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"Story Killers" : une start-up toulousaine propose de présenter des publi-reportages comme de vraies informations

Une société toulousaine offre à ses clients la possibilité de publier des publi-reportages dans de grands médias sans que la mention "sponsorisée" n’apparaisse. Une forme de blanchiment d’informations contraire à la règlementation.
Article rédigé par Maxime Tellier, Cellule investigation de Radio France - Forbidden Stories
Radio France
Publié
Temps de lecture : 7 min
La société toulousaine Getfluence a été créée en 2018. (CAPTURE D'ECRAN DU SITE GETFLUENCE)

Dans la jungle de la désinformation, toutes les sociétés d’influence n’ont pas recours à des méthodes extrêmes. Certaines jouent sur le flou qui existe entre publicité et information. La cellule investigation de Radio France, avec un consortium de 100 journalistes de 30 médias internationaux cordonnées par Forbidden Stories dans le cadre du projet "Story Killers", a ainsi pu identifier une société toulousaine qui propose à ses clients de publier des articles publicitaires dans des médias d’information, sans que ceux-ci ne portent la mention “sponsorisée”. Cette proposition lui vaut d’attirer aujourd’hui vers elle des acteurs médiatiques parfois peu recommandables.

Des blogs très lucratifs

Créée en 2018, cette société toulousaine s’appelle Getfluence. Elle s’est développée en profitant de l'essor du secteur des publi-reportages et des articles sponsorisés à l’ère des médias en ligne. Ces formats, qui mélangent contenus promotionnels et informations, sont une alternative aux publicités classiques, de plus en plus boudées par les internautes. Flairant le bon filon, dès 2015, le fondateur de Getfluence Marc de Zordo, investit d’abord dans des sites de médias et des blogs qui proposent des espaces pour des articles sponsorisés : "Si je gagne 300 euros par mois avec un blog, je peux gagner 100 fois plus avec 100 blogs équivalents", commentait-il alors sur son site personnel.

Au bout d’un an, sa petite affaire tourne si bien qu’elle dispose d’"un réseau de 200 médias", dont "une trentaine particulièrement influents". Mais Marc de Zordo voit plus grand. À 31 ans, il crée une entreprise qui se présente comme un intermédiaire entre annonceurs et éditeurs. Le concept de Getfluence prend forme. Son fondateur le résume ainsi : "Permettre aux entreprises de faire la Une des plus grands médias d’Europe", tout en prenant au passage une commission de 30%.

Une intervention de Marc De Zordo sur BFM Business, le 12 janvier 2021. (CAPTURE D'ECRAN YOUTUBE)

"La grande majorité des entreprises ne parviennent pas à faire la une de la presse influente, explique Marc de Zordo. Les journalistes sont sur-sollicités. Il faut tomber au bon moment pour espérer obtenir des articles mettant un coup de projecteur sur sa boite. C’est tout l’intérêt du format publicitaire que nous proposons : un article sponsorisé ou publi-rédactionnel ! Vous identifiez des médias qui vous correspondent. Vous allouez un budget qui vous garantit de faire la Une. C’est simple !"

Une option contraire à la règlementation

Simple et très rentable. Marc de Zordo évoque un chiffre d'affaires qui doublerait chaque année, pour atteindre 10 millions d’euros en 2022. Et de fait, les équipes s’étoffent. Getfluence compte aujourd’hui une cinquantaine de salariés répartis entre la France, l’Italie et l’Espagne. Il projette de se développer en Allemagne et au Royaume-Uni, et il attire ses clients grâce à son site, qui propose un étonnant catalogue permettant de mettre en relation 1 500 annonceurs avec plus de 10 000 éditeurs. Un catalogue qui n’est présenté qu’aux initiés. Il faut, pour le consulter, s’inscrire et avoir été validé comme client par un membre de l’équipe des ventes de Getfluence.

L’annonceur, qui veut placer son publireportage, peut alors effectuer une recherche dans une liste de sites d’éditeurs, avec des tarifs qui vont d’une centaine d’euros à plus de 40 000 si l’on veut être publié sur les sites les plus influents ou les plus fréquentés. Mais là où le bât blesse, c’est qu’on lui propose une option assez étrange : la publication d’un article sans qu’apparaisse la mention “sponsorisée”. Une option que le catalogue propose pour plus de 3 000 sites en France, et plus de 17 000 dans le monde.

Le site de Getfluence montrant la possibilité d’avoir recours à des articles sponsorisés sans mention. (CAPTURE D'ECRAN)

Getfluence joue donc sur le mélange des genres, au risque de créer une confusion contraire à la loi. Plusieurs textes règlementaires imposent en effet de distinguer les publicités des autres contenus : "Toute publicité, sous quelque forme que ce soit (...) doit pouvoir être clairement identifiée comme telle", stipule l’article 20 de la loi du 21 juin 2004. "Tout article de publicité à présentation rédactionnelle doit être précédé de la mention ‘publicité’ ou ‘communiqué’", précise l’article 10 de la loi du 1er août 1986. Le code de la consommation interdit également tout contenu publicitaire diffusé sans être identifié comme tel. Il le qualifie de "pratique commerciale trompeuse" punie de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 300 000 euros. Quant à la charte mondiale d’éthique des journalistes, son article 13 rappelle qu’il faut éviter toute confusion entre l’activité de journaliste et celle de publicitaire ou de propagandiste. Car il y va de la crédibilité des médias et du contrat de confiance qui doit se nouer entre lui et ses lecteurs.

