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Guerre en Ukraine : sabotage, échange d'informations… Melitopol, capitale de la résistance dans les territoires occupés par la Russie

Campagnes d'affichage, désobéissance... Certains habitants bravent les autorités d'occupation sur les murs de la ville, tandis que des réseaux de partisans mènent des actions armées, en lien avec le commandement militaire.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des policiers sur la place de la Victoire, le 7 septembre 2022 à Melitopol (Ukraine), ville occupée par les forces russes. (RIA NOVOSTI / SPUTNIK VIA SIPA)

"La libération de Melitopol est la clé pour libérer tout le sud de l'Ukraine." Sur la place de la Victoire, le drapeau ukrainien a été retiré, mais la résistance ukrainienne respire encore dans les rues de la ville occupée depuis début mars. Les autorités d'occupation ont fait de Melitopol leur capitale régionale officieuse, faute d'avoir pu conquérir Zaporijjia, à 130 kilomètres au nord. La ville compterait désormais 55 000 habitants, contre 155 000 avant la guerre. 

Au détour des rues, il est encore possible de croiser les couleurs nationales, sur des affiches collées à la va-vite. A l'appel du mouvement "Ruban jaune", actif dans plusieurs villes occupées, l'espace public est parfois réinvesti. La lettre "Ї", propre au cyrillique ukrainien et absente du russe, sert de signe de ralliement. "Nos militants collent des affiches patriotiques, partagent des informations sur l'ennemi, dégradent et brûlent le matériel de propagande russe", explique à franceinfo Alex Svoboda*, l'un des coordinateurs du mouvement.

La lettre "ï", absente de la langue russe, est utilisée comme un symbole de résistance dans la ville de Melitopol. (MOUVEMENT RUBAN JAUNE)

"Ruban jaune" se présente comme un "mouvement de résistance politique et civile". En raison de l'occupation russe, "les Ukrainiens peuvent perdre leurs biens, leur toit, leur liberté, explique Alex, mais également leur foi, leur vie et leur liberté d'expression. C'est pourquoi nous nous battons." Interrogé sur de possibles arrestations de militants, il ne dit rien de Melitopol. A Kherson, en revanche, certains de ses militants ont été arrêtés après des manifestations. "Les Russes les ont laissés partir après les avoir interrogés, faute de preuve sur leur implication."

Le mouvement a organisé un rassemblement dans le parc Gorki de Melitopol, le 29 mai dernier. Des dizaines de participants y ont brandi le drapeau ukrainien. Depuis, "Ruban jaune" a aussi dénoncé l'octroi de passeports russes aux habitants et la publication de journaux et de médias russes. Lors du prétendu "référendum" d'annexion, l'organisation a invité la population à laisser la porte close aux enquêteurs électoraux et à ignorer les appels provenant de numéros russes.

La traque des "traîtres"

Les habitants sont aussi invités à signaler les éventuels "collaborateurs" des forces russes, à l'aide d'une boîte mail dédiée. Des noms sont parfois jetés en pâture sur les réseaux sociaux, a constaté franceinfo, avec numéro de mobile, adresse personnelle et profession des "traîtres" : "Nous félicitons les travailleurs de l'éducation (...), mais pas S.... B.... (née le .. juillet 19..), qui critique les élèves discutant ou téléphonant en ukrainien", pointe l'un de ces messages, alors que les autorités d'occupation ont imposé le russe à l'école.

"Nous allons continuer à brûler [la propagande] 'rachiste'", est-il écrit sur cette affiche, en référence au mot-valise mêlant les mots "russe" et "racisme".  (MOUVEMENT RUBAN JAUNE)

Les forces russes recherchent constamment des informations auprès de la population, promettant l'anonymat à leurs indics. "Les traîtres doivent savoir que leurs crimes sont connus de tous. Et les Ukrainiens doivent savoir que la punition est inévitable !" justifie l'interlocuteur de franceinfo. Le mouvement, par ailleurs, affirme avoir collecté des informations personnelles des dirigeants d'occupation, et notamment leurs adresses personnelles.

