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"Sans voiture, ce n'est pas possible de travailler" : à Pange, en Moselle, la hausse du prix du carburant passe mal

Dans ce village de 900 habitants, les véhicules à moteur sont quasiment indispensables, que l'on soit commercial, infirmière, agriculteur ou chef d'entreprise. Reportage.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
L'entrepreneur Julien Defives, 34 ans, à côté d'un des camions de sa société, à Pange (Moselle), le 1er novembre 2018. (ANNE BRIGAUDEAU / FRANCEINFO)

Pange, son château, son église et son cadre bucolique, loin des clichés sur la Lorraine industrielle peuplée d'usines rouillées. Dans ce trou de verdure de Moselle où chante la Nied, des champs de colza ou de tournesol jouent à cache-cache au milieu d'un paysage vallonné.

Autour du vieux village sont venus s’agglomérer, au fil du temps, des lotissements plus récents, peuplés d’actifs travaillant dans l'agglomération messine, à une vingtaine de kilomètres, voire jusqu'au Luxembourg, distant de 75 km. Soit 900 habitants équipés à 96% d'automobiles (selon les dernières statistiques Insee) et donc largement dépendants de la voiture dans cette cité dépourvue de petits commerces. Autant dire que les Pangeois n’ont guère apprécié l’envolée des prix des carburants, expliquée par la hausse des cours de pétrole et par celle de la fiscalité, revendiquée par l'exécutif au nom de la lutte contre la pollution.

"L’essence, c’est 10% de mon budget"

Entre les vaches et les tracteurs, Christian Ladaique, 55 ans, surgit de son champ à notre arrivée, puis nous entraîne dans sa maison, à cent mètres de là. A l’heure du café, son fils Etienne, 20 ans, et sa femme Anita, 54 ans, s'y trouvent déjà, en ce long pont du 1er novembre. Et la hausse du prix du diesel les rend intarissables. Permis en poche depuis un an, Etienne vient de décrocher son troisième contrat consécutif d'intérim comme employé de maintenance dans un entrepôt SNCF de Woippy, en banlieue messine. Les transports en commun ? Inutile d’y songer, affirme-t-il : la ligne de bus 66 qui amène à Metz ne dessert Pange que trois fois par jour, "à des horaires pas pratiques".  

Depuis un an qu’il travaille, il a vu flamber le prix du diesel de sa Volkswagen Passat qui fête, comme lui, ses deux décennies : "Au début, quand je faisais le plein, le gazole était à 1,10 euro. Maintenant, c'est 1,40." Comme beaucoup d’autres, il pousse donc tous les quinze jours jusqu’au Luxembourg voisin pour alléger la facture, et il se juge gagnant : "Les 55 litres de gazole me coûtent là-bas 60 à 65 euros, soit 15 de moins qu’en France." Une économie non négligeable pour le jeune homme, qui gagne 1 500 euros par mois, primes d’intérim comprises : "L’essence, c’est 10% de mon budget."

 "Impossible de répercuter le prix du fuel !"

L’astuce frontalière ne vaut pas pour son père, qui plaisante : "Moi, pour les machines agricoles,  je ne peux pas aller au Luxembourg !"  Avec son troupeau de bovins et ses 120 hectares de céréales, l'agriculteur a besoin, chaque année, de 10 000 litres de carburant pour ses tracteurs, son matériel de fenaison et de moisson. "Le litre [de fuel] est passé de 60 centimes l'an dernier à plus d’un euro. Faites le calcul : pour 10 000 litres, ça fait 4 000 euros de plus en charges. Une hausse qu'on ne peut pas répercuter puisqu’on ne fixe ni les prix des céréales, ni ceux de la viande !"  Et il ne la récupère pas non plus, soutient-il, du côté des impôts (une partie des taxes sur le carburant est remboursée aux agriculteurs) : "On paie des taxes, mais pas beaucoup d’impôts [sur le revenu] dans le milieu agricole. Encore faudrait-il gagner de l’argent ! Nous, on est déjà contents quand on peut rembourser les emprunts." 

Christian Ladaique dans son tracteur, le 1er novembre 2018, à Pange (Moselle). (ANNE BRIGAUDEAU / FRANCEINFO)

On ne plongera pas plus avant dans les arcanes de son revenu ou de ses déclarations fiscales. Reste le sentiment, insistant, que l'Etat cherche surtout "où prendre de l’argent", et que l'écologie, problème réel, sert de prétexte :

Bien sûr qu’on est sensible à l’environnement. On voit bien qu’on est en train de détruire la Terre !

