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R. Kelly, le "roi du R&B" que les accusations d'abus sexuels n'ont jamais fait taire

Article rédigé par Valentine Pasquesoone
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Le chanteur américain R. Kelly, le 30 juin 2013 à Los Angeles, en Californie (Etats-Unis).  (KEVIN WINTER / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Mondialement connu, le chanteur américain a été jugé pour pornographie enfantine et accusé de "relation sexuelle indécente" avec des mineures. Mais il n'a jamais été condamné.

Jerhonda Pace se veut résolument optimiste. Dix ans après avoir rencontré son idole, du haut de ses 15 ans, elle sent enfin le vent tourner. "J'ai décidé de parler, car j'ai lu ce que des parents enduraient", raconte à franceinfo cette jeune mère, aujourd'hui âgée de 24 ans. "Moi aussi, j'étais à la place de leur fille." L'homme qu'elle admirait tant, l'icône du R&B R. Kelly, "est un prédateur", lance-t-elle sans l'ombre d'un doute. "Il s'attaque à des femmes noires avant de manipuler leurs esprits."

La jeune Américaine, à l'instar d'autres femmes ayant récemment témoigné, assure avoir échappé à une relation abusive avec R. Kelly, alors qu'elle n'était encore qu'une jeune fille, mineure, et que le chanteur était quadragénaire. Il y a neuf mois, elle a témoigné sur BuzzFeed* et a relaté comment l'artiste contrôlait leurs rapports sexuels, les filmait sans son consentement et lui dictait quand manger, aller aux toilettes ou sortir de chez lui. Selon une enquête de Jim DeRogatis publiée sur le site américain en juillet dernier, plusieurs jeunes femmes vivraient toujours cette même emprise du "roi du R&B", prisonnières d'une "secte" sexuelle. Le chanteur a, comme souvent, nié "sans équivoque" ces accusations.

Le mouvement Time's Up, soutien des victimes de violences sexuelles, a pris les devants, lundi 30 avril, et réclamé publiquement la fin de l'omerta entourant le chanteur, aujourd'hui âgé de 51 ans. "L'homme derrière R. Kelly a vendu plus de 60 millions d'albums, s'est produit en tournée à travers le monde à maintes reprises, et a été écouté plusieurs centaines de millions de fois, expose la branche "Women Of Color" du mouvement. Pendant ce temps, il a épousé une fille mineure, a été poursuivi par au moins quatre femmes, a été inculpé pour pornographie enfantine, et est accusé d'abus sexuels." Récit du parcours trouble – mais jamais entravé – de la star américaine.

R. Kelly chante l'hymne national avant un match de basket à New York (Etats-Unis), le 17 novembre 2015.  (FRANK FRANKLIN II / AP / SIPA)

Marié illégalement à la très jeune Aaliyah 

Le bruit court depuis bien longtemps que Robert Sylvester Kelly a un penchant pour les (très) jeunes femmes. Dès ses 26 ans, et le lancement de sa carrière solo avec l'album 12 Play, sorti en 1993, les rumeurs à son sujet vont bon train dans l'industrie du R&B.

Quand j'ai commencé à suivre la musique pop au début des années 1990, on en parlait déjà. Tout le monde dans l'industrie musicale, des studios aux publicitaires, disait que R. Kelly 'les aime jeunes'.

Le journaliste Jim DeRogatis

à franceinfo

L'année 1994 appuiera un peu plus ces on-dit. Le 24 mai, une jeune Américaine de 15 ans, Aaliyah Dana Haughton, dévoile son premier album, Age Ain't Nothing But A Number ("L'âge n'est rien d'autre qu'un chiffre" en VF). L'homme derrière ce disque – et son titre pour le moins explicite – n'est autre que R. Kelly. 12 Play est alors disque de platine grâce aux tubes Your Body's Callin' et Sex Me. La jeune Aaliyah connaît le chanteur depuis ses 12 ans, selon le Chicago Sun-Times. C'est son oncle, le manager Barry Hankerson, qui a fait les présentations.

La relation de travail entre Aaliyah et R. Kelly prend très vite une autre tournure. Le 31 août 1994, l'artiste et l'adolescente se marient dans un hôtel de Rosemont, en proche banlieue de Chicago. Sur le certificat de mariage, Aaliyah assure qu'elle a 18 ans. Elle en a pourtant trois de moins, rendant leur relation illégale dans l'Etat de l'Illinois, où l'âge légal du consentement est de 17 ans. Le couple sera séparé par la famille de la jeune fille, et leur mariage annulé quelques mois plus tard, précise la BBC.