"Les occupants savent que chaque Ukrainien peut être un partisan ou un militant. En conséquence, ils ont vraiment peur pour leur sécurité."

Mouvement de désobéissance "Ruban jaune"

à franceinfo

A Melitopol, le mouvement "Ruban jaune" revendique un noyau dur de 300 à 500 militants, impliqués dans l'organisation et la coordination. Leurs actions ont pour finalité la "déstabilisation psychologique", explique Adrien Nonjon, spécialiste de l'Ukraine à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

Des actions armées menées par les "partisans"

En réponse, les forces de l'ordre contrôlent désormais les téléphones portables des civils, a annoncé un responsable local d'occupation, Vladimir Rogov. Les habitants abonnés qui seront surpris à lire "des contenus de propagande [ukrainienne]", par exemple sur Telegram, recevront d'abord un avertissement, puis des amendes, dans le cadre de la loi martiale en vigueur. L'Ukraine affirme également que les forces russes fouillent des immeubles de Melitopol et leurs sous-sols, à la recherche de cachettes et de stocks d'armes.

La résistance s'appuie aussi sur un réseau clandestin, qui mène des actions armées. "Les résistants actifs, ceux que l'on nomme les partisans, sont des centaines dans la ville", assure le maire en exil, Ivan Fedorov, lors d'une conversation vidéo avec franceinfo. "Il est difficile, évidemment, de donner un nombre plus précis", admet-il, en ayant flouté les éléments qui pourraient trahir sa position.

Le terme de "partisan", dans les pays d'Europe centrale et de l'Est, "désigne des militants perpétuant des actions directes (assassinats, attaques de convoi...)", explique Adrien Nonjon. Cela peut désigner "des citoyens civils, ou des membres qui travaillent depuis longtemps avec les forces spéciales", précise Ivan Fedorov.

Un précieux travail de renseignement

Ceux-ci ont deux missions, détaille le maire. "Tout d'abord, ils doivent donner toutes les informations possibles sur les forces russes, les collaborateurs et occupants, et leur localisation." Ce qui permet de mieux connaître les lignes de ravitaillement et les dépôts d'armes, et d'aider l'état-major à définir ses cibles. Fin avril, le commandement "Sud" avait ainsi remercié les résistants de Melitopol, après une frappe couronnée de succès sur un pont ferroviaire.

"Les populations peuvent faire remonter, sur Telegram par exemple, des images et des données de géolocalisation."

Adrien Nonjon, spécialiste de l'Ukraine, chercheur à l'Inalco

à franceinfo

"Nous avions des relais dans chaque village", explique le maire d'une localité de la région de Kherson, interrogé par France 24. "Les garçons grimpaient en haut des immeubles avec des jumelles, regardaient les mouvements des troupes russes et les rapportaient à l'armée, qui bombardait ensuite", ajoute Svetlana, une habitante qui a également signalé des positions.

Dans la mesure du possible, les partisans ont également pour mission de mener eux-mêmes des actions pour couper les chaînes logistiques. "C'est pourquoi, très souvent, vous pouvez voir des destructions de chemins de fer, de ponts", commente Ivan Fedorov. "Ils en ont détruit trois ou quatre."

"Nos partisans doivent compliquer la vie des occupants et des collaborateurs, autant que possible. Bien sûr, c'est une mission très dangereuse dans ces territoires occupés."

Ivan Fedorov, maire exilé de Melitopol

à franceinfo

La semaine passée, une bombe a explosé devant le siège du groupe ZaMedia, devenu un relais de la propagande russe, faisant six blessés dont un enfant, selon un bilan des autorités d'occupation. Ivan Fedorov assure que les partisans ne sont pas en cause dans cette affaire. Le maire en exil, en l'espèce, préfère invoquer des règlements de compte entre administration d'occupation et FSB. Mais par le passé, les partisans ont "bien sûr" commis des attaques à l'explosif, précise-t-il.

