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"Implant Files" : des témoins brisent l’omerta des dessous-de-table dans le monde de l’orthopédie

Hanche, genou… Les prothèses orthopédiques sont les implants les plus posés en France. Un marché estimé à 500 millions d’euros qui ne cesse de croître, en raison des besoins liés au vieillissement de la population. Un marché qui encourage les tentations. 

Article rédigé par franceinfo - Élodie Guéguen / cellule investigation de Radio France / ICIJ
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 21min
Jacques*, le gérant d’une société de distribution de prothèses, dénonce les pratiques de corruption dans le secteur de l’orthopédie.  (ÉLODIE GUÉGUEN / RADIO FRANCE)

"C’est un secteur où l’argent coule à flot", nous confiait une source au début de notre enquête dans le cadre du projet "Implant Files", menée par le consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) dont Radio France est partenaire. Nous ne savions pas encore que nous allions recueillir autant de témoignages évoquant des pratiques douteuses voire illégales, mêlant des distributeurs de prothèses installés dans des paradis fiscaux à des chirurgiens réclamant des pots-de-vin.

Nous rejoignons Philippe* au petit matin, au fond d’un café désert. Cet ancien professionnel de santé a fait carrière dans le secteur des prothèses orthopédiques. Il est aujourd’hui responsable national des ventes d’un fabricant implanté en France. Comme les autres témoins que nous avons rencontrés, il a l’impression de briser une omerta. "Il y a un effet cocotte-minute. Tout le monde sait mais personne n’en parle". Philippe sait que son témoignage risque d’écorner l’image d’Épinal du chirurgien orthopédiste. "Certains praticiens nous font très vite comprendre qu’on n’est rien sans eux. Car ils sont les uniques décisionnaires en matière de choix d’implants. Ce qui amène très vite le sujet suivant qui est : comment est-ce qu’on collabore ?" Selon Philippe, certains chirurgiens n’y vont pas par quatre chemins pour réclamer des pots-de-vin. "Je me suis trouvé face à un chirurgien orthopédiste qui m’a dit très clairement : 'Si je travaille avec vous, je gagne combien ? Qu’est-ce que je touche en espèces sonnantes et trébuchantes ?'"

"Un deal à la clé"

"Bien sûr que c’est de la corruption !", soupire Jacques*. Lui aussi souhaite témoigner sans dévoiler son identité. Car l’orthopédie est un petit milieu, il y travaille depuis vingt-cinq ans et gère aujourd’hui sa propre société de distribution de prothèses. "J’ai croisé des chirurgiens qui m’ont dit qu’ils acceptaient d’abandonner les implants qu’ils utilisaient pour prendre les miens. Mais qu’ils ne le feraient pas gratuitement." C’était à prendre ou à laisser, raconte Jacques. "Dans le milieu, tout le monde sait que pour accéder à un grand nombre de chirurgiens, il y a un ‘deal’ à la clé, et que ce ‘deal’ n’est pas forcément légal", résume de son côté Philippe. "Pour notre société, dès que c’est illégal, on n’y va pas. Mais ça réduit considérablement notre cœur de cible."

Théoriquement, à l’hôpital, dans le public, les chirurgiens orthopédistes n’ont pas le libre choix de leurs marques de prothèses de hanche, de genou ou d’épaule. L’établissement passe par des procédures d’appels d’offres auxquelles répondent les fabricants ou les distributeurs d’implants. Mais en clinique, dans le privé, en libéral, où l’on pose massivement des prothèses, le chirurgien peut traiter directement avec les industriels. C’est surtout là que les dérives existent, selon nos sources.

Pourtant, qu’elles soient posées à l’hôpital ou en clinique, les prothèses ont toutes le même prix, fixé par l’Assurance maladie. "Les tarifs ne sont plus libres comme autrefois", explique Anne*, technico-commerciale depuis plus de 30 ans chez un fabricant français de prothèses orthopédiques. "Les marges sur les implants ont été un peu restreintes après intervention du ministère de la Santé. Mais elles restent tout de même importantes. Une prothèse de hanche, ça ne doit pas coûter plus de 250 euros à la fabrication. Pourtant, elle est vendue par la suite dans les 2 000 euros", affirme cette professionnelle de l’orthopédie. Et c’est bien ce montant de 2 000 euros qui, in fine, est pris en charge par la sécurité sociale. C’est donc parce que des fabricants de prothèses de hanche ou de genou réaliseraient des marges conséquentes qu’ils pourraient se permettre de laisser des commissions occultes à quelques chirurgiens fidèles.

