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Dangereuse, efficace, sans effet ? L'ostéopathie sur les nourrissons, une pratique qui divise

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Un enfant d'un mois lors d'une séance d'ostéopathie, en 2012. (Photo d'illustration) (HUMBERT / BSIP)

Des professionnels de santé ont fait part de leur "indignation" après la diffusion d'un reportage montrant un bébé prématuré pris en charge par un ostéopathe à l'hôpital de Grasse.

"Les images de ce nourrisson dont on tire le crâne m'ont fait frémir." Le chirurgien Laurent Lantieri se dit "sidéré" après la diffusion, en février, sur France 5, d'un reportage montrant l'intervention d'ostéopathes à la maternité du centre hospitalier de Grasse (Alpes-Maritimes). Sur certaines de ces images de l'émission "La Maison des maternelles", un ostéopathe manipule la base du crâne d'un prématuré, tout en lui introduisant un doigt nu dans la bouche. Pour Laurent Lantieri, auteur de la première greffe totale du visage en 2010, de tels gestes sont "dangereux""n'ont aucun effet prouvé" et n'ont "pas leur place dans un hôpital public".

Sur Twitter, un neurologue s'est lui aussi alarmé de "ces pratiques qui ne sont basées sur rien" et qui, selon lui, "contribuent à remplir nos services de neurologie de dissections artérielles en tout genre et de lésions plexiques". Ce chef de service hospitalier, qui souhaite rester anonyme, estime que l'ostéopathe auteur de ces gestes devrait être "mis à pied" pour mise en danger du patient et absence de respect des règles d'hygiène. 

Pour le kinésithérapeute Frédéric Paillaugue, spécialisé dans la nuque et la mâchoire, le problème n'est pas l'ostéopathie dans son ensemble, mais le concept et les techniques de l'ostéopathie crânienne. Enseignant dans une université de Bruxelles (Belgique), il juge ce modèle "complètement charlatanesque", chez l'adulte comme le nourrisson. "Chez un nouveau-né, les articulations ne sont pas encore définitives, beaucoup d'éléments sont cartilagineux, le crâne n'est pas encore totalement ossifié. Il existe des risques vasculaires dans la manipulation cervicale. Ici, rien ne justifie de prendre le risque." Ces critiques virulentes sont-elles justifiées ? Faut-il tenir son bébé loin de la table d'examen de l'ostéopathe ?

Une pratique autorisée en France

En France, l'ostéopathie figure officiellement parmi les "pratiques de soins non conventionnelles", au même titre que l'homéopathie, l'hypnose ou le tai-chi. "Leur point commun est qu'elles ne sont ni reconnues au plan scientifique par la médecine conventionnelle, ni enseignées au cours de la formation initiale des professionnels de santé", résume le ministère. Les ostéopathes ne sont pas considérés comme des professionnels de santé et sont dits "ostéopathes exclusifs", à moins d'être, en plus, médecins, sages-femmes, masseurs-kinésithérapeutes ou encore infirmiers.

L'ostéopathie est encadrée par un décret de 2007, qui autorise les praticiens à "prévenir ou remédier à des troubles fonctionnels du corps humain", sous certaines conditions. Les ostéopathes ont ainsi interdiction de prodiguer leurs gestes pour traiter des pathologies nécessitant "une intervention thérapeutique, médicale, chirurgicale, médicamenteuse ou par agents physiques". Le décret précise que les prises en charge doivent être "exclusivement manuelles et externes".

Un ostéopathe tient les jambes d'un enfant d'un mois, en 2012. (HUMBERT / BSIP / AFP)

Dans le cas des nourrissons de moins de six mois, il existe une autre restriction : les "manipulations du crâne, de la face et du rachis" par des ostéopathes exclusifs sont conditionnées à la délivrance d'un certificat médical. Dans les faits, cette disposition est rarement respectée, selon le président du syndicat Ostéopathes de France, Dominique Blanc. "Les médecins ne rédigent pas de certificats pour ne pas engager leur responsabilité", affirme-t-il.

La présidente de la Société européenne de recherche en ostéopathie périnatale et pédiatrique, Roselyne Lalauze-Pol, précise qu'il faut entendre le terme "manipulations" dans son acception ostéopathique. Selon un arrêté de 2014, "la manipulation est une manœuvre unique, rapide" qui "peut s'accompagner d'un bruit de craquement", par opposition à la "mobilisation" ostéopathique, qui est "un mouvement passif parfois répétitif".

Une efficacité "au mieux modeste", selon l'Inserm

La science se montre plus sévère que la loi à l'égard de l'ostéopathie. En 2012, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a passé en revue (document PDF) les études existantes sur le sujet. Conclusion : l'efficacité de l'ostéopathie reste à démontrer et "apparaît au mieux modeste". En parallèle, il existe un risque d'effets indésirables, comme "la survenue rare, mais très préoccupante, d'accidents (...) graves lors de manipulations cervicales".

