Reportage
Dans la Manche, le projet de reconversion d'une tourbière en réserve naturelle suscite espoirs et inquiétudes

Le projet est de transformer ce puits de carbone qui fuit en une vaste réserve naturelle. Mais il fait craindre d'importantes inondations.
Article rédigé par franceinfo - Luc Chemla
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
La tourbière dans la Manche, depuis la commune de Gorges. (LUC CHEMLA / RADIOFRANCE)

Une immense étendue d'eau, des oiseaux, de la végétation : voici ce que l'on voit quand on arrive au niveau de la tourbière de Sèves, près de Coutances, dans la Manche. Il s'agit d'une gigantesque zone humide de 2 000 hectares, avec au milieu la plus grande carrière de tourbe de France encore exploitée aujourd'hui pour faire du terreau. Actuellement, il est impossible de se rendre compte que ces 2 000 hectares inondés par les pluies stockent 4,4 millions de tonnes de carbone. Mais c'est bien ici que se prépare un projet colossal, surveillé de près par le ministère de la Transition écologique : transformer ce puits de carbone, qui ne joue aujourd'hui plus son rôle, en une réserve naturelle.

"Les tourbières sont remarquables à plusieurs titres car elles stockent du carbone et, d'un point de vue écologique, il s'agit d'un milieu riche en faune et en flore, note Denis Letan, directeur du parc naturel régional des marais du Cotentin et du Bessin. Elle est aussi remarquable pour l'hivernage des oiseaux d'eau et c'est aussi un haut lieu à l'échelle européenne pour la nidification. D'un point de vue botanique enfin, on a une flore très spécifique, inféodée à ces milieux-là."

Créer une réserve naturelle nationale

Mais au milieu de cette vaste zone humide se situe la carrière de Baupte, un site d'exploitation de tourbe qui fait un peu plus de 650 hectares et sert à fabriquer du terreau. Près de 80 ans d'activité qui ont aujourd'hui un impact, explique Audrey Gaudron, directrice de cabinet du Conseil départemental de la Manche : "Ils ont installé des pompes qui viennent baisser le niveau d'eau, ce qui assèche la tourbière. Elle ne joue alors plus son rôle et relâche du CO2. Il y avait une urgence environnementale."

Dans deux ans, l'exploitation de la carrière s'arrêtera. L'objectif à l'avenir est le classement de la tourbière dans son ensemble en réserve naturelle nationale. "La fin des pompages va permettre à la nappe d'eau de retrouver son niveau initial et, à très long terme, va permettre à la tourbe de se restaurer et de retrouver sa capacité de stockage de carbone et de jouer tout son rôle", explique Denis Letan.

Un risque de vastes inondations

Mais la transformation du site n'est pas sans conséquences car en plus de l'assèchement, le pompage a provoqué ces dernières années un affaissement des sols. Ainsi, dès que les pompes seront enlevées "l'eau va retrouver son niveau d'avant exploitation, c'est-à-dire d'il y a 80 ans, qui était un niveau quasi affleurant. Les sols s'étant affaissés, la remontée des eaux va se traduire par un ennoiement. Ça va probablement faire une augmentation de l'ordre d'1,75 m à 2 m par rapport au niveau actuel", poursuit le directeur du parc. Selon les estimations, 800 hectares sur environ 2 000 seront inondés en permanence et 500 plus épisodiquement.

Une vue en hauteur de la tourbière de Sèves, dans la Manche. (Parc naturel régional des marais du Cotentin et du Bessin)

Des prairies de marais exploitées par une soixantaine d'agriculteurs sont situées dans cette tourbière. Paul-Étienne Anne, qui tient une exploitation de vaches laitières en bio sur la commune de Gorges, craint des inondations durant le printemps et l'été, au moment où les agriculteurs amènent leurs bêtes pour paître. Si c'est le cas, "les animaux seront en danger parce qu'il y aura des nappes d'eau à des endroits, c'est de la tourbe, c'est mou, il y a des risques d'enlisement. Avec un tracteur, ce n'est même pas la peine."

Il y aura donc une perte de terrain utilisable. L'agriculteur serait impacté sur 19 hectares, ce qui lui coûterait environ 30 000 euros. D'autres pourraient même voir leur activité mise en péril. Face à cette situation, une solution vient d'être trouvée : une banque de terre. "Il s'agit d'acheter des fermes qui vont être à vendre dans les communes autour du site inondé, dans les parties bocagères, donc absolument hors d'eau, pour pouvoir installer des agriculteurs qui vont perdre des terres", explique Denis Letan. En dehors des agriculteurs, certains habitants craignent aussi des inondations dans les communes proches de la tourbière.

Un projet observé à l'échelle européenne

Ce qui se joue sur ce projet dépasse le simple département de la Manche. "On est regardé à l'échelle nationale voire même européenne, commente Denis Letan, le directeur du parc. C'est un laboratoire très intéressant de ce qu'est un site en risque de submersion, de ce qu'on peut faire d'une tourbière dégradée pour tenter de la restaurer et d'en faire un puits de carbone qui contribuera à atteindre les objectifs qu'on s'est fixés sur la neutralité, et qui répond à de nombreux enjeux écologiques, aux impacts du changement climatique." Mais ce projet de reconversion a quand même un coût : environ 12 millions d'euros selon le Département de la Manche.

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