Malgré l'illégalité des faits et l'onde de choc qu'ils provoquent, ni la police, ni la justice n'enquêtent sur leur histoire, rappelle le Chicago Sun-Times. Un simple accord est signé entre les deux artistes, qui acceptent de ne plus jamais mentionner leur relation. Aaliyah, en échange de 100 dollars, selon le journaliste Jim DeRogatis, accepte de n'engager aucune poursuite à l'encontre de son producteur, pour "détresse émotionnelle" ou "blessure physique". R. Kelly, lui, ne parlera quasiment plus de cet épisode. Il voit peu après sa carrière décoller sans encombre. L'année suivant son mariage, l'artiste produit You Are Not Alone de Michael Jackson. Très vite, le titre est numéro 1.

Une première plainte enterrée

En ce milieu des années 1990, véritable âge d'or du R&B, rien ne semble arrêter R. Kelly. L'artiste, nommé pour la première fois aux Grammy Awards, signe un deuxième album solo à succès. En 1996, il compose I Believe I Can Fly pour le film d'animation Space Jam. Le titre est un hit planétaire – et le plus grand succès, à ce jour, du chanteur. Dans ce contexte, une première plainte déposée contre la star passe totalement inaperçue.

R. Kelly, entouré d'Aretha Franklin et de Dan Aykroyd, musicien et acteur, lors d'une répétition de la cérémonie des Grammy Awards, le 22 février 1998 à New York (Etats-Unis).  (FRED PROUSER / REUTERS)

Le 24 décembre 1996, Tiffany Hawkins décide de poursuivre R. Kelly pour "blessures personnelles et émotionnelles". Selon sa plainte, la jeune fille a rencontré l'artiste en 1991, à l'occasion d'un cours de chorale qu'il donnait. La lycéenne n'avait alors que 15 ans. Lui en avait 24. Pendant trois ans, la star aurait "eu des contacts sexuels inappropriés avec elle, y compris des rapports sexuels en groupe, avec d'autres mineures", précise le document. A l'issue de cette relation, Tiffany Hawkins aurait tenté de mettre fin à ses jours. En janvier 1998, un accord à l'amiable entre les deux parties clos définitivement l'affaire : la plaignante, qui réclamait dix millions de dollars au chanteur, en reçoit finalement 250 000 et promet de ne plus évoquer ces accusations. 

En novembre 2000, quand Jim DeRogatis, alors critique musical, écrit sur le rapport de l'artiste au sexe et à la religion, un fax anonyme change la donne. "Le problème de Robert, ce sont les jeunes filles", assure le fax, adressé au journaliste. "Je connais Robert depuis de nombreuses années, j'ai essayé de l'aider, mais il refuse de l'être", prévient son auteur. Le reporter s'empare alors de l'affaire.

L'unité chargée des crimes sexuels à Chicago enquêtait sur lui depuis deux ans. Mais de nombreuses femmes avaient signé des accords de confidentialité.

Jim DeRogatis

à franceinfo

Son enquête, publiée le 21 janvier 2000 dans le Chicago Sun-Times, révèle au grand jour un nouveau visage de l'interprète : celui du prédateur sexuel. "Selon plusieurs sources, R. Kelly continue de chercher à rencontrer des mineures. Des petits papiers roulés contenant son numéro de téléphone sont distribués en coulisses, lors de concerts ou de tournages", rapporte l'article. Une deuxième jeune femme relate des faits similaires à ceux rapportés par Tiffany Hawkins. Evoquant "la maladie" de R. Kelly, elle confie avoir eu plusieurs rapports sexuels avec lui alors qu'elle n'avait que 16 ans. L'artiste se refuse à tout commentaire. Sa porte-parole dira simplement que "de nombreuses personnes détestent Robert pour son succès"

L'argent plutôt que la justice

Malgré tout, la carrière de R. Kelly continue de plus belle. Vers la fin des années 1990, il produit I'm Your Angel de Céline Dion et I Don't Want To de Toni Braxton. En 2001, le chanteur reçoit un prix pour sa "réussite exceptionnelle". L'année suivante, il se produit lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques d'hiver de Salt Lake City (Etats-Unis).

R. Kelly tient en l'air le prix qu'il a reçu lors des Music of Black Origin Awards (MOBO), le 4 octobre 2001 à Londres (Royaume-Uni).  (KIERAN DOHERTY / REUTERS)

Ces années sont pourtant marquées par une série de nouvelles accusations le visant directement. En janvier 2001, une première vidéo, semblant montrer R. Kelly en plein acte sexuel avec une très jeune femme, est envoyée à la rédaction du Chicago Sun-Times, puis remise à la police. Six mois plus tard, une ancienne stagiaire du studio Epic Records, Tracy Sampson, l'accuse de "relation sexuelle indécente" alors qu'elle avait 17 ans. La jeune femme affirme, entre autres, que l'artiste l'a forcée à subir un cunnilingus de la part d'une autre fille, contre sa volonté.

J'ai souvent été traitée comme son objet sexuel personnel. Il me disait de venir dans son studio, couchait avec moi et me demandait de partir. Il a souvent tenté de contrôler chaque aspect de ma vie.