"Du cash pour le chirurgien" 

Si ces témoins disent vrai, les fabricants risquent gros en cas de contrôle. C’est la raison pour laquelle, selon Anne, certains industriels du secteur orthopédique sous-traitent de plus en plus leur activité commerciale. Même s’ils possèdent une force de vente directe (une équipe de commerciaux en interne), ils chargent des prestataires extérieurs de finaliser les ventes d’implants auprès des chirurgiens ou des établissements de soin. "C’est une façon pour les fabricants de se disculper, de ne pas trop regarder ce qui se passe", affirme Anne.

Plusieurs sources nous ont décrit un même mécanisme : le fabricant accorde à l’intermédiaire une remise sur sa prothèse. La remise, c’est en fait une commission, qui peut représenter 30 à 50% du prix de l’implant. Une partie de cette commission reviendrait parfois directement dans la poche des chirurgiens. Certains responsables de l'industrie de la prothèse, que nous avons voulu interroger sur ces pratiques, nous ont répondu que la manière dont un distributeur utilisait sa commission ne les regardait pas.

Du côté des chirurgiens, on assure ne pas avoir eu connaissance de telles histoires de corruption. "Je n'ai jamais été saisi pour ça", répond le professeur Jean-François Kempf, président de la Société française de chirurgie orthopédique et traumatique (Sofcot). "À mon avis ce genre de choses, si c'est avéré, c'est la loi du silence. Le praticien ou l'industriel qui fait ça, il n'a pas intérêt à en parler. En tout cas, nous, on n'a jamais été saisis d'une information avérée, avec des preuves, de ce genre de choses. Sinon, on aurait réagi de façon assez violente."

Faute de preuves, restent donc les témoignages. Jacques*, qui gère une société de distribution de prothèses, raconte qu’il a été approché par un fabricant étranger cherchant à s’implanter en France. "Il me demandait de distribuer ses produits. Il avait décidé de mettre en place une politique commerciale agressive. Pour lui, c’était la seule solution pour convaincre des chirurgiens de changer de marques de prothèses."

Nous demandons à Jacques d’être plus explicite. "Dans ce contrat, une partie du chiffre d’affaires devait me revenir en tant que distributeur et une partie devait revenir au chirurgien qui achetait la prothèse. C’était 30% de commission pour moi et 10% pour le chirurgien." En cash. Jacques affirme avoir refusé de traiter avec ce fabricant à la politique commerciale "agressive". Fabricant qui, selon lui, a depuis fait son trou sur le marché français.

Des agents pour "faire le  sale boulot"

Joseph* a, lui aussi, fait toute sa carrière dans la vente de prothèses orthopédiques. Il reconnaît avoir franchi la ligne rouge. "La corruption, j’y ai été poussé, j’ai dû y passer. C’était le seul moyen de rentrer dans une clinique dans laquelle nos produits étaient totalement absents, raconte-t-il, un peu honteux. Le chirurgien m’a dit qu’il prendrait mes produits si je lui accordais les avantages qu’il avait avec son ancien fournisseur. À savoir une commission en argent liquide, l’équivalent de 8% du prix de la prothèse à chaque pose. J’ai trouvé ça grotesque, c’était prendre beaucoup de risques pour des sommes ridicules. Ça devait lui payer ses cigarettes pour l’année", ironise Joseph. Mais l’agent commercial accepte le marché. "J’allais retirer de l’argent sur mon compte en banque personnel et je l’amenais au chirurgien. C’était du bricolage !"

Selon Joseph, il existe en effet des moyens beaucoup plus sophistiqués de verser des commissions occultes. "Vous ouvrez une boîte, en Suisse ou à Monaco. Puis vous ouvrez là-bas des comptes en banque aux chirurgiens qui viennent se servir quand ils le veulent." Retraité depuis peu, Joseph se dit dégoûté par les pratiques de ce milieu. "Comme les lois sont plus strictes, les fabricants de prothèses ne peuvent plus sortir du cash pour les médecins. D’un point de vue comptable, ce n’est pas possible. Mais les petits agents, comme je l’ai été, sont beaucoup plus libres. On fait ce qu’on veut."

Les lois sont plus strictes, les fabricants de prothèses ne peuvent plus sortir du cash pour les médecins. Mais les petits agents sont beaucoup plus libres. On fait ce qu’on veut. Les grosses boîtes nous utilisaient pour faire le sale boulot.

Joseph

à franceinfo

Tout en admettant qu’il serait compliqué de prouver cette corruption, Jean-Luc Moyat, le président de l’association des fabricants importateurs distributeurs européens d’implants orthopédiques et traumatologiques (Afideo), reconnaît que la profession souffre de ces pratiques illégales. "Il y a des fabricants qui proposent des arrangements commerciaux qui peuvent être assimilés à la corruption, et il y a des gens qui acceptent. Il y a aussi des gens qui demandent et des gens qui acceptent de donner… Oui, il existe ce qu’on appelle de la corruption entre des industriels et des prescripteurs [des médecins]."

