Quels élargissements, pour quelle Europe ?

L'Europe a promis à l’Ukraine, à la Moldavie, à la Géorgie, et à tous les pays des Balkans occidentaux qu’ils rejoindraient l’UE. Mais, "le processus a été lancé sans plan précis, ni accord sur l’essentiel", analyse Sylvie Goulard, ancienne députée européenne, ancienne ministre des Armées, auteur d'une dizaine d'essais.
Article rédigé par franceinfo - José-Manuel Lamarque
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" Est-ce qu'on peut continuer à prétendre faire de l'Union européenne une puissance capable de protéger ses citoyens, de nous offrir une garantie de sécurité, face à des puissances menaçantes, sans se poser la question de savoir comment les décisions sont prises ?" interroge Sylvie Goulard, spécialiste de l'Union européenne. (Illustration) (GRANT FAINT / MOMENT RF / GETTY IMAGES)

Focus aujourd'hui sur l'élargissement probable de l'Europe, avec Sylvie Goulard, ancienne députée européenne, sous-gouverneure de la Banque de France-Eurosystème de janvier 2018 à août 2019, spécialiste de l'Europe. Elle vient de publier L'Europe enfla si bien qu'elle creva : De 27 à 36 États, édité chez Tallandier.

franceinfo : L'Europe enfla... À l’image de la grenouille et du bœuf ?

Sylvie Goulard : Exactement, c'est La Fontaine qui m'a encore prêté un titre. J'adore les fables de La Fontaine. Le titre est un peu fort, effectivement, mais je crois qu'il est nécessaire de placer les responsables politiques qui prennent des décisions, qui peuvent avoir leur justification devant la réalité de la mise en œuvre de leurs décisions. 

Ce livre, c'est "un coup de gueule", mais vous ne mettez personne en cause. Vous expliquez le fonctionnement de l'Union européenne, vous expliquer le fonctionnement des institutions, et vous nous dites non, ce n'est pas possible ?

En tout cas, ce n'est sûrement pas possible de la manière dont on s'y prend...

Un seul exemple, 3 pays la Géorgie, la Moldavie, l'Ukraine comme candidats, mais avec quelles frontières aujourd'hui ?

Vous savez, sur la Macédoine du Nord, on pourrait se poser des questions sur les frontières. 

Surtout quand la présidente de Macédoine du Nord qui vient de prêter serment, n'a pas prêté serment sur la Macédoine du Nord, mais sur la Macédoine. Et là, les Grecs n'étaient pas d'accord ?

Exactement, mais revenons à votre question au sens strict. Donc, trois pays qui sont dans des situations difficiles, et ça, c'est, je dirais, la bonne raison d'envisager leur adhésion, puisque l'Ukraine est en partie envahie par la Russie, la Moldavie est en partie occupée, et la Géorgie fait l'objet d'une tentative de déstabilisation. Donc, ce sont des pays dont les frontières ne sont pas sûres ; dont le niveau de vie est beaucoup plus bas que le niveau de vie du pays le plus pauvre de l'Union européenne, qu'est la Bulgarie.  

Et d'une manière générale, dans un contexte où nous ne savons pas bien ce que cela signifierait d'intégrer des pays qui vivent un tel traumatisme, avec une certaine prétention à penser que ça serait un rempart contre Vladimir Poutine, alors que nous n'avons ni les institutions, ni le budget, ni les politiques, ni les moyens de défense.  

Et aussi l'exemple de la Bosnie-Herzégovine ; prête à imploser tous les jours… 

Oui, malheureusement, on peut commencer à dresser une liste assez longue de problèmes séquentiels. Je n'ai pas du tout envie de faire l'oiseau de mauvais augure, mais ce qui m'a beaucoup frappé ces derniers temps, vous avez mentionné les déclarations de la présidente de Macédoine du Nord qui, dans le fond, remettant en cause un accord sur les frontières potentiellement, peut rouvrir un conflit. Le président chinois Xi Jinping a à peine quitté Paris, qu’il est allé en Serbie voir un pays qui est candidat, dont la loyauté à l'égard de l'Union européenne laisse un peu à désirer.

Encore une fois, moi, je ne suis pas là pour donner des bons ou des mauvais points aux autres pays. Tout le raisonnement du livre consiste à regarder si nos dirigeants, la présidente de la Commission, sont prêts à déployer les efforts qui seraient nécessaires pour faire aboutir leur propre projet.

Et surtout, après le 9 juin, quel président ou présidente, pour quelle commission ?

Les questions les plus fondamentales, au-delà de savoir qui sera à la Commission ou à la tête du Conseil européen, est-ce qu'on peut continuer à prétendre faire de l'Union européenne une puissance capable de protéger ses citoyens, de nous offrir une garantie de sécurité, face à des puissances menaçantes, sans se poser la question de savoir comment les décisions sont prises ?

Et l'Europe, je reprends votre livre, pense toujours à des élargissements, mais ne serait-il pas temps de penser à autre chose que des élargissements ?

Oui, alors il y a deux choses. D'abord dans le passé, je cite par exemple un grand Européen que fut Philippe de Schoutheete, l'idée d’aller de pair entre ce qu'on appelait l'élargissement, donc accueillir de nouveaux membres, et l'approfondissement, c'est-à-dire procéder aux réformes nécessaires pour que, malgré l'augmentation du nombre et de l'hétérogénéité, les décisions puissent être prises.

Déjà, j'observe que dans les conclusions du Conseil européen du mois de décembre dernier, qui ont donc lancé ce processus d’élargissement, il n'est même plus question d'approfondissement, mais que de réformes. À la limite, la fin de l'Union européenne, c'est une réforme. Donc je trouve que tout ça n'est pas très sérieux.  

La deuxième chose qui est frappante, c'est qu'effectivement, et ça, j'insiste dans le livre, il est nécessaire, pour encore une fois, faire ce qu'on souhaite que l'Europe fasse, qu'il y ait un sentiment d'appartenance plus grand. Et c'est là que les élargissements finissent par poser un problème. Si vous ne pouvez pas en permanence considérer que le groupe va rester uni, alors qu'on accueille des membres de plus en plus divers, ça, ce n'est pas jeter la pierre à ceux qui arrivent, c'est un effet du nombre et de l'hétérogénéité, voilà. 

Donc ce n'est pas seulement le nombre, mais le nombre n'est pas simple. Et dans le nombre, il y a aussi un autre phénomène, c'est que les équilibres très subtils qu'il pouvait y avoir autrefois entre les pays les plus peuplés et les pays les moins peuplés, se sont rompus.

Donc, vous avez une multitude de pays représentant une part faible de la population, qui se retrouvent avec un droit de veto quand les décisions sont prises à l'unanimité. Et ça, ce n'est pas démocratique, tout simplement. 

Il manque la subtilité et le raisonnement ?

La cohérence était plus grande chez les Pères fondateurs. Cette génération-là savait qu'il faut des garde-fous solides, pour éviter que les divergences ne se transforment en conflits et que les conflits ne se transforment en guerre ouverte. Et ça, ça nous manque.   

L'Europe enfla si bien qu'elle creva : De 27 à 36 Etats ? Par Sylvie Goulard, paru chez Tallandier, le 7 mars 2024.

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