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"Le pouvoir cherche à faire de moi un fou ou un criminel" : le cas de Piotr Pavlenski, artiste russe réfugié en France

Connu dans son pays pour ses actions fortes contre le pouvoir, il va déposer une demande d'asile en France. Accusé dans son pays de violences sexuelles à l'encontre d'une actrice de théâtre, il dénonce une machination pour le décrédibiliser. Nous l'avons rencontré.

Article rédigé par franceinfo - Vincent Lenoir
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Piotr Pavlenski avant sa fuite de Russie. Ici à Paris en octobre 2016, pour la présentation du livre "Le Cas Pavlenski" (Louison Edition). (MARTINI VIRGILIO/SIPA)

Quatre jours après son arrivée en France, Piotr Pavlenski a les traits tirés. Mais il ne dit rien de sa fatigue. "Ça va beaucoup mieux que ça n'aurait pu aller", décrit-il d'une voix posée et grave, entre deux tasses de thé, dans une librairie russe, à Paris. L'artiste a débarqué dans la capitale avec sa compagne, Oksana Chaliguina, et leurs deux jeunes filles après un périple d'un mois à travers l'Europe de l'Est, entamé à la suite d'un interrogatoire dans les bureaux de la police russe.

Piotr Pavlenski, 32 ans, pratique ce qu'il appelle lui-même "l'art politique". Il est connu en Russie et dans le monde pour ses nombreuses "actions" réalisées pour dénoncer le contrôle du pouvoir sur la société et les individus. L'homme est habitué aux démêlés avec la justice russe : il a fait sept mois de prison pour avoir mis le feu à la porte des services secrets en novembre 2015 dans le cadre d'une action artistique. Mais cette fois-ci, c'est dans une affaire de mœurs qu'il est accusé.

Accusé de violences sexuelles en réunion

Le 14 décembre dernier, Piotr Pavlenski apprend par des enquêteurs qu'il est soupçonné, ainsi que sa compagne, de violences sexuelles en réunion à l'encontre d'une jeune actrice russe. Il comprend qu'il risque 10 ans de prison et décide de fuir en famille dès le lendemain, conduit en voiture par des amis jusqu'en Biélorussie puis à Kiev, en Ukraine. Près d'un mois plus tard, le 13 janvier, il débarque en France – où il dispose de plusieurs soutiens, dont l'éditeur de son livre paru en octobre 2016 – dans l'optique d'y demander l'asile [il n'en avait pas encore fait officiellement la demande vendredi 20 janvier]. 

S'il ne nie pas l'existence d'une relation "proche" avec l'actrice, Piotr Pavlenski dément toute violence, quand elle affirme qu'il l'a menacée et lacérée de coups de couteau. "Mon erreur a été d'avoir fait confiance à cette fille", se défend-il. Lui estime que le pouvoir utilise cette histoire pour le décrédibiliser. Il est également accusé, par le biais d'une vidéo rendue publique provenant probablement d'une caméra de surveillance, d'avoir frappé un homme proche de la comédienne. Les images ne permettent cependant pas de reconnaître les visages.

Correspondant de France 2 à Moscou, Dominique Derda a suivi l'affaire dans la presse russe. "Il y a beaucoup d'interrogations autour de ce dossier, remarque-t-il. L'actrice qui se dit victime de violences est tout sauf une égérie poutinienne, elle vient d'un des rares théâtres anti-pouvoir. Et ses collègues affirment qu'elle n'est pas du tout mythomane."

Malgré son côté sympathique, Piotr Pavlenski est quand même quelqu'un de spécial.

Dominique Derda, correspondant à Moscou

à franceinfo

"La vraie question est de savoir si cela profite au gouvernement, qui préfère voir Pavlenski à l'étranger plutôt qu'en Russie, incarcéré ou non." Or, dès la fin de leur interrogatoire et malgré les accusations à leur encontre, Piotr Pavlenski et Oksana Chaliguina sont laissés libres. Ils décident de fuir.

Barbelés, clous et oreille coupée

Son départ est remarqué en Russie où, si la majorité des habitants soutient le régime de Vladimir Poutine, Piotr Pavlenski est "l'une des plus importantes voix de la contestation", note Dominique Derda. Il se fait connaître en 2012, lors du procès des membres du groupe punk Pussy Riot, quand il se coud les lèvres pour protester contre leur incarcération. Depuis, il multiplie les "actions", selon ses propres termes, où il met en avant la maltraitance du corps dans un contexte symbolique pour lutter contre l'oppression du pouvoir sur les mentalités.

