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Armée "bouts de ficelle" : la colère des Français en Centrafrique

Deux mille militaires français sont déployés en République centrafricaine dans le cadre de l'opération Sangaris lancée le 5 décembre dernier.  Des soldats qui sont de plus en plus nombreux à faire remonter des récits parfois sidérants sur leurs conditions de vie et l'état de leur matériel sur place. C'est sur Internet que ces militaires font entendre leur grogne. 
Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Ils ont un devoir de réserve. Les militaires se confient donc
anonymement à des tiers : souvent leur femmes ou leurs mères. Qui rédigent et publient leurs récits. Sur des forums, des blogs, on lit des
témoignages comme celui-ci : " On circule dans des véhicules sans blindage dans des zones
pourtant sensibles. Alors on fait avec les moyens du bord : on prend des gilets
pare-balles et on les déplie sur les portières en guise de protection. A
l'arrière, là, on met des sacs de sable pour arrêter les balles."

Caroline, 50 ans, alimente la
principale page Facebook où sont collectés ces témoignages anonymes de soldats.
Caroline a ses deux fils à Bangui. Ce qui la préoccupe sans doute le
plus : les véhicules blindés très fatigués qui tombent très régulièrement
en panne.

"Nos garçons racontent
qu'ils doivent frapper très fort le
démarreur  avec une barre de fer pour
essayer de faire repartir ces VAB, (véhicules de l'avant blindé). Quelquefois,
cela fonctionne. Quelquefois pas. Et il faut espérer qu'à ce moment-là, ils ne
soient pas pris pour cible par des insurgés. On sait que les mécanos commandent
souvent des pièces qui n'arrivent jamais. 
Car ce sont des modèles de pièces épuisés ou parce que tout simplement,
il n'y a pas l'argent. Mes fils me disent parfois qu'ils ont le sentiment qu'un jour on finira par leur demander d'aller au front avec un bâton"
,
s'emporte la maman inquiète.

Quelque 56 cas de paludisme

Les pannes de véhicules blindés, quasi tous les reporters qui ont
été embarqués - ne serait-ce qu'un jour ou deux - avec les militaires en
Centrafrique en ont été témoins, que ce soit à Bangui ou dans la brousse.

Comme la majorité des soldats qui
témoignent, les fils de Caroline parlent aussi des difficiles conditions de vie
sur leur base : les douches insuffisantes, les problèmes d'évacuation
d'eau, les nuits sous des tentes sans climatisation et sans moustiquaires. Ce sont 56 soldats français qui auraient
attrapé le paludisme ces deux derniers mois en Centrafrique.

"Dès son arrivée, voyant qu'il devait dormir sous la tente sans
climatisation, mon fils a fait comme quantité de soldats là-bas. Il est allé au
marché de Bangui et il s'est acheté son propre ventilateur pour que ses nuits
soient plus supportables. Il l'a payé avec son propre argent. C'est le cas
d'ailleurs aussi pour beaucoup de ses affaires : son gilet à poches, ses
chaussures, son sac à dos. Tous ces équipements-là, il les a achetés sur
Internet ou dans des boutiques spécialisées en France. Car les équipements qui
leur sont fournis par l'armée sont de mauvaise qualité. Ces sont des 'premiers
prix', les coutures cèdent, les semelles se décollent, ça n'est pas fiable pour
une mission de plusieurs mois à l'étranger"
, confie
Caroline. On se souvient aussi de la polémique sur les chaussures dont les
semelles fondaient au contact du sol au nord Mali.

À LIRE AUSSI ►►► REPORTAGE | Avec les soldats français dans les rues de Bangui  Un reportage tourné en décembre dernier

Des conditions qui minent le moral des troupes

La débrouillardise et l'improvisation des soldats seraient donc l'un des ingrédients indispensables
depuis plusieurs années à la réussite des opérations  extérieures.

L'Adefdromil, l'une des rares associations de militaires créée en
2001 par des gradés en retraite estime qu'en Centrafrique, plus que
jamais, l'armée française est une armée "bout de ficelle". Son
président, le colonel Jacques Bessy, rappelle que déjà en 2005, des députés
avaient rendu un rapport très documenté 
qui était alarmant au sujet du maintien du matériel en condition
opérationnelle. "Presque dix ans plus tard, il y a eu trois lois de
programmation militaire mais aucun enseignement n'a été tiré de ce rapport. La
situation s'est même encore dégradée"
, dénonce le colonel Jacques
Bessy.

