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Vrai ou faux Crise de l'énergie : la remise en service de l'ensemble des réacteurs nucléaires français cet hiver est-elle un objectif réaliste ?

Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique, a signalé qu'EDF s'est engagé à relancer l'ensemble des 32 réacteurs actuellement à l'arrêt pour la saison hivernale. Pour les spécialistes en énergie nucléaire, ce calendrier sera difficilement tenable.

Article rédigé par Quang Pham, Brice Le Borgne
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
La centrale de Golfech dans le Tarn-et-Garonne le 22 juillet 2022. Un des deux réacteurs du site a été mis à l'arrêt pour un problème de corrosion. (FRANCOIS LAURENS / HANS LUCAS)

Contre la crise énergétique, il faut remettre sur pied le soldat nucléaire. Vendredi 2 septembre, à l'issue du conseil de défense de l'énergie, présidé par Emmanuel Macron, Agnès Pannier-Runacher, la ministre de la Transition énergétique constate les dégâts : "32 réacteurs sont actuellement à l'arrêt" sur un total de 56, soit plus la moitié du parc nucléaire français. Face à ce record historique d'indisponibilité, la ministre décrète la "mobilisation générale" et signale "qu'EDF s'est engagé à redémarrer tous les réacteurs pour cet hiver". Mais cet objectif est-il atteignable ?

Tous les réacteurs ne pourront pas être relancés avant le début de l'hiver

"Il faut décrypter ce que la ministre veut dire lorsqu'elle annonce qu'EDF va relancer l'ensemble des réacteurs nucléaires, prévient Nicolas Goldberg, expert énergie chez Colombus Consulting. Quand on dit que tous les réacteurs [en arrêt cet été] seront remis en marche pour cet hiver, cela ne signifie pas qu'ils fonctionneront tous au même moment." "L'engagement d'EDF est de redémarrer les réacteurs avant la fin de la saison hivernale", avec un planning "qui court jusqu'en février", confirme Yves Marignac, spécialiste énergie de l'association Negawatt. 

Le calendrier de redémarrage des sites nucléaires d'EDF actuellement à l'arrêt, que franceinfo a pu consulter, prévoit que sur les 33 réacteurs indisponibles au 7 septembre, neuf seront relancés d'ici le 1er octobre, date qui correspond au début de "l'hiver énergétique", période durant laquelle la consommation d'électricité pour le chauffage augmente, explique Nicolas Goldberg. La mise à disposition des vingt-quatre autres réacteurs est quant à elle étalée jusqu'au 18 février.  

Contacté par franceinfo, le cabinet d'Agnès Pannier-Runacher confirme que la ministre se référait dans ses propos au calendrier prévu par EDF, lequel "précise que les réacteurs aujourd'hui à l'arrêt seront remis en fonction d'ici la fin de l'hiver".

Les opérations de maintenance pourraient prendre plus de temps que prévu

Mais même étalé jusqu'à la fin de la saison hivernale, "l'objectif de redémarrage paraît en l'état peu réaliste", estime Yves Marignac. Les dates de remise en fonction des réacteurs annoncées par EDF ne sont en effet qu'indicatives et sont soumises à un "vrai aléa", prévient le spécialiste. "Dans le cas des arrêts de maintenance, l'apparition éventuelle d'anomalies lors des contrôles prévus peut entraîner un décalage des relances par rapport au calendrier prévu", souligne l'expert en nucléaire. "Depuis dix ans, on observe une augmentation de ces retards liés au vieillissement des centrales, note-t-il, ce qui rend plus difficile la réalisation des opérations dans les délais désirés." 

Or, selon Julien Collet, directeur général adjoint de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), 2022 est une "année exceptionnelle" en termes de chantiers de maintenance. Parmi la trentaine de réacteurs actuellement à l'arrêt, "une douzaine de réacteurs doivent faire l'objet de réparations suite à un problème de corrosion". Repérée par EDF fin 2021, la "corrosion sous contrainte" affecte particulièrement la tuyauterie du "circuit d'injection de sécurité", un dispositif de protection chargé de "refroidir en urgence un réacteur" en cas de brèche de son circuit de refroidissement, explique Yves Marignac. "C'est un système indispensable pour empêcher qu'un accident ne tourne à la catastrophe type Fukushima", avertit l'expert de Negawatt.