Le président de cette puissante association admet qu’il y a certainement, parmi ses adhérents, des industriels qui ont flirté avec l'illégalité. Ils n’ont pas été exclus pour autant. Car là encore, selon Jean-Luc Moyat, les preuves matérielles n’existent pas. "Ces adhérents payent des cotisations qui nous permettent de faire des actions, d’avoir des permanents, etc. Il faut un budget pour cela. Et, quelques fois, on est partagé entre l’idée de dire à certaines personnes : 'On ne veut pas de vous, on ne veut plus de vous car on entend dire des choses…', et le fait qu’on a besoin d’avoir des adhérents pour nos missions. Donc, on ferme un œil", reconnaît ce vieux routier de la profession. "On ne ferme pas les deux, mais on ferme un œil…"

Des pays à la fiscalité douce

Nous avons aussi découvert que de nombreuses sociétés de distribution ou d’agents commerciaux étaient établies hors de France, dans des pays où la fiscalité est réputée plus "douce". Ainsi, un fabricant français passe par une société de distribution, installée à Monaco, pour distribuer ses prothèses orthopédiques à des chirurgiens français. Ce même fabricant fait appel à un agent installé au Luxembourg pour traiter avec des médecins de la région parisienne. Interrogé sur ces pratiques commerciales qui peuvent étonner, le patron de ce fabricant de ces prothèses made in France a refusé de répondre à nos questions.

"Ces montages se sont multipliés ces derniers temps, notamment avec des intermédiaires basés en Suisse, observe Philippe, le directeur national des ventes d’un grand fabricant. Les commissions sur les prothèses orthopédiques vendues en France, remboursées par la Sécu, sont versées à des sociétés basées à l’étranger."

Pour moi, il s’agit de pratiques d’optimisation fiscale qui devraient alerter les organes de contrôle.

Philippe

à franceinfo

Pour certains chirurgiens, le Luxembourg semble particulièrement attractif. En 2009, une dizaine de médecins orthopédistes français s’associent à la création d’une société de droit luxembourgeois avec pour objet la "mise en relation entre acteurs du secteur médical". Cette société, aujourd’hui liquidée, avait pour gérant... un "apporteur d’affaires" pour des fabricants de prothèses, résidant au Luxembourg. "L’esprit de camaraderie l’a emporté sur la rentabilité", nous assure l’ancien gérant.

Au téléphone, l’un des chirurgiens associés au projet avoue pourtant avoir finalement été gêné par cette expérience étrangère. "Je suis un scientifique et l’orientation commerciale me déplaisait. Surtout au Luxembourg, ça n’allait pas", dit-il aujourd’hui. Cette activité de "conseil à des entreprises", selon l’expression d’un des associés, était-elle compatible avec l’exercice de la médecine ? Sollicité, le Conseil de l’ordre des médecins n’a pas été en mesure de nous dire si cela respectait, ou non, l’esprit du code de déontologie de la médecine.

Attachée à son métier, Anne aussi se dit révoltée par ce qu’elle observe depuis tant d’années. "Quand on traite avec des chirurgiens qui pensent d’abord aux avantages qu’ils vont tirer d’un fabricant, c’est choquant vis-à-vis des malades." Philippe, le responsable des ventes, partage ce malaise : "Est-ce qu’on est là pour faire du business, par tous les moyens, sans aucune règle ? Ou est-ce qu’on est là pour promouvoir auprès des chirurgiens les avantages de nos implants, pour parler des taux de survie, etc. Il y a un vrai souci éthique. Pour moi, ce sont des faits graves car ces implants sont remboursés par l’Assurance maladie", dit aussi Jacques, le distributeur de prothèses. "On parle là de trafic d’argent public."

Des congrès au soleil

Pour les témoins que nous avons rencontrés, le versement de dessous-de-table ne serait pas le seul moyen pour des fabricants ou des distributeurs d’attirer des clients. Nos sources évoquent également des rémunérations pour des partenariats scientifiques "bidons" ou la prise en charge de frais de déplacement et d’hôtellerie lors de congrès.

Anne, la technico-commerciale, est une habituée de ce type de rendez-vous. "Ces congrès se déroulent très souvent dans des endroits ensoleillés, au bord de la mer, où l’on va pour faire du catamaran. Les frais sont souvent pris en charge par les industriels. Pour moi, il n’y a pas de mal à aller au soleil, là où il fait beau. Mais, dans ce cas, il ne faut pas appeler ça un congrès. C’est un voyage d’agrément qui peut être considéré comme une contrepartie pour remercier un chirurgien de sa fidélité."

