Si quelques critiques ont fusé, dans l'ensemble, cette charte a été accueilliesans heurt et oubliée aussitôt que publiée. Cependant, elle annonce au moins unchangement important... chez Vincent Peillon lui-même, ministre mais aussiphilosophe de formation, qui semble avoir changé d'avis sur l'épineuse questionde la laïcité.En effet, si l'on veut faire la généalogie philosophique dela charte de Vincent Peillon, celle-ci semble directement s'inspirer desprincipes énoncés pour la première fois par le philosophe anglais John Lockedans sa Lettre sur la tolérance (1686)[1]. Dans ce textemagnifique, Locke explique que le gouvernement civil ne sert qu'à protéger lasanté et la propriété privée des citoyens, ne se soucie donc que du bien-êtrecollectif en cette vie terrestre, et ne se préoccupe pas des croyancesreligieuses ni du salut de l'âme. Plus encore, s'il y a plusieurs religions àl'intérieur d'une nation, le gouvernement ne doit accorder de privilège à aucuned'entre elles, fût-elle plus traditionnelle que les autres ou largementmajoritaire. Touchant les questions d'éducation, John Locke admet que les écolespubliques peuvent agir sur les croyances individuelles " en instruisant,enseignant et corrigeant par la raison ceux qui sont dans l'erreur ", maisil précise aussitôt que " persuader et commander " sont deux choses biendifférentes et que nul professeur ne peut contraindre un élève à se dépouillerde sa foi. Si Locke n'emploie qu'une seule fois le mot de " laïc ", peu usité àl'époque, la délimitation qu'il trace entre le politique et le théologique estnette : l'Etat est neutre en matière de religion. Et c'est bien ces principesque réaffirme sobrement la charte de Vincent Peillon.Seulement voilà... notre ministre de l'Education vient d'untout autre horizon philosophique. Il est moins anglais et lockéen que françaiset rousseauiste. A la fin de son Contrat social[2] (1762),Jean-Jacques Rousseau propose en effet de créer une " religion civile " ; " il y a une profession de foi purement civile dont il appartient ausouverain de fixer les articles ". Autrement dit, l'Etat ne doit pas secontenter d'être neutre, mais indiquer aux citoyens la voie d'une transcendanceet transmettre des valeurs spirituelles. Et Rousseau de détailler lesenseignements de la religion civile : " L'existence de la Divinité puissante,intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, lebonheur des justes le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social etdes lois : voilà les dogmes positifs. " Cette idée que la paix sociale et leprogrès ne peuvent se passer d'un ferment spirituel, donc d'une religion d'Etatqui n'est celle d'aucune Eglise, inspirera directement les cultes rendus àl'Être suprême lors de la Révolution française. De même, les pères fondateurs dela IIIe République étaient promoteurs d'une " foi laïque ". Or,Vincent Peillon s'est toujours prévalu de cet héritage. Dans un essai au titreprogrammatique – Une religion pour la République : la foi laïque de FerdinandBuisson (Seuil, 2010) – le futur ministre écrivait par exemple : " Lalaïcité est un principe de tolérance, certes, mais plus encore de philosophiepositive (...), c'est une religion . " Et plus loin : la laïcité est" la religion de toutes les religions, de toutes les confessions, la religionuniverselle ".Lors de la rentrée scolaire de 2012, Vincent Peillon aproposé, on s'en souvient, un enseignement de " morale laïque "obligatoire. Par là, il était fidèle à sa ligne et réaffirmait sa volonté deconférer une dimension morale et spirituelle au message républicain. Cettedéclaration d'intention a provoqué, à l'époque, un véritable tollé. Du coup, larécente charte sur l'éducation a de quoi nous rassurer. En revenant à unelaïcité synonyme de tolérance et de neutralité, Vincent Peillon semble s'êtreappliqué ces beaux principes à lui-même, et avoir eu l'heureuse idée de mettreses propres croyances de côté !Par Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de PhilosophieMagazine [1] Consultable entraduction française livre de droits à cette adresse : http://classiques.uqac.ca/classiques/locke_john/lettre_sur_la_tolerance/lettre_sur_la_tolerance.html[2] Voir le chapitre " Dela religion civile ", accessible en ligne : http://fr.wikisource.org/wiki/Rousseau_-_Du_contrat_social_(texte_complet)#Chapitre_4.8_De_la_religion_civile