Tracy Sampson

dans sa plainte visant R. Kelly 

Deux autres plaintes suivent l'année suivante. Patrice Jones, une habitante de Chicago, affirme qu'elle est tombée enceinte à la suite de relations sexuelles avec R. Kelly, alors qu'elle était mineure. Un associé du chanteur l'aurait accompagné pour se faire avorter, rapporte la radio WBEZ. Une autre jeune femme, Montina Woods, l'accuse quant à elle d'avoir filmé leurs rapports sexuels sans son consentement. Aucune de ces accusations ne prendra le chemin de la justice. Dans chaque cas, l'affaire est classée sans suite, relate la BBC. L'artiste a payé une somme maintenue secrète à ces victimes présumées, s'assurant, en échange, de leur silence.

Pour l'avocate d'un bon nombre de plaignantes, il était plus simple, et plus rémunérateur d'obtenir un accord financier plutôt que d'aller en justice. Je pense qu'il y a eu plus d'une douzaine d'accords de ce type avec R. Kelly.

Jim DeRogatis

à franceinfo

Cette même avocate a aussi incité Jerhonda Pace à ne pas engager de poursuites judiciaires contre R. Kelly, à l'issue de leur relation, en janvier 2010. "Elle m'a dit que le résultat serait le même que pour le procès de 2008, se souvient-elle, interrogée par franceinfo. C'est-à-dire qu'il serait jugé non-coupable."

Il est acquitté en 2008

Car la star s'est bien retrouvée sur le banc des accusés, lors d'un procès pour pornographie enfantine à Chicago, au printemps 2008. Les faits remontent pourtant à février 2002. Jim DeRogatis reçoit, dans sa boîte aux lettres du Chicago Sun-Times, une deuxième vidéo pornographique. D'une durée de 26 minutes, celle-ci montre un homme ressemblant à R. Kelly ayant un rapport sexuel avec une jeune fille semblant être mineure. Il lui demande de l'appeler "Papa", exige d'elle différentes positions, avant de lui uriner dessus. Les images sont immédiatement remises à la police. Quatre mois plus tard, R. Kelly est identifié comme étant l'homme dans cette vidéo. Il est arrêté et mis en examen. L'artiste plaide non-coupable, mais risque jusqu'à 15 ans de prison.

R. Kelly et son avocat face au juge du comté de Polk, à Bartow, en Floride (Etats-Unis), après avoir été arrêté pour pornographie enfantine, le 6 juin 2002.  (CHRIS O'MEARA / AP / SIPA)

Dans l'attente d'un procès, les affaires reprennent pour la célébrité. Comme le rappelle le Chicago Magazine, le label du chanteur, Jive Records, lui apporte un soutien sans faille. Peu après sa mise en examen, il signe un nouvel opus, Chocolate Factory, qui deviendra en une poignée de semaines l'un des plus gros succès de l'année, écrit le New York Times en 2003.

Son implication dans cette vidéo a bien failli mettre un terme à sa carrière, tant elle s'est construite sur des chansons transformant des déclarations romantiques en blagues obscènes.

Le "New York Times"

Sa carrière toujours étanche aux accusations le visant, R. Kelly voit son procès s'ouvrir le 9 mai 2008, six ans après sa mise en examen. L'artiste refuse de témoigner. L'un de ses avocats, cité par le New York Times, défend l'idée "que tout cela, du début à la fin, n'est qu'une question d'argent". Le 14 juin, malgré la certitude de sa présence dans la vidéo, l'artiste est acquitté. Le jury assure avoir été incapable d'identifier la victime présumée, et donc définir son âge au moment des faits. "En fait, la jeune fille et ses parents n'ont jamais voulu témoigner", a récemment expliqué Jim DeRogatis auprès du site Vox. "Pourtant, plusieurs douzaines de personnes ont témoigné. Tous ont dit qu'il s'agissait bien d'elle, et qu'elle était mineure. Mais sans victime, (...) pas de crime." 

Bientôt un nouveau procès ?

Sept mois après l'onde de choc provoquée par l'affaire Weinstein, les victimes présumées sont bien là, prêtes à témoigner. Jerhonda Pace confie à franceinfo qu'elle envisage une action en justice. "Il faut que cela soit fait", défend-elle. Après dix-huit années d'enquête, Jim DeRogatis peine à croire à un sursaut judiciaire. "Entre trois et quatre jeunes femmes sont, à la minute où je vous parle, en situation de danger. Et personne ne fait rien", souffle-t-il avec sincérité. L'une des raisons de cette inaction, d'après lui, est le fait qu'il s'agit de femmes noires.

Dans notre société, malheureusement, personne n'importe moins qu'une femme noire.

Jim DeRogatis

à franceinfo

Le reporter ne cache pas sa révolte, face aux si faibles conséquences pour R. Kelly. "C'est un comportement de prédateur, qui s'étend sur près de trente ans", résume-t-il. "S'il était enseignant ou prêtre, il ne s'en serait jamais sorti. Mais il est une superstar."

* Tous les liens sont en anglais. 

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