"Fixation" de Piotr Pavlenski en novembre 2013. L'artiste s'est cloué la peau des testicules sur le pavé de la place Rouge, à Moscou. (MAXIM ZMEYEV / REUTERS)

En 2013, il s'enroule dans des fils barbelés (Carcasse) devant l'Assemblée législative de Saint-Pétersbourg pour protester contre des lois jugées répressives ; plus tard dans l'année, il se cloue les testicules sur le pavé de la place Rouge, à Moscou (Fixation) afin de dénoncer l'apathie de la société russe ; en 2014, avec un couteau, il se coupe le lobe de l'oreille droite (Séparation) assis, nu, sur le mur de l'institut psychiatrique Serbsky. Il justifie ce geste, inspiré du peintre néerlandais Vincent van Gogh, pour s'attaquer au "cœur même de la psychiatrie répressive russe" après avoir lui-même subi "une dizaine d'examens psychiatriques et deux expertises judiciaires".

Piotr Pavlenski a fait l'objet de tests pour établir un diagnostic sur sa santé mentale, concluant toujours à l'absence de troubles. Il est également habitué aux séjours en prison, ses actions se terminant régulièrement par une interpellation. "Les autorités me poursuivent, essayent d’utiliser la psychiatrie. Parce que depuis 2012 se joue, entre le pouvoir et moi, une lutte pour la dénomination auprès de l’opinion publique. Le pouvoir cherche à faire de moi soit un fou, soit un criminel, ou un destructeur des valeurs culturelles, mais ne veut pas surtout pas m’appeler artiste", se défend-il.

Le corps comme moyen d'expression

Aujourd'hui, le corps est le seul moyen qui existe pour exprimer suffisamment clairement la violence qui règne et s'exerce sur la société russe.

Piotr Pavlenski

à franceinfo

Pourquoi ce besoin de mutiler son propre corps pour créer une œuvre d'art ? "Car les médias, les moyens de fixer l'action ont changé. L'art lui-même a changé, justifie-t-il. Si tu utilises les moyens qui existaient au XXe siècle, tu vas faire de l'art qui parle de politique, tu ne vas pas, toi-même, agir, interagir avec les structures du pouvoir." Mais en mettant en avant son propre corps, Piotr Pavlenski est conscient qu'il s'expose directement en se confondant avec son œuvre : "Tu as une responsabilité énorme car dans ta vie, par chaque acte, tu vas nier le fait que le pouvoir s'exerce sur toi." 

"Séparation", en octobre 2014. En référence à Van Gogh, l'artiste russe se coupe le lobe de l'oreille pour dénoncer les pratiques psychiatriques. (? MAXIM ZMEYEV / REUTERS / X90168)

Habitué à ce qu'on lui parle de la douleur qu'il s'inflige lors de la réalisation de ses œuvres, il répond : "La réalité de la vie des gens est bien pire que la douleur d’une fixation des testicules sur la place Rouge. Leur fixation à eux n'est pas comme celle que j’ai faite dans mon action, ils sont dans une fixation quotidienne, une sorte de chemin vers la tombe qui est autrement plus cruel et douloureux que ce geste-là."

Une audience forte mais un soutien limité

Spécialiste de l'art contemporain russe et chercheure associée à l'université Montaigne de Bordeaux, Alice Cazaux voit en Piotr Pavlenski l'héritier d'un courant né dans les années 90 et la chute des structures de l'Etat soviétique. "C'était une période de crise associée à un grand vent de liberté. Ces artistes ont voulu tester les limites et voir jusqu'où ils pouvaient aller avant d'être emmenés au poste de police. La confrontation avec la police étant partie prenante de l'acte artistique."

Avec la prise de contrôle de Vladimir Poutine sur le pouvoir au cours des années 2000, Alice Cazaux observe que la figure de l'artiste russe reprend peu à peu son aspect révolutionnaire. Piotr Pavlenski fait lui-même souvent référence à des figures historiques comme Gustave Courbet (participant à la Commune de Paris) ou des anarchistes italiens. Son côté provocateur lui assure "une audience forte par le choc qu'il procure", explique l'universitaire, qui reconnaît cependant que ses actions sont plutôt "mal perçues" en Russie. La faute, selon elle, à un manque d'éducation artistique de la majorité de la population, qui "n'a pas les codes" pour interpréter cette forme d'art. 

Un avis partagé par Dominique Derda à Moscou. Il estime que le pouvoir n'aura "aucun mal" à utiliser l'asile de l'artiste à l'étranger pour le faire passer pour un privilégié "qui ne vit pas les difficultés des Russes". Mais le risque d'être incarcéré pour des faits qu'il clame ne pas avoir commis et non pour son activité artistique a convaincu Piotr Pavlenski – qui ne parle ni français, ni anglais – de trouver refuge chez des amis en France. Il justifie son choix : "C'est un pays dont la culture est très importante pour moi. Elle est le pilier de la civilisation européenne et à l'origine de la révolution russe." Lui inspirera-t-elle une nouvelle œuvre ?

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