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D'une thèse contestée à des soupçons d'escroquerie, voyage dans la faille spatio-judiciaire des frères Bogdanoff

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Igor (à gauche) et Grichka Bogdanoff, dans la maison du premier à Paris, le 28 juin 2018. (KOCILA MAKDECHE / FRANCEINFO)

Les frères Bogdanoff ont été mis en examen le 21 juin pour "escroquerie sur personnes vulnérables". Entre accusations de manipulations et théories mystiques, franceinfo dresse le portrait des jumeaux les plus célèbres de la télévision française.

Un rendez-vous fixé, repoussé, puis reporté. Avant d'être de nouveau retardé… Les frères Bogdanoff sont visiblement très occupés. Ou peut-être se laissent-ils dépasser par leur logorrhée si particulière ? C'est en tout cas avec un immense sourire que les jumeaux les plus célèbres de la télévision française reçoivent dans l'hôtel particulier d'Igor, situé dans la cour d'un discret immeuble du très chic 16e arrondissement de Paris.

Chaleureux, Grichka a le tutoiement facile. "Excuse-nous pour le retard. Nous sommes très pris par nos activités", explique-t-il en faisant visiter la somptueuse demeure.

C'est notre nature : nous nous engageons toujours corps et âme dans le tourbillon des événements. D'autant plus qu'en ce moment, nous connaissons un épisode d'accélération.

Grichka Bogdanoff

à franceinfo 

Cet épisode d'accélération a commencé le 21 juin, lorsque les frères Bogdanoff ont été mis en examen pour "escroquerie sur personne vulnérable" et "tentative d'escroquerie". Les jumeaux sont soupçonnés d'avoir dupé Cyrille P., un homme d'une cinquantaine d'années, "ami et partenaire professionnel", présenté comme un producteur de cinéma. La justice s'intéresse à plusieurs transactions : la vente d'une partie de la maison d'Igor pour 750 000 euros et la cession, contre deux chèques de 125 000 euros, d'une partie des droits de "Temps X", l'émission de science-fiction de TF1 qui a rendu célèbres les Bogdanoff dans les années 1980. 

Les frères contestent toute tentative d'escroquerie. "Cyrille est un ami et nous n'avons pas reçu un seul euro de sa part", affirme Grichka. Igor continue : "Le chèque pour la vente de la maison a été rejeté faute de provision. Et les deux chèques de 125 000 euros n'ont jamais été déposés à l'encaissement."

Les Bogdanoff (qui ont pris le nom de Bogdanov pour signer leurs livres) démentent aussi la "prétendue vulnérabilité" de Cyrille P. "Il n'est pas du tout placé sous tutelle ou sous curatelle comme on a pu l'entendre. C'est un garçon en pleine forme, de haute culture, qui a fait maths sup et maths spé. Ce n'est pas du tout quelqu'un de diminué", reprend Grichka, calé dans un fauteuil. Visiblement peu inquiet, il dit considérer cet épisode comme une "simple perturbation temporaire de [leur] ligne d'univers".

"La magie des 'Bogz'"

Des perturbations, le vaisseau Bogdanoff en a connu plusieurs ces dernières années. En 2014, Igor Bogdanoff a été condamné à 10 000 euros d'amende pour "faux en écriture" après avoir falsifié son carnet de vol d'hélicoptère dans le but d'atterrir près d'un centre commercial pour faire la promotion d'un livre. "J’ai fait des missions humanitaires en ex-Yougoslavie et en RDC en tant que militaire pour le compte de l’ONU, assure-t-il, toujours agacé de cette décision. Cela représentait jusqu’à 50 heures [de vol] par an. J’ai des documents qui le prouvent." De retour au tribunal en mars dernier, Igor a cette fois été jugé pour violation de domicile. Il a été condamné à 1 500 euros d'amende pour s'être introduit chez son ex-compagne, âgée de 44 ans de moins que lui, a appris franceinfo de source judiciaire.

Igor plus sulfureux que Grichka ? "Je suis peut-être plus incarné, avance le premier. Mes activités sont moins abstraites, plus concrètes. Grichka fait des mathématiques, moi je fais de l'escalade à Fontainebleau." "J'ai de mon côté un goût plus marqué pour l'abstraction et je suis probablement plus du côté des étoiles qu'Igor, rebondit Grichka. Mon point de vue est toujours guidé par une vocation généralisante, incarnée dans une praxis différente." 

Il n'est pas toujours facile de suivre les Bogdanoff. Surtout lorsque la discussion vire en une étrange partie de ping-pong verbal où l'on cite pêle-mêle saint Augustin, Jacques Séguéla et des concepts de physique quantique incompréhensibles pour le commun des mortels. "C'est toute la magie des 'Bogz'", s'amuse Véronique, la sœur cadette de la fratrie Bogdanoff, qui décrit des frères "lyriques, passionnés de poésie et drôles à mourir".

