typique de Francis Heaulme sous les yeux des jurés, mardi matin : "Pas de mise en scène, c'est brut, brut de décoffrage, des lieux isolés, un champ de tournesols, une route de campagne, un bosquet, une forêt... Des victimes croisées au hasard, partiellement ou totalement dénudées, souvent défigurées, pas de mobile, un acharnement excessif." Objectif : pointer les "similitudes" entre les neuf affaires pour lesquelles l'accusé a déjà été condamné et celle de Montigny, à défaut d'éléments matériels, d'aveux ou de témoins directs, trente ans après les faits.

Telle une oraison funèbre, Gabriel Steffanus a égrené pendant cinquante-cinq minutes les noms des victimes et leur supplice : Laurence Guillaume, 14 ans, une "agonie de dix minutes", 15 coups de couteau ; Georgette Manesse, 86 ans, 53 coups de couteau ; Joris Viville, 9 ans, étranglé et transpercé de 83 coups de tournevis ; Jean Rémy, cinq coups de couteau, le visage défiguré avec une pierre... "Pourquoi, pourquoi?", a-t-il demandé à Francis Heaulme. "On se moque de moi", a marmonné l'accusé, avant d'invoquer "la boisson" et de se refermer comme une huître face à l'insistance du président, répétant comme un gimmick : "Montigny, ce n'est pas moi." 

Les métaphores morbides de Heaulme

Jean-François Abgrall a complété le tableau dans l'après-midi, déchiffrant pour les jurés le logiciel criminel de Francis Heaulme. D'une voix posée, l'ancien gendarme reconverti dans le privé et spécialisé en criminologie explique comment il "transpose les affaires de l'une à l'autre" mais "n'invente rien". Meneur de jeu pendant les auditions, il "abat ses cartes" : "Tout est là, mais pas à sa place." A chaque phrase sybilline correspond un meurtre : "Un jour, j'ai étranglé un arbre et il est devenu mou" (Joris Viville), "Je suis allé voir la mer" (Jean Rémy) ou encore "J'ai rêvé qu'il y allait avoir un meurtre à Brest" (Aline Pérès). Dans ce pas de deux exécuté par les deux hommes "pendant cinq ans", le témoin découvre que ce tueur en série "atypique" est plus intelligent qu'il n'y paraît. Il en accuse souvent "un autre", comme dans l'affaire Montigny, se réfugie à l'hôpital après les faits, comme dans l'affaire Montigny, réalise des croquis appliqués, comme dans l'affaire Montigny.

Pour le spécialiste ès Heaulme, la justice dispose de suffisamment d'"éléments objectifs" contre l'accusé dans ce dossier, dont le témoignage de deux pêcheurs disant l'avoir vu couvert de sang séché peu de temps après le double meurtre – ils seront entendus mercredi. Une opinion conspuée par la défense, qui rejette la notion de "signature criminelle" pour Francis Heaulme.

Il n'y a qu'un seul point commun à ce stade de la procédure dans les affaires le concernant, il a toujours, au moins une fois, reconnu les faits.

Stéphane Giuranna, avocat de Francis Heaulme

devant la cour d'assises de Metz

"Ce coup-ci, ce n'est pas moi", répète Francis Heaulme à la barre. "Je suis passé par hasard. D'ailleurs, chaque fois que je passe quelque part, il y a un meurtre", balance-t-il devant la cour. En une phrase, l'accusé se fait le meilleur avocat de l'ancien gendarme. Il l'a prononcée, mot pour mot, devant lui en 1992 et elle figure noir sur blanc dans son livre. Au terme de cette énième et peut-être dernière confrontation, le témoin quitte la salle et l'accusé regagne son box.

Certaines des parties civiles ont visiblement été convaincues par le personnage Abgrall. "Je vous remercie pour vos explications et votre gros travail dans le dossier", a ponctué Thierry Moser, avocat du père d'Alexandre Beckrich. Les jurés ont-ils eu la même impression ? Ils ont encore un peu plus d'une semaine pour se forger une conviction. 

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