Beaucoup de chantiers en parallèle et pas assez d'équipes

Problème : pour réparer cette panne sensible, EDF manque de bras. L'électricien ne dispose en effet que d'un nombre limité "d'opérateurs qualifiés" pour réaliser "les soudures extrêmement délicates" nécessaires pour remédier à la corrosion des tuyaux, détaille Yves Marignac. Or ces techniciens vont devoir "intervenir en zone irradiée dans l'enceinte des réacteurs", ce qui les empêchera de multiplier les chantiers. En raison des contraintes de "radioprotection", explique le spécialiste, un opérateur ne peut être exposé à un niveau de radiations dépassant une dose maximale au-delà de laquelle il ne sera plus autorisé à travailler. La disponibilité des équipes, conditionnée aux mesures de protection sanitaires, est une des "principales contraintes" qui pèse sur le calendrier des réparations, confirme également Julien Collet de l'ASN. 

"On a beaucoup de chantiers à gérer en parallèle et donc d'une certaine manière, on manque de bras, avait reconnu fin août devant le Medef le patron d'EDF, Jean-Bernard Levy, poursuivant : On manque de bras parce qu'on n'a pas assez d'équipes formées." Le PDG avait tenu l'Etat pour responsable, déclarant : "On nous a dit : 'Préparez-vous à fermer les douze suivantes'. Nous, avec la filière, nous n'avons pas embauché de gens pour construire douze centrales, nous avons embauché pour en fermer douze." Une sortie qui lui avait valu une réponse cinglante d'Emmanuel Macron, le taxant d'"irresponsable".

EDF assure "mettre tout en œuvre"

Mais même si tous les réacteurs actuellement à l'arrêt parvenaient à être relancés, il "n'est pas du tout envisageable" que 100% du parc nucléaire soit en même temps en état de fonctionnement, tranche Yves Marignac. Car, "pour le rechargement en combustible ou des visites annuelles ou décennales", un certain nombre de réacteurs se retrouvent régulièrement en maintenance, explique l'analyste en énergie.

Sollicité par franceinfo, EDF déclare cependant "mettre tout en œuvre pour optimiser la disponibilité du parc nucléaire, en toute sûreté, pour le passage de l'hiver". L'électricien annonce des mesures spécifiques : "des économies de combustible sont réalisées sur des réacteurs, afin d'optimiser leur disponibilité cet hiver. La programmation d'opérations de maintenance a été modifiée pour quinze arrêts de réacteurs planifiés, afin de les maintenir en production tout l'hiver."

Des prévisions de capacités de production très optimistes

Sur la base des listes des arrêts des réacteurs publiées par EDF et RTE, franceinfo a déterminé la capacité de production prévisionnelle du parc nucléaire français pour cet hiver. Selon RTE et nos calculs, de 54% au mois d'octobre, cette capacité devrait dépasser les 80% mi-décembre. Elle frôlera les 90% en janvier 2023, avant d'amorcer une diminution dès le mois de février, où il est prévu d'avoir une dizaine de réacteurs à l'arrêt. Ces chiffres ne tiennent toutefois pas compte des éventuels ralentissements non planifiés, qui pourraient survenir à la suite d'incidents par exemple et faire revoir à la baisse la production. 

Ces prévisions paraissent néanmoins trop optimistes pour l'ensemble des spécialistes de l'énergie que franceinfo a interrogé. "EDF annonce que sa production va remonter jusqu'à 56 gigawatts, mais les analystes tablent plutôt sur 50 gigawatts", tempère Nicolas Golberg. La capacité du parc nucléaire français s'élève à environ 61,4 gigawatts, selon Connaissance des énergies. Pour Emeric de Vigan, vice-président de Kpler, une société spécialisée dans l'analyse des données du marché de l'énergie, les estimations fournies par EDF sont surestimées en général de "5 à 10 gigawatts". Dans le "scénario du pire", simulé par le ministère de l'Economie allemand dans le cadre d'une évaluation de la vulnérabilité des approvisionnements en énergie outre-Rhin, le nucléaire français ne parviendrait à produire que "40 gigawatts" d'électricité, ce qui équivaudrait à "15 à 20 réacteurs indisponibles", révèle Yves Marignac. 

Dans la crise énergétique actuelle, "le facteur clé sera l'arrivée du froid", soutient cependant Nicolas Goldberg. "Si EDF parvient tout de même à produire 56 gigawatts en février, cela sera très bien, car c'est le mois où les températures sont les plus basses. Mais si une vague de froid survient en novembre, nous sommes cuits", avertit le spécialiste.

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