Quand ils sont deux, ils vous embourbent complètement, en vous racontant des choses qui peuvent sembler sans queue ni tête.

Véronique Bogdanoff, sœur cadette de la fratrie

à franceinfo  

Cette propension au discours nébuleux a fait des Bogdanoff la cible privilégiée de la communauté scientifique. Au tout début des années 1990, pourtant forts de huit ans de succès télévisuel avec "Temps X" (1979-1987), les frères quittent le petit écran pour rédiger une thèse et devenir docteurs. Un titre qu'ils s'attribuaient pourtant déjà sur la quatrième de couverture de leur livre Dieu et la science, paru en 1991. 

Erreur de l'éditeur ou sens inné de l'anticipation ? Grichka décroche en tout cas son doctorat – Fluctuations quantiques de la signature de la métrique à l'échelle de Planck – en 1999 avec la plus basse mention, note Mediapart. Igor, lui, est recalé. Il soutient une seconde fois – sa thèse est intitulée État topologique de l'espace-temps à l'échelle zéro – et obtient le titre de docteur en 2002.

Le "code génétique" de l'Univers

Le sujet de leurs travaux est à leur image : mystérieux. Les jumeaux s'intéressent à l'avant big bang, c'est-à-dire à ce qui précède l'Univers tel qu'on le connaît. D'après eux, "il existe une information originelle, structurée sous la forme d'une sorte de code cosmologique, qui serait pour l’Univers ce que le code génétique est pour les êtres vivants", expliquent-ils dans Paris Match. Dans Le Visage de Dieu (Grasset, 2010), ils affirment que la création de l'Univers répond à un sens bien défini. Une théorie contestée par de nombreux scientifiques.

Sur le site Acrimed, l'astrophysicien Alain Blanchard s'est indigné de la validation des thèses des Bogdanoff. D'après lui, ces recherches "ne présentent pas les garanties de rigueur qui permettent la délivrance du diplôme de doctorat". "Dans nos démonstrations, nous utilisons des outils innovants que peu de personnes maîtrisent aujourd'hui", se défend Grichka pour expliquer la mauvaise réception de sa thèse. Mais cela ne convainc pas Alain Blanchard. 

Plusieurs personnes ont évalué leurs travaux et toutes ont estimé qu'ils n’avaient pas du tout la valeur d’une thèse, ne serait-ce que correcte.

Alain Blanchard, astrophysicien

à franceinfo

C'est le cas d'Alain Riazuelo. Ce chargé de recherche au CNRS et à l'Institut d'astrophysique de Paris a rédigé une critique longue comme un roman des thèses des Bogdanoff. Surtout, il a publié sur son site internet un manuscrit non officiel de la thèse de Grichka, ce qui lui a valu, en 2012, d'être condamné pour violation du droit d'auteur. La sentence a ému la communauté scientifique et 170 chercheurs, dont Alain Blanchard, ont signé une pétition pour revendiquer leur "droit au blâme". 

Habitués des prétoires, les Bogdanoff ont par ailleurs fait condamner Marianne en diffamation pour avoir publié plusieurs articles au vitriol ainsi qu'un extrait d'un rapport interne du CNRS affirmant que le manuscrit de thèse d'Igor "ne peut pas être qualifié de contribution scientifique". La journaliste et le directeur du magazine ont été condamnés solidairement à leur verser 64 000 euros de dommages-intérêts.

"Je les ai comparés à Elena Ceausescu"

"Les Bogdanoff ont tendance à poursuivre quiconque critique la pertinence de leur travail", regrette David Fossé, rédacteur en chef adjoint du magazine Ciel et Espace. Lui-même a été poursuivi en diffamation en 2004. Mais les deux frères ont finalement renoncé à leurs poursuites et ont été condamnés à verser 2 500 euros au magazine au titre des frais de justice.

Dans son enquête, David Fossé a pointé du doigt plusieurs "citations trafiquées en contre-vérités" par les jumeaux pour se "couronner de cautions scientifiques". Un procédé dont Jean-Paul Delahaye, professeur émérite à l'université de Lille, dit avoir été victime. "En 2004, ils m’ont contacté en me demandant d’écrire un article. Ils avaient une sorte de blanc-seing pour écrire dans Paris Match. J’ai compris après coup que la seule chose qui les intéressait était que j’appuie leurs soi-disant travaux et que je fasse la publicité de leur livre."

Le texte, qui prend la forme d'une interview, fait plusieurs allers-retours entre Jean-Paul Delahaye et Grichka Bogdanoff, occasionnant chaque fois des modifications. Franceinfo a pu consulter les trois versions de ce texte. Dans la première, le nom des Bogdanoff n'est pas mentionné. Dans la deuxième, à laquelle Jean-Paul Delahaye dit avoir donné son accord, des mentions à leurs travaux apparaissent. Est par exemple cité leur ouvrage Avant le big bang (Grasset, 2004). Mais Jean-Paul Delahaye affirme n'avoir pas validé la troisième version, finalement publiée. Un sous-titre a notamment été ajouté, affirmant que le scientifique confirme les thèses des jumeaux. Ses réponses ont également été condensées. 

