: Enquête Emmaüs : dans certaines communautés, des conditions de travail difficiles et des accusations d'exclusions arbitraires
Cela fait cinq mois que la communauté Emmaüs de Nieppe, dans le Nord, est bloquée par six de ses compagnons sans papiers. Dès notre arrivée, ils nous préviennent :"On attend que les lignes bougent pour qu’on sorte de cette situation."
Ils affirment que cette communauté leur aurait promis qu’en l’échange de leur travail, ils seraient régularisés. Aujourd’hui, ils portent plainte pour travail dissimulé et disent n’avoir jamais été déclarés. L'un d'entre eux, Rodrigue Noumen Feumba, évoque l'espoir avec lequel il a rejoint Emmaüs : "Nous avons quand même donné quatre ans, six ans, jusqu'à sept ans pour certains, de notre vie au service de la communauté Emmaüs."
"Nous sommes indignés parce que pour nous, l’abbé Pierre, c’était quelqu'un de plein d’humanité. Mais ici ce n’est pas le cas."
Rodrigue Noumen Feumbacompagnon de la communauté Emmaüs de Nieppe
Contactée, la direction d'Emmaüs France répond : "La régularisation dépend exclusivement d’une décision préfectorale et ne peut donc en aucun cas faire l’objet d’une promesse de la part des Communautés." La préfecture du Nord, quant à elle, n’a pas souhaité communiquer.
Depuis quelques mois, la presse se fait l’écho de situations de conflit au sein de plusieurs communautés. Emmaüs compte aujourd’hui 7 000 compagnes et compagnons. Pour mieux comprendre leur quotidien, nous nous sommes fait recruter comme bénévole au sein de la plus grande communauté Emmaüs de France. Un simple mail suffit et nous voilà quelques jours plus tard au village de Lescar Pau.
Dans les coulisses du plus grand Emmaüs de France
Nous filmons en caméra discrète et sommes accueillis par un compagnon pour le tour du propriétaire. Plus de dix hectares de logements, d’ateliers, de boutiques et même une ferme. Les compagnons sont nourris et logés sur place. Lors du premier dîner, notre voisin de table nous avertit sur les cadences de travail : "Là où je suis, ce n'est pas génial. Le tri des vêtements, c’est un peu répétitif et fatiguant quoi. Mais bon, ils sont tous fatigants. Le recyclage, c'est du boulot hein !"
C’est justement au recyclage que nous commençons. Ici, il y a entre 200 et 600 voitures par jour à décharger, selon l’affluence, des charges lourdes à déplacer et un premier tri à faire de tous les dons par catégorie. Deux des cinq compagnons de l’atelier affirment s’être déjà blessés à plusieurs reprises. L'un d'entre eux nous raconte comment il s'est blessé à la main. "J’avais une machine à laver, je l’ai tirée de la remorque et, en la tirant, je me suis pris tout le bord." Nous lui posons la question du port de gants ou de chaussures de sécurité. "Je n’en mets pas... On en a des gants, mais quand t’as pas le temps, tu n'as pas le temps. Quand tu as une queue de bagnoles énorme et que toi, tu décharges, à un moment, tu oublies ce genre de détails".
Une situation déjà évoquée dans un rapport d’audit commandé par Emmaüs, à la suite de plusieurs signalements et publié il y a un an. Il précise :
"Les conditions de sécurité au travail pourraient être améliorées au village. Des équipements de sécurité sont à disposition des compagnons qui en font la demande. (...) Toutefois, le port de ces équipements n’est pas rendu obligatoire ni même recommandé."
Rapport d'audit du village Emmaüs de Lescar-Pau
Le rythme d’un compagnon chez Emmaüs, c’est 40 heures par semaine. Rétribué non pas par un salaire, mais par un pécule. Une allocation de 390 euros par mois en l’échange de ce travail à temps plein. Nourri, logé. Les communautés Emmaüs sont ce qu’on appelle des OACAS. Organisme d’accueil communautaire et d’activités solidaires. C’est un régime d’exception qui n’est pas encadré par le droit du travail.
Pour certains compagnons, ce statut serait à l’origine de potentielles dérives. Certains disent ne pas avoir d’autres choix que de travailler. Même blessés. C’est ce que va nous confier l’un d’entre eux, à l’atelier vêtements. "J’ai un truc à l’épaule, moi, j'ai pas le choix. Ils voulaient me mettre aux chariots, mais je ne pouvais pas. Le dirigeant m’a dit 'Sorti des vêtements, il faut que tu partes. On ne sait pas où te mettre.' Avec un bras et demi, une épaule en moins, je peux pas faire grand-chose... C’est pour ça que tout le monde s’en va, personne ne veut venir."
Interrogé, le responsable de cette communauté n’a pas souhaité nous répondre. Emmaüs France, en revanche, rappelle : "Aucune personne accueillie ne doit se voir forcée à participer à l’activité solidaire. Elles sont invitées à y participer à la hauteur de leurs moyens."
La peur des représailles
La peur d’être mis à la porte, c’est un sentiment partagé par plusieurs compagnons que nous avons rencontrés. Certains disent avoir été témoins d’exclusion sans motif fondé, selon eux. Un compagnon a accepté de nous parler à visage couvert, par crainte de sanctions.
"Je risque de me faire virer, peut-être dans le rouge, voire dans le noir et puis terminé pour moi Emmaüs. Tout simplement. C'est-à-dire que chez Emmaüs France, ils ont un carnet rouge et un carnet noir. Si tu es dans le rouge, tu es exclu de certaines communautés. Et si tu es dans le noir, c’est mort pour toutes les communautés de France."
"Chez Emmaüs France, ils ont un carnet rouge et un carnet noir. Si tu es dans le rouge, tu es exclu de certaines communautés. Et si tu es dans le noir, c’est mort pour toutes les communautés de France."
Compagnon anonyme
Selon nos informations, les communautés ont accès à des avis de comportements. Des documents où des compagnons sont désignés, sans détail précis sur la raison. Contacté, Emmaüs affirme qu’il ne s’agit en aucun cas d’une liste rouge visant à exclure définitivement des personnes.
Mais l’une de ses anciennes dirigeantes s’interroge aujourd’hui sur le mode de fonctionnement des communautés. Durant ses cinq années au sein du mouvement, elle affirme avoir constaté parfois ce qu’elle considère comme des abus de pouvoir ou des décisions arbitraires. "Les communautés, la plupart marche bien, mais il y en a quand même qui dysfonctionnent. Très rapidement, vous êtes quand même dans une cour des miracles où vous avez tous pouvoirs sur les gens. C'est-à-dire des gens qui sont à la rue, ils dépendent de vous pour tout, ça peut monter à la tête. Genre gourou, tous pouvoirs. Il est important d’encadrer ça."
Emmaüs France nous explique travailler à la mise en place d’un dispositif d’alerte où chacun pourrait signaler ces dysfonctionnements, en toute confidentialité.
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