En 2015 et 2016, deux rapports ont été publiés par un collectif de chercheurs sollicité par le Conseil national de l'Ordre des masseurs-kinésithérapeutes. Le premier, consacré à l'ostéopathie crânienne (PDF), a conclu que "les thérapies s'y rapportant sont à ce jour dépourvues de fondement scientifique". Le second, sur l'ostéopathie viscérale (PDF), a abouti exactement à la même conclusion. Désormais, la pratique des ostéopathies crânienne et viscérale est proscrite aux kinés, en tant que "dérive thérapeutique", selon leur Conseil national de l'Ordre.

Moins définitif, le ministère de la Santé estime que "des études rigoureuses sur le plan de la méthodologie sont nécessaires pour clarifier l'intérêt" de l'ostéopathie. En attendant, en cas de douleur, il recommande aux patients de se tourner vers un médecin avant tout passage chez l'ostéo.

A Grasse, des bébés "apaisés" et des parents "soulagés"

Face aux réserves de la science et aux attaques de certains professionnels de santé, quelles réponses des ostéopathes et de leurs soutiens ? Le praticien filmé à Grasse et son hôpital ont refusé les demandes d'interviews de franceinfo. Mais, dans un texte (document PDF) signé en 2018, le chef du service de pédiatrie-néonatalogie du centre hospitalier saluait cette collaboration initiée en 2017. "Souvent, dès la première séance, les parents sont surpris et soulagés de voir leur bébé apaisé", soulignait Joël Nguyen. Il défendait un "exercice raisonné" de l'ostéopathie, "en collaboration étroite" avec les médecins et les soignants.

Selon France 5, les parents du prématuré montré dans le reportage ont fait état de "progrès évidents" après son passage par la case ostéo. "On lui a enlevé l'appareil qui permettait de respirer correctement (...) et il prend tout seul ses biberons", souligne la mère dans l'extrait ci-dessous.

Sans commenter les images, le président d'Ostéopathes de France, Dominique Blanc, se veut rassurant. "Depuis que l'ostéopathie est encadrée, je n'ai eu connaissance d'aucun problème avec un nourrisson ayant reçu un traitement ostéopathique crânien." De même, en 2006, une étude de l'Académie d'ostéopathie de France n'avait trouvé aucune trace d'accident impliquant un nourrisson, aussi bien dans la littérature scientifique que dans les sinistres déclarés aux assureurs. Rien non plus dans les déclarations d'un échantillon de 118 ostéopathes interrogés. Cette étude avait estimé à 217 000 le nombre de nourrissons de moins de neuf mois traités par un ostéopathe en 2005.

Près de 90% des patients satisfaits

Interrogé sur l'efficacité de sa discipline, Dominique Blanc assure que démonstration en est faite "chaque jour auprès des patients". Il dénonce les conclusions "complètement orientées" des rapports commandés par les kinés, "dans un contexte corporatiste". Il déplore aussi le manque d'accès des ostéopathes aux publications scientifiques. "On n'a jamais pu passer le stade des comités de lecture des revues, composés quasi uniquement de médecins ou de kinés."

On n'a pas de reconnaissance scientifique, mais on est reconnus par les patients.

Dominique Blanc, président du syndicat Ostéopathes de France

à franceinfo

La présidente de la Société européenne de recherche en ostéopathie périnatale et pédiatrique, Roselyne Lalauze-Pol, regrette le "manque de recherche" dans ce domaine. Elle met en avant des obstacles financiers mais aussi "un peu de fainéantise de la part des ostéopathes", qui ont "une culture de la preuve scientifique moins ancrée" que les médecins. "Il faut faire des études pour prouver que ça marche", martèle cette ostéopathe, qui vient justement de lancer une étude sur les enfants hypotoniques en France.

En attendant d'éventuelles preuves de ses bienfaits, l'ostéopathie continue de se développer et de se structurer. Un décret de 2014 a fixé la formation des étudiants à 4 860 heures de théorie et de pratique, sur cinq ans, dans des écoles privées agréées. Malgré l'absence de remboursement par la Sécurité sociale, deux Français sur trois disent avoir déjà consulté un ostéopathe, avec un taux de satisfaction de 88%, selon un sondage Ifop pour Ostéopathes de France réalisé en 2016. Au 5 mars 2019, 31 300 ostéopathes étaient déclarés dans le pays.

Parallèlement, cette "pratique de soins non conventionnelle" continue d'être contestée. "Je vais écrire à l'agence régionale de santé de Paca pour qu'on m'explique pourquoi, à Grasse, on fait subir à des nourrissons des actes non nécessaires à leur prise en charge, annonce Pascale Mathieu, présidente du Conseil national de l'Ordre des kinés. Je suis indignée, un ostéopathe n'a pas à intervenir dans un hôpital public pour des actes sans fondement scientifique."

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