 

Sur la "Version 3" du texte, qui a été publiée dans les pages de "Paris Match" un titre indiquant que le Jean-Paul Delahaye confirme la thèse des Bogdanoff a été ajouté.  (FRANCEINFO)

"Je n'ai jamais confirmé quoi que ce soit ni employé le terme de code génétique, s'indigne Jean-Paul Delahaye. J’étais très énervé. Je les ai comparés à Elena Ceausescu, l’épouse du dictateur roumain, qui avait été nommée membre de l'Académie des sciences roumaine grâce au pouvoir de son mari. Eux, en usant de leur pouvoir médiatique, ont tenté de se façonner une image de scientifiques reconnus… Ce qui n'a jamais été vrai.”

Ils sont profondément malhonnêtes et incompétents. J’ai été très déçu par leur comportement.

Jean-Paul Delahaye, professeur émérite à l'université de Lille

à franceinfo

Interrogé sur ce point, Grichka Bogdanoff admet avoir fait "des modifications à la marge" mais nie toute malhonnêteté. "Paris Match a fait sa part de modifications. Comme tout journal, ils ont des contraintes de signes."

À deux contre tous

Depuis, les jumeaux ne cessent de dénoncer "une cabale". "La vérité, c'est que beaucoup de scientifiques nous critiquent sans même avoir essayé de comprendre nos travaux", regrette Igor. Grichka embraye : "Il y a aujourd'hui chez ces personnes une religion, une croyance, selon laquelle l'Univers est le fruit du hasard, et elles ne supportent pas que nous allions à l'encontre de cette croyance."

Lui insiste : "Au contraire, il y a d'autres scientifiques dont la culture mathématique est plus élevée et qui comprennent nos travaux sur l'avant big bang et par conséquent les soutiennent." Dans le camp des soutiens, Grichka Bogdanoff met en avant un ancien professeur assistant à Harvard, Lubos Motl, qui a écrit un livre sur L'Equation Bogdanoff ou un chercheur du CNRS, Luis Gonzalez-Mestres, auteur de L'Enigme Bogdanoff.

Notre situation est comparable à celle des Lumières qui faisaient face à la pensée obscurantiste et médiévale.

Grichka Bogdanoff

à franceinfo

Peut-on décemment affirmer que l'on a raison quand le reste du monde dit le contraire ? "Quand ils me parlent de cabale contre eux, je ne peux pas vérifier, défend Véronique Bogdanoff. La légitimité, je n’en sais rien. Mais ce qui est sûr, c'est qu'ils ont bossé comme des fous, et ce boulot, personne ne peut le leur enlever."

Tous ces épisodes ont isolé Igor et Grichka Bogdanoff au sein de la communauté scientifique. "Cela a énormément fait souffrir Grichka, poursuit leur sœur cadette. Je me souviens d'en avoir parlé avec lui et il était profondément dévasté par ce qui lui arrivait, à titre individuel. Après, le binôme a fait face, dignement, comme il le fait toujours."

Des hommes "venus d'ailleurs"

C'est dans leur gémellité que les Bogdanoff trouvent leur assurance, avec elle qu'ils font face aux attaques. "Être deux nous fait déboucher sur un grand principe de relativité. Parce que nous sommes deux, nous avons appris à adopter d'autres points de vue, d'autres repères. C'est un élargissement, mais aussi une protection", admet Grichka.

"Ils se protègent constamment l’un l’autre", confirme Véronique Bogdanoff. A 50 ans, la cadette explique être étrangement devenue une "vieille petite sœur" pour ses frères. "Les jumeaux ont bien évidemment un rapport très compliqué avec l'idée de vieillir, avec la mort, raconte-t-elle d'une voix tendre. Ils prévoient de vivre jusqu'à 120 ans."

Est-ce la raison de leurs changements physiques si spectaculaires ? Chirurgie esthétique, hormones de croissance, maladie… Tout a été écrit sur la transformation de leur visage. "Même à leur famille, ils ne disent pas ce qu'ils ont fait, assure Véronique Bogdanoff. Une fois, lorsque nous étions chez nous dans le Gers, j’ai dit à Igor : 'Déconne pas. La bouche, ne fais pas plus.' Il est resté pétrifié quinze secondes, avant de me dire : 'Eh dis donc, toi ! Ça va pas de me dire ça ?'" Quand on leur pose la question, Grichka ne part pas dans ses habituelles digressions. Alors qu'il s'apprête à parler, Igor, assis à côté de lui, se redresse. Laconique, il lance : "Dis seulement que l'on vient d'ailleurs."

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