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Récit D'une tasse de thé vert à la mise en cause de Poutine : dix ans d'enquête sur l'assassinat d'Alexandre Litvinenko

Un rapport publié jeudi fait état de preuves pointant la responsabilité du Kremlin dans la mort par empoisonnement de l'ancien agent du KGB, à Londres, en 2006. Retour sur une décennie d'investigation.

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
La tombe d'Alexandre Litvinenko, dans le cimetière de Highgate à Londres, le 21 janvier 2016. (TOBY MELVILLE / REUTERS)

Le thé vert est fade, sans sucre, et presque froid. "Au total, j'en ai bu, peut-être, trois ou quatre gorgées." Puis Alexandre Litvinenko a reposé sa tasse encore à moitié pleine. Dans le bar du Millennium Hotel de Londres, ce 1er novembre 2006, l'ancien agent russe expatrié au Royaume-Uni a rejoint deux relations d'affaire, Andreï Lougovoï et Dmitri Kovtoun, des businessmen travaillant dans le domaine de la sécurité privée depuis leur départ du KGB. L'entrevue se termine vers 17 heures. Alexandre Litvinenko salue ses convives. Avant de partir, Andreï Lougovoï lui présente son fils Igor, 8 ans, et Litvinenko lui serre la main. Puis il est raccompagné chez lui en voiture par son ami Akhmed Zakaïev, un séparatiste tchétchène qui, comme lui, n'hésite pas à dire tout le mal qu'il pense de Moscou et de Vladimir Poutine.

Dans les jours qui suivent, Alexandre Litvinenko est pris de vomissements et de violentes diarrhées. Il entre à l'hôpital le 4 novembre, est transféré au University College Hospital le 17, quand son état s'aggrave. Il n'en sortira pas. Le monde entier découvre le visage méconnaissable de cet espion russe sur son lit d'hôpital. Il a perdu tous ses cheveux sous l'effet du poison et finit par rendre son dernier souffle dans la nuit du 22 au 23 novembre. Dans son édition du 25 novembre, le Mail on Sunday publie le testament accusateur de l'espion russe. L'article est titré "Pourquoi je pense que Poutine voulait ma mort..."

La dernière photo d'Alexandre Litvinenko vivant, prise quelques jours avant sa mort, survenue le 23 novembre 2006 au University College Hospital de Londres (Royaume-Uni). (SIPA)

Du polonium-210, une substance radioactive extrêmement toxique, est retrouvé dans l'estomac d'Alexandre Litvinenko. Dans la théière du Millennium Hotel, les enquêteurs détectent une radioactivité de 100 000 becquerels par cm², dix fois la dose nécessaire pour tuer un homme. Ils supposent que le polonium y a été versé par Lougovoï juste avant l'arrivée de Litvinenko. Mais la radioactivité a l'inconvénient de laisser des traces. La table est contaminée, de même que plusieurs chaises, des bouteilles derrière le bar ou encore une planche à découper, rapporte le Daily Mail.

L'autopsie la plus dangereuse de l'histoire

Pour retrouver la trace des assassins de Litvinenko, suivez les traces de polonium. On en trouve au restaurant dans lequel Andreï Lougovoï et Dmitri Kovtoun se rendent après avoir vu Litvinenko, puis à l'Emirates Stadiumn où Lougovoï assiste en famille à un match de foot entre Arsenal et le CSKA Moscou ce soir-là. Leurs chambres sont contaminées, en particulier le lavabo de celle de Kovtoun, où il aurait vidé le reste de polonium. En remontant en arrière, on trouve du polonium dans l'avion à bord duquel la famille Lougovoï arrive à Londres, chez l'ex-femme de Kovtoun à Hambourg (Allemagne), à qui il a rendu visite le 28 octobre. Mais aussi dans tous les avions empruntés par les deux hommes dans le mois qui précède, et dans plusieurs lieux où ils ont rencontré Litvinenko. 

Andreï Lougovoï (à gauche) et Dmitri Kovtoun, les principaux suspects de l'assassinat d'Alexandre Litvinenko, en interview dans le studio d'une radio russe au lendemain de la mort de ce dernier, le 24 novembre 2006, à Moscou (Russie). (REUTERS)

C'est ainsi que les enquêteurs britanniques ont établi que l'exilé russe avait échappé à une première tentative d'empoisonnement, le 16 octobre 2006, lors d'une réunion dans les locaux d'une société de sécurité privée. Cette fois, Alexandre Litvinenko ne touche pas à son café. Trois jours plus tard, il tient un discours dénonçant le rôle du Kremlin dans la mort de la journaliste Anna Politkovskaïa.

