Littérature : Philippe Delerm confie "être beaucoup plus doué pour écrire des instants suspendus que pour en profiter"
Philippe Delerm est un écrivain, amoureux des mots et des histoires racontées, imaginées. La poésie l'a toujours également habité. Il a su développer une philosophie de vie, un regard sur le monde, sur les habitants de cette planète, ceux qu'on voit et ceux qu'on ne voit pas forcément, mais toujours avec un enthousiasme et une bienveillance devenue si rare. C'est son recueil de poèmes en prose : La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules qui l'a propulsé sur le devant de la scène. Il s'amuse à jongler avec les mots, mais aussi avec les styles littéraires.
Il vient de publier un recueil, dans la lignée de ses plus grands succès comme La sieste assassinée (2001) ou bien Les Eaux troubles du mojito (2015), qui s'intitule : Les Instants suspendus aux Éditions du Seuil.
franceinfo : Qu'est-ce qu’un instant suspendu pour vous ?
Philippe Delerm : C'est un petit peu un moment, où on a presque l'impression qu'on est capable d'arrêter le temps, ce qui est évidemment un challenge. Un plaisir comme ça que l'on éprouve en prenant un peu d'âge aussi. On se rend compte qu'on continue à habiter la terre d'une façon intense et qu'on peut essayer de faire partager cette intensité. Ça, c'est quand même extrêmement jubilatoire. C'est vrai que j'ai eu un grand plaisir à retrouver cette intensité-là, que j'avais un peu abandonnée parfois pour des recueils qui étaient un peu plus spécifiques sur des phrases ou des choses un peu plus particulières, ou un voyage imaginaire à New York, par exemple. J'avais envie de sentir que je pouvais sentir les choses encore de cette manière-là.
Comment arrive-t-on à se créer ces instants suspendus ?
Je suis beaucoup plus doué pour écrire des instants suspendus que pour en profiter. Si je savais en profiter parfaitement, je n'aurais sûrement pas envie de les écrire. C'est vrai que dans la vie, on n'est pas doués pour tout.
"J'étais plutôt doué pour écrire. C'était en gros, la seule chose que je savais vraiment bien faire."
Philipe Delerm, écrivainà franceinfo
Et assez tôt, je me suis rendu compte que souvent, ce qu'on donnait, ce n'était pas forcément ce que l'on avait. Et en tout cas, en ce qui concerne ces Instants suspendus, je peux dire que ce qui me fait plaisir, c'est de savoir que peut-être, j'ai réussi à avoir un regard sur les choses un peu à moi et surtout que les autres peuvent le partager. J'ai fait cette découverte sans le faire exprès, en écrivant La première gorgée de bière, en écrivant avec ce pronom 'on' qui est un appel au partage. 'On', c'est-à-dire vous, vous êtes peut-être comme moi et quand je me rends compte qu'effectivement, ça peut fonctionner, c'est un grand plaisir de rencontre aussi, de savoir qu'on va rencontrer l'autre.
La première nouvelle, celle qui ouvre ce recueil, s'intitule : Sortir du tunnel. Vous y racontez comment chacun et chacune d'entre nous peut passer de l'ombre à la lumière tout en ne changeant pas la cadence du train, mais juste en acceptant de regarder le paysage. Sommes-nous maîtres finalement de la luminosité de notre vie ?
C'est vrai que c'était un peu le challenge de ce texte, cette impression comme ça, quand tout d'un coup, la lumière vient à nouveau vous gifler après un tunnel. Il y a comme un moment où on a un sentiment de participer à la vie, au décor, quel qu'il soit. Tout d'un coup, le train vous met face à quelque chose et vous vous rendez compte que vous êtes complètement en phase avec cette chose-là. L'idée, c'est d'avoir envie de devenir les choses. J'ai eu ce sentiment très tôt. Je me souviens que quand j'étais petit, je traînais souvent au petit-déjeuner parce que j'avais envie de devenir ce qui se passait à l'intérieur du pot de confiture en imaginant des tas de choses dans la gelée de groseilles. Et ça, c'est vrai que c'est un petit peu une disponibilité que j'avais d'emblée et que je pense avoir gardé. Je pense notamment que dans le train par exemple, on a effectivement toujours cette impression d'appartenir à ce qui est de l'autre côté de la vitre, ce qui rend la vie désirable.
Comment étiez-vous enfant ?
Un enfant lecteur très, très lecteur. Je me suis souvent un petit peu comparé à Alain Fournier, l'auteur du Grand Meaulnes parce que dans ce roman, il raconte comment petit, il lisait tous les livres de la distribution des prix. Et moi, je faisais exactement la même chose. Mon père me disait : 'Mais surtout, tu ne les abimes pas'.
"Par le livre, je vivais beaucoup en imagination. Je vivais énormément dans les romans, ce qui fait qu'après, j'ai eu envie de vivre par l'écriture, mais plus dans les romans parce qu’en fait je ne croyais plus guère aux histoires. Je crois aux écritures et à la façon de regarder le monde."
Philippe Delermà franceinfo
Fils d'enseignant, vous l'êtes devenu à votre tour, pendant très longtemps. Vous qui aimez bien justement garder votre humilité, comment avez-vous vécu cette ascension et cette explosion avec cette Première gorgée de bière ?
C'était incroyable parce que ce n'était pas du tout le genre de succès que j'attendais, ni que j'espérais. À partir du moment où j'ai réussi à publier, j'ai mis une dizaine d'années avant de réussir à publier, j'espérais avoir un jour un livre qui passe en Poche, c'est-à-dire en gros d'en vendre 10 000. En fait, je ne vendais vraiment pas plus de 1 500 ou 2000 exemplaires pendant une douzaine d'années. Et puis, tout d'un coup, ça a été tellement davantage qu'il m'a un peu manqué une phase intermédiaire. Il y a des choses que je n'ai pas assez savourées. La première fois que j'ai eu un livre en Poche, c'est arrivé au même moment où La première gorgée de bière était une espèce de déferlante assez stupéfiante et qui arrivait à un moment de ma vie où j'avais déjà 47 ans. Ce qui est relativement rare en fait, j'écrivais depuis très longtemps. Ça m'a permis de savoir que c'était magique, tous mes livres faits avant ce sont mis à revivre et connaître ça de son vivant, ce n'est pas si fréquent, c'est super.
Quel est votre regard alors sur le temps qui passe ?
C'est un regard qui est plutôt un regard apaisé parce que c'est vrai que j'ai eu beaucoup de chance. J'ai pu aller jusqu'au bout du chemin qui devait être le mien. C'est grâce aux gens qui m'ont précédé qui m'ont accompagné, qui m'accompagnent toujours. C'est une chance incroyable et c'est une chance qui donne un peu de frissons parce que c'est vrai que pourquoi cette chance ? Mais ça n'empêche que c'est une belle tâche d'avoir à la saluer.
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