Christian Ladaique, agriculteur

à franceinfo

Mais "on pourrait ne pas polluer si on voulait, croit Christian. On pourrait faire des voitures qui roulent à l’énergie de l’air [les moteurs à hydrogène]. Cela existe, mais ça ne sort pas des tiroirs. On peut faire du combustible avec du fumier, de la méthanisation. Ça ne se développe pas parce que ça ne rapporte pas d’argent à l’Etat", assure-t-il. Que le pouvoir manque de sincérité dans le combat écologique, tel est aussi le sentiment de Joël, un voisin croisé dans la rue et "remonté comme un coucou" sur la question des carburants. Assidu des débats parlementaires, ce policier à la retraite en veut pour preuve le rejet d'une proposition du député François Ruffin (La France insoumise) : "Il avait proposé d’interdire les gobelets en plastique à l’Assemblée. Eh bien, les députés de La République en marche ont voté contre, alors qu’ils devraient donner l’exemple !"

"Des déplacements pas revalorisés depuis 2012"

Jeudi 1er novembre à 6h50, Julie Klemm, 35 ans, a le verbe moins véhément, mais tout autant besoin de la voiture. Souriante et vive, cette infirmière libérale en jean, Converse et doudoune, entame sa tournée dans son Opel Grandland gris métallisé, en location-bail pour trois ans. Parmi ses patients, beaucoup de malades chroniques : "notre fonds de commerce”, dit-elle en esquissant, en forme d'excuse, des guillemets avec ses doigtsDes gens à qui elle claque volontiers la bise ("on aime que ce soit familial, avec ma collègue"), avant d'effectuer toilettes, administrations de médicaments, vérification de perfusions ...

Au total, une trentaine de passages quotidiens la contraignent à parcourir chaque jour entre 150 et 200 km. La hausse des taxes sur le diesel lui reste d'autant plus en travers de la gorge, explique-t-elle, que dans sa profession, "les déplacements n’ont pas été revalorisés depuis 2012. On touche 2,50 euros du déplacement, auquel on rajoute 35 centimes du km, sauf s’il y a un cabinet plus proche". "Cette somme, on la déduit de nos charges, mais il y a une perte nette", assure-t-elle, sans chiffrer.

Julie Clemm et son Opel au cours de sa tournée d'infirmière libérale, dans le pays de Pange (Moselle), le 1er novembre 2018. (ANNE BRIGAUDEAU / FRANCEINFO)

"La voiture, c’est notre outil de travail, on a besoin d’un coffre large", déroule-t-elle encore pour justifier son choix d’une voiture spacieuse, qui consomme du 7 litres au 100. L’électrique, cette mère de deux enfants y a pensé, avant de laisser tomber : 

Les voitures électriques abordables, les petites Zoé, c’est mimi, sympa, mais c'est trop petit pour transporter le matériel médical, sans compter les enfants.

Julie Klemm

à franceinfo

Sur la route qui sillonne la campagne mosellane, entre pavillons coquets et vieilles bâtisses lorraines qui subsistent, la conversation dérive sur l’écologie. Une nécessité qui semble bien comprise ici, assure-t-elle, où "on fait le tri, et du covoiturage avec d'autres parents pour les activités des enfants". Le 17 novembre, elle n’ira pas manifester parce que "faire grève, c’est pas possible avec notre métier". Mais elle ne voit pas d’un mauvais œil le mouvement prendre de l’ampleur. Parce que "sans voitures, ce n'est juste pas possible de travailler".

 "Battage médiatique" sur les cotisations en baisse

Refrain repris sans hésitation, au bout d’une allée pavillonnaire de Pange, par Didier Ecoffet, 46 ans, signataire de la pétition pour la baisse du prix des carburants dès qu'il l'a vu "passer sur Internet" : "On est déjà 500 000  !" se réjouit-il ce jeudi.  

Didier Ecoffet à côté de sa Golf avec laquelle il fait ses 60 km quotidiens pour aller au travail, le 1er novembre 2018, à Pange (Moselle). (ANNE BRIGAUDEAU / FRANCEINFO)

Dans sa jolie maison en bout de rue, ce directeur adjoint d’un magasin de sport profite du jour férié pour nous détailler ses contraintes : "Prendre ou non ma voiture ? Je n'ai pas le choix : aucun transport en commun ne va dans le centre commercial où je travaille, à 30 km d'ici. Et je supporte intégralement le coût : ma société ne prend pas du tout en charge les frais de transport." Aussi le "battage médiatique" sur la baisse des cotisations sociales l'a-t-il exaspéré :

On nous a beaucoup parlé de la baisse des charges sociales, et beaucoup moins de la hausse des taxes sur le carburant ! A l’arrivée, pour moi, avec mon salaire mensuel de 2 500 euros, l’opération est presque nulle. Je gagne 50 euros de plus par mois, mais je donne 60 euros pour le carburant.