Pour le juge britannique Robert Owen, auteur du rapport d'enquête, les deux suspects savaient qu'ils avaient en main un poison mortel, mais pas forcément qu'il s'agissait de polonium, comme en témoigne leur manque de prudence. Le 1er novembre, Lougovoï laisse son fils serrer la main d'un Litvinenko déjà contaminé. Kovtoun lui-même a souffert des radiations. "Ces trous du cul nous ont probablement tous empoisonnés", aurait-il lâché à sa belle-mère. Le corps de Litvinenko est tellement radioactif que son autopsie est la plus dangereuse jamais menée, expliqueront les médecins aux enquêteurs.

Très vite, en mai 2007, la justice britannique annonce son intention de poursuivre Andreï Lougovoï. Elle ne se tournera vers son comparse Dmitri Kovtoun que plus tard, en 2012, sur la base de nouveaux éléments. La Russie, qui n'extrade jamais ses ressortissants, ne fait pas d'exception pour les deux hommes d'affaires. En janvier 2015 s'ouvre une enquête publique sur l'affaire. La veuve d'Alexandre Litvinenko, Marina, s'était battue en justice pour son ouverture.

"Un ancien agent du KGB, ça n'existe pas"

Les enquêtes publiques, décidées par le gouvernement au sujet d'événements exceptionnels, permettent une instruction au vu et au su du public, mais autorisent aussi à examiner certains documents et à entendre certains témoins à huis clos. Indispensable tant le sujet est sensible. L'implication de l'Etat russe "sera d'une importance centrale dans mon investigation", déclare le juge Robert Owen. Il en a finalement publié les résultats jeudi 21 janvier, concluant que l'ordre était venu de Moscou, "probablement" avec l'aval du chef du FSB (le nouveau nom du KGB) et de Vladimir Poutine.

Il n'est pas difficile de soupçonner Lougovoï et Kovtoun d'avoir agi aux ordres de la Russie. Avant la chute de l'URSS, ces deux amis d'enfance étaient agents du KGB. "Un ancien agent du KGB, ça n'existe pas", plaisantait un proche de Lougovoï en 2007. Le polonium-210 n'est pas non plus une arme d'assassin du dimanche. Se procurer une telle dose aurait coûté des dizaines de millions de livres. Si l'enquête n'a pas pu déterminer sa provenance, ces mêmes experts pointent du doigt un ancien site nucléaire russe. Le parcours de Lougovoï lui-même, depuis 2006, intrigue les enquêteurs. Les accusations de Londres n'ont pas semblé lui faire du tort : il est depuis devenu député du parti présidentiel et a été décoré par Vladimir Poutine en mars dernier pour services rendus à la nation. Robert Owen y voit une marque d'approbation de l'assassinat d'Alexandre Litvinenko.

Manifestement certain d'échapper à la justice, Andreï Lougovoï a fait livrer, en 2010, un colis à la porte de l'oligarque Boris Berezovsky. Cet opposant et proche de Litvinenko a lui aussi choisi l'exil au Royaume-Uni. Sur son lit de mort, l'espion lui aurait confié que Lougovoï était son assassin. A l'intérieur du colis, un message – "CSKA Moscou. La mort nucléaire frappe à ta porte" – et un tee-shirt portant l'inscription "Polonium-210 CSKA Londres, Hambourg. A suivre". "Ce tee-shirt peut être vu comme un aveu" du meurtre de Litvinenko, estime Robert Owen, pour qui Lougovoï voulait narguer Berezovski. Ce dernier a été retrouvé pendu à son domicile en 2013, dans des circonstances indéterminées.

