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Exportations de blé et investissements occidentaux : comment la guerre en Ukraine rebat les cartes pour l'Inde et la Turquie

Dans le club des correspondants, franceinfo passe les frontières pour voir ce qui se passe ailleurs dans le monde. Aujourd'hui, focus sur deux pays indirectement impactés par la guerre en Ukraine, l'Inde avec ses exportations de blé et la Turquie avec les investissements étrangers.

Article rédigé par franceinfo - Sébastien Farcis et Anne Andlauer
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Des ouvriers déchargent des céréales d'une remorque sur un marché de gros des céréales à Amritsar en Inde, le 16 avril 2022. (NARINDER NANU / AFP)

La guerre en Ukraine a entraîné une crise alimentaire et économique. Certains pays espèrent tirer leur épingle du jeu ou se voient attitrer d'un nouveau rôle. Le Club des correspondants se demande si l'Inde va devenir le principal exportateur de blé de la planète et si la Turquie peut attirer les investissements occidentaux. 

L'Inde va-t-elle être le nouveau grenier à blé de la planète ?

La Russie et l’Ukraine sont à eux deux à l’origine du quart des exportations de blé mondial. De l’Afrique à l’Asie, tous les pays qui en dépendent souffrent ces dernières semaines. L’Inde a d’importants stocks de blé, et s’apprête à augmenter ses exportations pour compenser les baisses dues à la guerre. En effet, l’Inde est le deuxième producteur de blé au monde, mais en exporte très peu, car le pays en a besoin pour nourrir sa population. Le blé indien est aussi assez cher. Mais les pénuries actuelles causées par la guerre ont entraîné une hausse importante du cours mondial, ce qui rend le blé indien compétitif. La moisson en cours étant très bonne, l’Inde a un surplus disponible pour l’exportation.

L’Égypte, premier importateur mondial de cette céréale, prévoit d’acheter au moins un million de tonnes de blé indien. Une bonne nouvelle, même s’il faut encore régler des détails, prévient Rajesh Jain Paharia, PDG de la société d’exportation de céréales Unicorp : "L’Égypte devra changer certaines normes phytosanitaires, sur les pesticides par exemple, car le blé indien ne remplit pas ces critères."

"L’Égypte devrait acheter deux millions de tonnes cette année, et l'Irak, la Jordanie ou l’Indonésie pourraient nous en acheter trois millions. Cela devrait faire doubler les exportations indiennes."

Rajesh Jain Paharia, PDG d'Unicorp


L’Inde pourrait ainsi compenser les baisses des exportations russes et ukrainiennes. Une note du gouvernement américain estime que ce déficit s’élèvera à sept millions de tonnes de blé cette année 2022. Donc si l’Inde réussit à envoyer cinq millions de tonnes supplémentaires, le pays pourrait en effet compenser l’essentiel de ces pertes. Le Premier ministre indien parle déjà de sauver les pays du sud d’une probable famine, ce qui montre que New Delhi pourrait commencer à déployer une diplomatie du blé en ces temps de crise.

Cette arme est à manier avec précaution car l’Inde est également le deuxième consommateur de blé au monde, et le pays doit donc s’assurer de garder d’énormes stocks en cas de crise. Pendant les derniers confinements, le gouvernement a par exemple puisé dans ses réserves pour offrir des céréales aux plus pauvres, laissés sans travail. Il y a aussi un autre front à surveiller : les députés américains ont demandé à leur gouvernement de poursuivre l’Inde devant l’Organisation mondiale du commerce, car New Delhi subventionnerait trop largement ses agriculteurs. Les États-Unis cherchent aussi à augmenter ses exportations de blé, et Washington pourrait aussi utiliser cette arme dans cette bataille commerciale.

La Turquie veut attirer les investissements étrangers

Intermédiaire privilégié entre Kiev et Moscou, la Turquie du président Recep Tayyip Erdogan use de cette position pour opérer un retour en grâce auprès de ses alliés occidentaux mais aussi pour faire valoir les atouts de son économie auprès des investisseurs. La Turquie se présente comme une alternative à la Russie, désertée par les entreprises européennes et américaines. Une thèse qu’on a commencé à entendre dès l’annonce des premières sanctions contre la Russie – d’abord assez discrètement, et aujourd’hui ouvertement chez les dirigeants turcs et dans les médias proches du pouvoir. Recep Tayyip Erdogan a même proclamé que "les portes de son pays [étaient] ouvertes" aux entreprises occidentales qui avaient quitté la Russie à cause de ces sanctions.

La Turquie met en avant ses atouts avec sa position géographique, sa main d’œuvre jeune et qualifiée, son marché de 85 millions de consommateurs, son appartenance à une union douanière avec l’Union européenne, son industrie bien intégrée aux chaînes de production européennes, ou encore sa monnaie de plus en plus faible par rapport au dollar et à l’euro, synonyme certes d’inflation pour les Turcs mais d’opportunités pour les investisseurs étrangers.

La Turquie espère voir ses ambitions turques se concrétiser car elle a désespérément besoin d’investissements directs étrangers. Ces derniers sont en baisse depuis 2015 à cause de l’instabilité économique et politique, du manque de visibilité pour les investisseurs. L’économiste Mustafa Sönmez, comme beaucoup de ses collègues, estime donc que la Turquie ne sortira pas économiquement gagnante de ce conflit, au contraire : "La Turquie est perdante à cause de son intégration très poussée à l’économie mondiale, avance Mustafa Sönmez. On peut même dire qu’elle est l’une des économies qui souffrent le plus de la guerre. D’abord, en raison de ses liens économiques étroits avec la Russie et l’Ukraine. Ensuite, parce que la guerre a renforcé l’image d’économie vulnérable et à risque élevé que la Turquie avait déjà. Sa prime de risque a encore augmenté, les indicateurs sont mauvais. Tout cela n’attire pas les investisseurs étrangers."

L’économiste rappelle que pour l’instant, la guerre a surtout aggravé l’inflation en Turquie – chiffrée à 61% sur un an en mars – en partie à cause de la hausse des prix de l’énergie et de certaines denrées comme le blé, que la Turquie importe massivement de Russie et d’Ukraine. Les experts soulignent aussi que l’un des effets économiques les plus lourds du conflit ne se fera sentir que cet été. La Turquie espérait jusqu’à dix millions de touristes russes et ukrainiens pour renflouer ses réserves en devises, donc redresser sa monnaie, donc réduire l’inflation. Il semble aujourd’hui évident que seule une petite partie d’entre eux ira bronzer cette année sur la Riviera turque.

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