En 2019, les Journées d’orthopédie outre-mer, rendez-vous incontournable pour de nombreux chirurgiens de métropole, se dérouleront à Tahiti.  (ÉLODIE GUÉGUEN / RADIO FRANCE)

Mais Anne l’admet, ces pratiques sont moins courantes depuis quelques années. "J’ai connu une époque où les chirurgiens partaient avec leurs femmes, leurs enfants et leurs clubs de golf, aux frais des laboratoires… Le conseil de l’Ordre a essayé de freiner les abus, car ça devenait trop voyant", affirme-t-elle. Dorénavant, les chirurgiens, pour que leurs frais soient pris en charge par les industriels, doivent être des "intervenants" lors de ces congrès. "Tout ça participe quand même d’un système de corruption, juge Anne. Car si ma société, qui fabrique des prothèses, dit à ces chirurgiens : ‘Nous ne prendrons plus en charge vos frais’, certains changeront de fabricants et de produits. Ça ne les gêne pas."

La Société française de chirurgie orthopédique admet des dérapages. Mais promet qu'ils n'auront bientôt plus cours. "La nouvelle réglementation, qui prévoit que les chirurgiens ne pourront plus être invités directement par les fabricants", explique le professeur Franck Fitoussi, secrétaire général de cette association professionnelle centenaire.

"Notre business est dans une zone grise"

Les partenariats entre les industriels et les chirurgiens orthopédistes peuvent aussi revêtir un caractère scientifique. À travers des essais cliniques, réalisés sur les patients. "Certaines recherches scientifiques sont publiées. Mais ce n’est pas la majorité", prétend un professionnel de l’orthopédie, habitué des blocs opératoires. "Le fabricant demande au chirurgien de remplir un papier après chaque pose. Le chirurgien est payé pour cela. Mais souvent ces papiers restent au fond des tiroirs et ne font pas l’objet de publications scientifiques."

Les relations entre industriels et professionnels de santé vont parfois encore plus loin. Les chirurgiens sont associés à la conception des prothèses orthopédiques. "Les brevets, c’est un sport national chez nous, ironise Philippe, directeur national des ventes d’un grand fabricant. On réunit 10 ou 15 chirurgiens pour créer une énième prothèse qui n’aura pas forcément d’intérêt thérapeutique nouveau. Parfois, on va simplement modifier l’orientation des stries sur une tige fémorale." Il s’agirait là de modifications cosmétiques mais qui permettent tout de même à un industriel de lancer un nouveau modèle. Si le produit marche, le chirurgien empochera des royalties.

Pas assez de contrôles

Plusieurs lois ont pourtant été votées ces dernières années pour tenter d'assainir les relations entre le monde de la santé et celui de l'industrie. Par exemple, les industriels sont sommés de déclarer dans une base accessible à tous les citoyens les avantages ou salaires versés aux médecins. Le problème, c'est que l'application de ces lois laisse à désirer.

"Il y a encore aujourd'hui des pratiques illicites dans le secteur de la santé. Le fait que certains médecins reçoivent une enveloppe pour intervenir sur tel ou tel patient, il y a des choses qui se savent, admet le professeur Jérôme Peigné, co-directeur de l’Institut droit et santé à l'université Paris-Descartes. Mais est-ce que ces affaires sortiront ?"

Les services de police et la justice manquent de moyens pour instruire ces dossiers.

Jérôme Peigné

à franceinfo

Certains professionnels de l'orthopédie que nous avons rencontrés espèrent pouvoir donner un coup de pied dans la fourmilière. "Notre business est dans une zone grise. Très grise, conclut Philippe. Je suis aussi contribuable, je vois que notre système de santé est à l’agonie. Il vaudrait mieux que les industriels réfléchissent à la manière dont ils peuvent être coresponsables de ce système plutôt que de passer de bons week-ends à ‘arroser’ des chirurgiens."

La Société française de chirurgie orthopédique (Sofcot) affirme de manière catégorique n’avoir jamais été saisie pour de tels faits délictueux ou douteux. Au terme de nos investigations, elle nous adressé une longue lettre, s’inquiétant visiblement des conséquences que pourraient avoir la publication de notre enquête. "Pour éradiquer quelques acteurs aux pratiques douteuses, voire illégales, que nous ne soutiendrons jamais, écrivent les représentants de la société savante, une mise sous tutelle de tous les chirurgiens mettrait en péril la qualité des soins et des progrès techniques pour une médecine de qualité au service de tous."

*Les prénoms des témoins ont été modifiés, à leur demande.

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