En 2006, Litvinenko accuse Poutine de pédophilie

Mais pourquoi Vladimir Poutine aurait-il voulu la mort d'Alexandre Litvinenko ? Dans son rapport, le juge britannique Robert Owen rappelle qu'il avait de nombreuses raisons de le détester. La seule rencontre entre les deux hommes, en 1998, est glaciale, raconte l'agent dans son article posthume. Poutine vient d'être nommé chef du FSB et Litvinenko l'encourage à combattre la corruption. Il affirme avoir découvert par la suite qu'une des affaires qu'il évoque implique directement Poutine. Quelques mois plus tard, il est mis à la porte par le FSB après avoir dénoncé avec fracas la corruption lors d'une conférence de presse.

Alexandre Litvinenko (à droite) lors d'une conférence de presse où plusieurs agents du FSB ont dénoncé la corruption au sommet de l'Etat russe, le 17 novembre 1998 à Moscou. (REUTERS)

Après son exil, en 2000, il se rapproche d'autres opposants et devient un critique virulent de Moscou, accusant notamment la Russie d'être responsable de quatre attentats attribués, en 1999, aux rebelles tchétchènes, et ayant précipité le début de la seconde guerre de Tchétchénie. En juillet 2006, il assure même sur son blog que Vladimir Poutine est pédophile et a fait détruire des vidéos le montrant avoir des relations sexuelles avec des enfants mineurs. En parallèle, il collabore avec le renseignement britannique et enquête sur les agissements des oligarques expatriés au Royaume-Uni. Un procureur espagnol avait prévu de recueillir son témoignage sur les liens entre la mafia et le gouvernement russes, une semaine après son empoisonnement.

Autant de raisons qui auraient très bien pu suffire à Vladimir Poutine, estime Robert Owen, pour ordonner l'assassinat de Litvinenko. A moins que l'ordre n'ait été donné par la mafia, un scénario "pas improbable", juge-t-il, mais qu'aucune preuve ne vient appuyer. Sa conclusion sur la "probable" culpabilité du FSB et du Kremlin s'appuie, elle, sur "une quantité considérable de preuves documentées", dont une grande partie restera confidentielle. Des témoignages délivrés à huis clos par des témoins dont on ne connaît pas l'identité semblent aussi avoir joué un rôle très important dans les conclusions de l'enquête. "On peut imaginer que certains de ces témoins sont des membres du MI6, et peut-être d'autres services de renseignement", spécule le Guardian.

La compagne de Lougovoï a ouvert ... des salons de thé

L'enquête n'a pourtant pas été facile. Des avocats de la police britannique ont raconté à The Independent "les obstructions stupides et mesquines" de Moscou. Des officiers de Scotland Yard racontent qu'une voiture qui devait les conduire à un interrogatoire d'Andreï Lougovoï et Dmitri Kovtoun a tenté de les semer sur le chemin. S'en est suivi un entretien express où les Britanniques ont à peine eu le temps de poser des questions et qu'ils n'ont pas eu le droit d'enregistrer. La Russie a également refusé de collaborer quand les enquêteurs ont voulu examiner deux avions de ligne empruntés par les deux hommes, à la recherche de traces de polonium.

Ce rapport à la genèse difficile a tout de même satisfait Marina Litvinenko et son fils. "On a vu le rapport et on s'est dit : 'Yes !'", a-t-elle confié jeudi. Si la culpabilité de Vladimir Poutine, dont elle est convaincue, n'est pas prouvée, elle s'est réjouie que le juge ose dire que le président russe avait "probablement approuvé" cet assassinat. "C'était un message important." Mais, si la publication du rapport a déclenché une passe d'arme diplomatique entre Londres et Moscou, ses conséquences devraient être limitées.

La veuve d'Alexandre Litvinenko, Marina, et leur fils Anatoly présentent une copie du rapport de la justice britannique sur l'assassinat de l'ancien espion russe, le 21 janvier 2016 à Londres. (TOBY MELVILLE / REUTERS)

Marina Litvinenko, qui réclame des sanctions, a reçu une lettre de l'exécutif britannique lui indiquant "que le Premier ministre ne ferait rien face aux révélations de Sir Robert Owen". Le Royaume-Uni doit déjà négocier avec la Russie sur les épineux dossiers de la Syrie et de l'Ukraine. "Ça peut sembler brutal de le dire, mais le gouvernement a tourné la page", résume le GuardianAndreï Lougovoï, qui ne sera sans doute jamais extradé, pourra couler des jours paisibles à Moscou. Sa jeune compagne y a récemment ouvert une chaîne de salons de thé.

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