Didier Ecoffet

à franceinfo

A quoi il faut ajouter, comme souvent ici, le coût d'une deuxième voiture. Commerciale en reclassement, sa femme Betty vient d'acquérir une Peugeot 3008 dans laquelle le couple embarque ses deux enfants et les valises pour les vacances. Le choix était-il judicieux alors que les taxes sur le diesel ont augmenté de 10% en 2018, avant une nouvelle hausse prévue en 2019 ? "On a fait l’achat de ce véhicule au diesel il y a deux mois. Aujourd’hui, on aurait davantage réfléchi, regrette-t-il, avant d'envoyer une nouvelle salve contre la fiscalité de l'essence, qu'il juge trop chère. On peut comprendre qu’on incite les gens à rouler en véhicule essence, mais on aurait pu baisser l’essence au niveau du diesel plutôt qu’augmenter les deux !"

"L'électrique ? Cela reste impraticable" 

Essence, diesel, électrique... Quels que soient leurs véhicules, les entrepreneurs de Pange interrogés s'angoissent des coûts. Et refont inlassablement leurs calculs pour trouver comment dégager des marges. Commerçant en gros en produits d’entretien, l'affable Gilles Thouvenin, 53 ans, parcourt 45 000 km par an avec son fourgon d’entreprise qui roule au diesel. Et il constate ne pas pouvoir "répercuter le prix du carburant" sur ses ventes de produits, déjà renchéris, cette année, par la hausse de 6 à 8% de la ouate (matière première qui sert pour les papiers toilette, les mouchoirs, les serviettes de table).

Gilles Thouvenin au volant de sa fourgonnette qui lui sert à transporter des produits d'entretien en gros, à Pange (Moselle). (ANNE BRIGAUDEAU / FRANCEINFO)

Lui aussi fait le plein de gazole au Luxembourg, puisqu'il passe à proximité pour un déplacement professionnel hebdomadaire : "Cela fait 1 200 euros d’économie sur l’année. Une soupape qui me permet de maintenir les marges !"  Il se chagrine néanmoins de ce paradoxe qui l'amène à subventionner l'emploi hors des frontières. 

En France, on paie 30 centimes de plus et on ne vous sert plus dans les stations. Au Luxembourg, chez le même pétrolier, non seulement c’est moins cher, mais il y a des gens qui servent.

Gilles Thouvenin

à franceinfo.

Pour équiper sa fille, qui travaille avec lui, il a étudié l'hypothèse d'un véhicule électrique, avant d'y renoncer : "Pour livrer certains clients, j’avais besoin d’une petite fourgonnette qui aille dans les parkings souterrains de centre-ville, et qui consomme moins. J'ai envisagé l'électrique, j’y ai renoncé : c’est impraticable.  Malgré toutes les aides de l’Etat, ça représente encore un coût financier important d'au moins 15 000 euros à l'achat, sans compter la location de la batterie, de 80 euros par mois. C’est équivalent au carburant."

"On n'a aucune alternative, rien !"

Si Gilles estime s’en sortir sans trop de casse, Julien Defives, 34 ans, manifeste davantage de colère face à la flambée des taxes sur le carburant. Pour faire fonctionner ses trois entreprises (l’une en entretien espaces verts, l’autre en aménagement extérieur, la troisième en maçonnerie), il a besoin de sept camions, sans compter les autres machines à moteur. "Personne n’a eu le temps de s’adapter ! Pour continuer à vivre, on va être obligé de revoir tous nos tarifs. Mais jusqu’à où ? Pour travailler chez un particulier, on ne va quand même pas demander 80 euros de l’heure, c’est de la folie !" Les solutions de remplacement, juge-t-il, ne sont pas prêtes : "On n’a pas les moyens de passer à l’électrique aujourd’hui !" 

Le petit matériel pour les espaces verts, tronçonneuses, taille-haies, débroussailleuses etc., ça commence tout doucement à tenir la route pour des pros. Après, pour tout le reste, tout ce qui est camionnettes, mini-pelles, camions, on n'a aucune alternative, rien !

Julien Defives, entrepreneur

à franceinfo

"Les constructeurs, les fabricants de machines, personne n’a eu le temps de s’adapter à rien" s'agace-t-il, et "le gouvernement veut du jour au lendemain tout changer, tout révolutionner ! Ce n’est pas possible ! Il faut attendre que de nouveaux moteurs soient mis sur le marché, et qu'on soit aidé pour changer nos habitudes, parce que tout ça a un coût."  Et de conclure : "Oui j’ai signé la pétition. J’en ai tellement marre que je suis prêt à payer mes salariés pour qu’ils fassent grève. On est des petits patrons, pas des patrons du CAC 40 ! Il  faut prendre l’argent là où il est, et pas toujours chez les mêmes !"

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