Getfluence plaide l'erreur

Interrogé sur l’existence de cette option qui transforme un publi-reportage en pseudo contenu rédactionnel, son directeur nous a répondu : "En France, la mention est obligatoire, (...). Mais hélas, la législation n’est pas commune à tous les pays du monde. Donc chaque média, selon son offre et le pays, définit ses critères, notamment en lien avec la législation." Cette option ne servirait donc que pour des articles publiés dans certains pays où la loi est plus permissive.

Mais pourquoi dans ces conditions la proposer pour des sites français ? Marc de Zordo ne répond pas précisément. "Quelles que soient les options choisies par l’annonceur, c’est le média qui décide au final." Une réponse qui peut surprendre, car parmi les médias qui apparaissent sur la plateforme figurent quelques médias de renom comme le Guardian en Grande-Bretagne ou le magazine Elle. Interrogé sur leur présence, Marc de Zordo plaide la bonne foi. "Il peut exister des erreurs de saisie et de critères sur une partie de nos offres, puisque cela est propre à des actions humaines." 

Cette “légèreté” pose problème au directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles, Geoffroy Lejeune, dont la publication fait aussi partie du catalogue. "Je ne comprends pas pourquoi notre média apparaît sur leur plateforme. Cela me paraît grave. Il nous arrive occasionnellement mais très rarement de publier des contenus sponsorisés (avec des collectivités locales dans le sud de la France notamment, deux fois cette année). Mais c’est, bien sûr, spécifié à chaque fois", assure le directeur de la rédaction. Getfluence propose pourtant d’y publier un article publicitaire sans la mention sponsorisée pour 5 646 euros, à la charge de l’annonceur.

Le site de Getfluence montrant la possibilité de publier un article dans Valeurs actuelles sans mention sponsorisée. (CAPTURE D'ECRAN DU SITE GETFLUENCE)

La société toulousaine proposerait-elle donc un service imaginaire ? La cellule investigation de Radio France a découvert que l’option avait bel et bien été utilisée (donc que des publireportages ont été publiés en France sans que cela soit mentionné) mais essentiellement sur des blogs, des sites communautaires ou des sites de voyage. Nous avons aussi découvert qu’une société d’influence a fait un usage intensif de cette plateforme pour publier des récits trompeurs en faveur de ses clients, dont certains sont des gouvernements étrangers, notamment le Maroc et une ex république soviétique.

Une source au sein de cette agence nous a confirmé avoir eu régulièrement recours à Getfluence, justement parce qu’elle propose cette option permettant de ne pas afficher la nature sponsorisée d’un article. Dans ce cas-là, peu importe la visibilité du média. Car même s’il est publié sur un site qui peut sembler secondaire en termes d’audience ou de notoriété, un article peut ensuite être partagé sur les réseaux sociaux dans le cadre d’une campagne d’influence. Et si le site est bien référencé sur les moteurs de recherche, il peut remonter en tête des liens fournis par Google ou Google Actualités lorsqu’un internaute effectue une recherche. "Je n’ai pas besoin que ce soit dans un média très fort, nous explique cette source, je te refais ton SEO [classement dans les résultats de Google, NDLR] en trois jours avec quelques articles."

Alimenter la défiance

Cette option est donc très pratique pour un client qui souhaiterait améliorer sa réputation. En publiant des contenus qui le mettent en valeur et qui apparaissent dans les premières pages de Google, il diminue la visibilité des contenus jugés indésirables, renvoyés de fait à des pages plus lointaines. Il s’agit donc d’une forme de “blanchiment” d’informations qui peuvent aussi apparaître sur Wikipédia, puisque les textes achetés par des agences d’influence peuvent être cités comme “source légitime” en note de bas de page sur l’encyclopédie, très consultée par les internautes. Consciente de l’enjeu qu’elle représente dans les campagnes d’influence, Wikipédia a lancé un projet baptisé “Stop pub”, qui vise à supprimer les contributions rémunérées de son site. Interrogé à ce sujet, le patron de Getfluence se défend. "Nous ne sommes pas une agence de e-réputation, précise Marc de Zordo. Nos commerciaux sont en contact systématique avec les ‘nouveaux utilisateurs’, ce qui permet de leur refuser l’accès à notre plateforme le cas échéant." Notre enquête démontre qu’elle a pourtant bien été utilisée pour de l’e-réputation. Et qu’elle risque à terme, en gommant les frontières qui existent entre publicité et information, de contribuer un peu plus à alimenter la défiance qui s’est installée entre le public et les médias.

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