"Les fantassins ne
réclament pas grand-chose finalement. Juste du matériel qui tient la route, des
équipements – des radios par exemple – qui fonctionnent. C'est clair que la
plus grosse inquiétude porte sur le matériel roulant. Les véhicules de l'avant
blindé sont fatigués, en fin de vie. Souvent, quand les pièces s'usent. Il faut
désosser deux véhicules pour en faire un seul. C'est ce qu'on appelle la
cannibalisation du matériel. Tout cela alourdit les opérations et cela mine le
moral. C'est grave car le moral, c'est capital dans une armée en opération.
Sans le moral, il y a une baisse de vigilance, et c'est là qu'on augmente le
risque de se laisser surprendre"
, conclut le président de
l'Adefdromil.

Cette indigence du matériel qui pourrait nuire à la sécurité des
hommes, qu'en dit l'état-major ? Pas grand-chose.

L'état-major botte en touche

Le sujet est très sensible depuis
le drame d'Ouzbine : en 2008 en Afghanistan, dix soldats français ont été tués
dans une embuscade des talibans. Le rapport de l'OTAN a pointé du doigt le
manque de moyens de la section qui a été attaquée. Ils n'avaient qu'une radio
et manquaient de munitions.

Le général Francisco Soriano commandant de l'opération Sangaris en
Centrafrique a été interrogé sur le problème du matériel vétuste et des
conditions de vie difficile pour les soldats. Il se veut rassurant :
"Oui, les conditions de vie ont été rustiques  au départ, car il a fallu se déployer très
vite. Ces conditions se sont maintenant améliorées et je ne constate pas
d'indisponibilité de la force due aux conditions rustiques d'intervention"
,
a-t-il répondu en visioconférence, il y a deux semaines, lors d'une conférence
de presse de l'état-major.

Ce que ne peut pas dire ce général, c'est que depuis une vingtaine
d'année, les armées françaises sont de plus en plus mobilisées, sur des
opérations longues, intenses. Les budgets de maintenance, eux, sont rognés.

"Où passe l'argent de nos impôts ? "

"Il y a une réelle tendance dans l'armée française comme dans
beaucoup d'armées à favoriser les grands programmes très performants très
technologiques au détriment des petits équipements, au détriment du petit matériel
pourtant indispensable à la vie du soldat au quotidien. L'exemple le plus
parlant est celui du Rafale. Il est considéré sans doute comme le meilleur
avions de combat du monde, mais il a pesé énormément depuis trente ans sur le
budget de la défense"
, commente Bruno Tertrais de la fondation
pour la recherche stratégique.

Les soldats qui s'indignent sur le terrain en Centrafrique, leurs
épouses, leurs mères qui relaient cette grogne, ont-ils une chance d'être
entendus au plus haut niveau ? Ça n'est pas évident.

Les soldats sont mal à l'aise, car ils aimeraient qu'on les
entende, mais craignent en même temps de parler. Aucun de ceux qui ont été
contactés n'a accepté une interview enregistrée pour France Info. "Trop peur d'être identifié ",
expliquent-ils souvent. Mais les familles sont parfois décidées à se battre
pour eux.

"Nous, les familles, on en a assez d'être toujours dans
une inquiétude qui n'est pas forcément justifiée. Oui c'est leur choix d'avoir
embrassé cette carrière. Mais ils n'avaient pas signé pour de telles conditions
d'intervention. Ce sont nos enfants, nos maris, nos frères, des hommes
courageux. Ils sont dignes de disposer d'un meilleur matériel et de conditions
décentes de vie sur le terrain. Moi comme beaucoup de Français, je paye des
impôts et je me demande où passe l'argent alloué à la défense"
,
interroge Caroline, la maman qui recueille avec bien d'autres sur Internet les
témoignages des hommes sur place.

Le budget de la défense, ce sont 31 milliards d'euros par an. Le
troisième poste de dépense de l'État, après l'éducation et le remboursement de
la dette.

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