Début septembre, par exemple, les autorités d'occupation ont signalé une attaque au siège d'un mouvement pro-russe. Une voiture garée sur le parking d'un commissariat a aussi été piégée, ainsi que les véhicules de la responsable municipale de l'éducation et d'un Ukrainien ayant rejoint le parti Russie unie de Vladimir Poutine. La bombe avait été placée sous le siège du conducteur, témoigne un partisan rencontré cet été par le New York Times (en anglais). Elle a explosé à l'allumage du moteur, mais l'homme a survécu à ses blessures.

Des enquêteurs sur les lieux d'une explosion près du ministère de l'Intérieur local, le 12 juin 2022 à Melitopol (Ukraine), ville occupée par les forces russes. (ALEXEI KONOVALOV / TASS VIA SIPA)

"Lors du prétendu référendum [d'annexion], beaucoup de partisans se sont également rendus au domicile de collaborateurs qui voulaient apporter leur soutien au faux scrutin, affirme Ivan Fedorov, et ils ont détruit des bureaux du parti Russie unie à Melitopol. Tout ceci fait également partie des missions de la résistance."

"Si les Russes pensaient que tout le monde allait les accueillir à bras ouverts, ils se trompent lourdement."

Ivan Fedorov, maire exilé de Melitopol

à franceinfo

Ces actions ont mis les troupes russes sur les nerfs. "Ils kidnappent beaucoup d'habitants, en déportent d'autres, et ils se montrent de plus en plus agressifs dans les territoires occupés", observe le maire. "Leur objectif principal, bien sûr, est de débusquer les partisans, mais ils n'y parviennent pas."

La résistance, une composante de l'armée

Les réseaux de partisans ont une existence reconnue dans l'organigramme des armées. "Il y a une grande coopération entre tous ces éléments, même si nous avons souvent des difficultés de réseau et d'internet", poursuit Ivan Fedorov. Fin janvier, avant même le début de la guerre, le Parlement ukrainien avait adopté une loi sur la résistance nationale, prévoyant notamment la possibilité pour l'armée d'équiper et de former des civils. "Ils constituent donc la seconde ligne de front, avec des techniques de guérilla urbaine et de maniement des armes", commente Adrien Nonjon.

Le Centre national de la résistance (CNR), qui dépend des forces spéciales de l'armée, encourage la désobéissance dans les populations concernées, y compris de manière armée. Il supervise par ailleurs la publication d'un journal clandestin, Gazeta Sprotiv ("Journal résistance") et de plusieurs guides, dont un manuel du parfait résistant ou des conseils (liens en ukrainien) pour incendier un commissariat au cocktail Molotov. Le CNR, à l'occasion, livre même des conseils pour neutraliser un char abandonné.

La publication de ces tutoriels et cette volonté de former les civils ne sont pas un phénomène nouveau en Ukraine. "La société est sous tension continue depuis 2014, avec une brutalisation par la guerre et la révolution", résume Adrien Nonjon. Depuis le début du conflit dans le Donbass, "un certain nombre d'organisations, issues de mouvements nationalistes ukrainiens", ont formé des civils au maniement des armes, dans des camps d'entraînement. "Des PDF étaient également publiés sur les réseaux sociaux (VKontakte, Facebook...), afin d'apprendre à démonter une arme ou à créer un cocktail Molotov."

Depuis plusieurs mois, les experts américains de l'Institute for the Study of War affichent cette activité parallèle sur leur carte interactive de l'Ukraine (en anglais). Reste à évaluer l'importance réelle des actions partisanes dans les rapports de force opérationnels. Si leur rôle est "important pour guider les forces armées ukrainiennes", il est "encore trop tôt" pour juger de leurs résultats, souligne Adrien Nonjon. Elles sont toutefois le signe qu'en Ukraine, "c'est un peuple entier qui se bat".

(*) Nom d'emprunt, à la demande de l'intéressé.

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