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Deux conceptions de la guerre mises à l'épreuve par le cas syrien.

Chaque vendredi à 19h15, décryptage philosophique d'un fait d'actualité avec Bernard Thomasson.
Article rédigé par Alexandre Lacroix
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
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**En philosophie, on aime bien faire des

distinctions conceptuelles, c'est-à-dire qu'on essaie de clarifier les termes
d'un débat. **

Et le dossier syrien, qui a occupé le devant de l'actualité cette
semaine, nous donne l'occasion de dissiper une confusion possible à propos de la
guerre.

En effet, il existe dans la tradition
philosophique deux grandes conceptions de la guerre. Selon le philosophe et
juriste allemand Carl Schmitt, la guerre est un moment particulier où toutes les
règles du jeu habituelles sont suspendues. C'est-à-dire que la diplomatie
s'efface, que les Etats ne sont plus en mesure de garantir la sécurité de leurs
citoyens, que le risque de mort violente devient réel, que les tribunaux rendent
une justice spéciale et expéditive.

**La guerre, selon Carl Schmitt, suspend le

fonctionnement de la machine étatique. **

Du même coup, elle nous projette dans une
situation archaïque, fondamentale, entièrement traversée par l'opposition
amis/ennemis. En guerre, nous avons des amis – nos alliés – et des ennemis. Or,
il s'agit véritablement d'ennemis, pas simplement de concurrents économiques ou
d'adversaires dans un débat d'idées. C'est pourquoi l'hostilité que nous
nourrissons pour notre ennemi en cas de guerre est potentiellement illimitée :
nous devons le mettre hors d'état de nuire, l'éliminer. Selon Schmitt, dont
l'adhésion au national-socialisme n'est pas un mystère, mais qui n'en continue
pas moins d'être largement commenté et étudié aujourd'hui chez les philosophes
notamment de gauche, il n'existe pas tellement de garde-fous en période de
combats : il n'y a qu'un pas de la déclaration de guerre à la guerre
totale.

Cette vision des choses, développée dans une
conférence de 1932 intitulée " La Notion de politique ", s'oppose à une
conception de la guerre nettement différente, qui fut elle avancée par un
général prussien au début du XIXe siècle, Carl von Clausewitz. Clausewitz est
l'auteur d'un traité de stratégie qui est encore aujourd'hui lu dans le monde
entier et considéré comme un classique de la philosophie politique, De la
guerre
(publié à titre posthume en 1832). Aux yeux de Clausewitz - et la
formule est restée célèbre - " la guerre est la continuation de la politique par
d'autres moyens ". C'est-à-dire que nous ne recherchons pas à renverser ni à
éliminer physiquement l'ennemi, mais que les actions militaires sont engagées
dans le seul but d'entretenir des relations " normales ", c'est-à-dire
acceptables, avec un autre Etat. De ce fait, le fonctionnement habituel de la
machine étatique n'est pas suspendu par la guerre. Les États cherchent au
contraire, lorsqu'ils s'affrontent militairement, à redéfinir leurs rapports –
et la guerre doit aboutir non pas à un massacre, mais à la signature d'un
armistice, d'une paix négociée. La guerre totale est théoriquement possible,
mais il faut tout mettre en oeuvre pour l'éviter.

**Appliquons maintenant cette distinction

conceptuelle à l'actualité.**

Ces dernières années, les États-Unis et leurs alliés
ont tenté plusieurs guerre à la Schmitt   : le but de l'intervention en
Libye était de renverser Mouammar Khadafi, de même que l'intervention en Irak
visait à renverser Saddam Hussein. Dans les deux cas, il y eut élimination
physique du principal ennemi et de bon nombre de ses alliés. Pour autant, on ne
peut pas dire que des relations normales aient été rétablies avec ces États ou
que les buts officiels de guerre – mettre en place des régimes démocratiques en
Libye et en Irak – aient été atteints. A l'opposé, l'intervention telle qu'elle
est envisagée par Barack Obama ou François Hollande en Syrie procède d'une
stratégie à la Clausewitz . Il n'est nullement question de renverser
Bachar-el-Assad, car même si ce régime est atroce, il n'est pas évident de lui
trouver un remplaçant. Si les rebelles (sunnites) parvenaient au pouvoir, non
seulement il est peu probable qu'ils mettraient en place un régime démocratique,
mais il risqueraient de procéder au massacre des populations chiites alaouites
et chrétiennes (qui représentent respectivement 11% et 10% de la population
syrienne). Par ailleurs, la réplique de la Russie et de l'Iran, alliés du régime
d'Assad, pourrait être terrible. C'est pourquoi il est plutôt question ici de
punir de manière proportionnée et ciblée une exaction intolérable du régime, à
savoir l'utilisation par les troupes d'Assad d'armes chimiques à l'encontre de
la population syrienne. L'interdiction de l'usage des armes chimiques, qui
figure dans tous les traités internationaux depuis le Traité de Versailles, a
été assez bien respectée jusqu'à nos jours (à quelques exceptions près, les
guerres de Mandchourie, du Vietnam et d'Irak/Iran).

**Dans la mesure où il y a

prolifération des armes chimiques dans le monde contemporain, il est important
que leur usage ne reste pas sans réplique. **

Tel est donc le cadre théorique d'une éventuelle
intervention des alliés en Syrie : il s'agirait de penser cette action militaire
avec Clausewitz et contre Schmitt, de procéder moins à une attaque massive qu'à
une opération de police. 

Par Alexandre Lacroix, directeur de la
rédaction de philosophie magazine

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