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"Sans convictions", "un robot" : chargée de trouver une issue au Brexit, l'énigmatique Theresa May cristallise les critiques

Les députés du Royaume-Uni votent une nouvelle fois sur le projet d'accord avec Bruxelles, ou du moins sur une partie de cet accord. La Première ministre, qui a semblé indécise tout au long dans cette transition historique, a mis sa démission dans la balance.

Article rédigé par Louis Boy
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Theresa May quittant le 10, Downing Street, résidence des Premiers ministres britanniques à Londres, le 25 mai 2017. (DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP)

"Qu'on ne sache pas qui est vraiment Theresa May, et que son message politique soit totalement illisible, c'est quand même un problème." Installée à Oxford, l'historienne Agnès Alexandre-Collier résumait l'inquiétude qui régnait outre-Manche avant une série de votes présentés comme décisifs, début mars. Depuis, les Britanniques ont obtenu un report de la date du Brexit, mais son constat reste valable : "Personne ne sait où on va", expliquait-elle à franceinfo. La situation est toujours aussi incertaine aujourd'hui, alors qu'est organisé vendredi 23 mars un énième vote de la dernière chance à la Chambre des représentants, cette fois pour approuver une moitié seulement de l'accord entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. 

Les députés ne se prononceront pas sur l'accord dans son ensemble, largement rejeté à deux reprises, mais uniquement sur l'accord de retrait, texte qui concrétise la sortie de l'UE. Sans se prononcer sur la déclaration politique, qui porte, elle, sur les relations entre les deux parties après la période de transition. Il n'est pas sûr que cette astuce suffira à faire passer la pilule.

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Du résultat dépendra aussi la place de la Première ministre, Theresa May, dans l'histoire du pays, selon qu'elle l'aura guidé hors de la tempête ou vers un naufrage. Les concitoyens de la reine Elizabeth II ont déjà leur petite idée sur la question : en février, seuls 21%* des Britanniques exprimaient leur confiance en Theresa May pour négocier un bon accord sur le Brexit. Ses jours à la tête du pays sont comptés, puisqu'elle a promis de démissionner en cas d'issue favorable au vote de vendredi. Jusqu'au bout, la dirigeante a donné l'impression de temporiser et d'hésiter sur la marche à suivre.

"Elle était la dernière encore debout"

Indécise, Theresa May ? Dans un billet cinglant publié à la fin février dans le Times of London*, Matthew Parris, ancien député conservateur, affirme que la Première ministre est pire que cela. Elle serait, selon des parlementaires et conseillers qui l'ont côtoyée, un "trou noir" de la politique : "Des avertissements lui sont adressés, et ignorés. Des plans lui sont présentés, sans un signe de sa part. Des messages lui sont envoyés, et laissés sans réponse." Elle serait la "personnification d'une porte fermée", avec laquelle il est impossible de négocier.

Theresa May n'a jamais eu l'image d'une grande communicante. C'est "Margaret Thatcher sans le sens de l'humour", écrit le journaliste Tim Shipman. Thatcher et May ne sont néanmoins pas proches politiquement. Elue députée en 1997, au troisième essai, Theresa May mène une carrière sans relief qui ne fait l'objet que de deux biographies, dont l'une s'intitule L'énigmatique Première ministre. Son succès le plus notable ? Sa nomination, en 2010, à la tête du Home Office, l'équivalent britannique du ministère de l'Intérieur. "C'est un job impopulaire, où vous passez votre temps à gérer des crises, explique le politologue Simon Usherwood, de l'université du Surrey. Vous ne vous y faites aucun ami." Pourtant, Theresa May y restera six ans, plus que n'importe lequel de ses prédécesseurs depuis 1951. Sans laisser de mesures marquantes, juge le politologue Tim Bale, de la Queen Mary University de Londres.

Avec le recul, elle a réussi très peu de choses au ministère de l'Intérieur. Mais à l'époque, tout le monde s’émerveillait qu'elle ait réussi à tenir si longtemps.

Tim Bale, politologue spécialiste du Parti conservateur

à franceinfo

Elle se construit ainsi l'image d'une femme qui résiste à tout. Une réputation utile en juillet 2016, après le vote en faveur du Brexit, quand il faut désigner un successeur à David Cameron : non, Theresa May n'est pas charismatique, mais elle a une "paire de mains assurées" pour veiller au sort du pays, estiment alors les commentateurs. Pas favorite pour autant, elle bénéficie aussi d'improbables coups du sort. Le populaire Boris Johnson est trahi par son éminence grise Michael Gove, et tous deux finissent par se retirer de la course. Sa dernière rivale en lice, Andrea Leadsom, fait de même après s'être hasardée à estimer que le fait d'avoir des enfants lui donnait une plus grande conscience de l'enjeu du Brexit que Theresa May, qui n'en a pas. "Tout le monde s'est poignardé dans le dos ou s'est fait exploser tout seul", résume Tim Bale. Theresa May l'emporte sans même que les militants aient besoin de voter. "Elle était la dernière encore debout", sourit le politologue.

"Elle donne l'impression qu'elle n'a aucun intérêt pour l'humanité"

Quand elle entre à Downing Street, son image de sérieux et de relative neutralité font que les observateurs "imaginent que personne n'est mieux placé pour incarner le consensus", et réconcilier un pays divisé par le référendum, se souvient l'historienne Agnès Alexandre-Collier. "Mais ce n'est finalement pas l'image qu'elle a donnée". Car Theresa May n'est pas ce genre de dirigeante. "Ce n'est pas quelqu'un qui construit des alliances, et elle n'a pas beaucoup d'amis. Elle prend des décisions en petit groupe", dévoile Simon Usherwood.

Au début de son mandat, tout se décide entre elle et deux de ses conseillers de longue date, Nick Timothy et Fiona Hill. "De nombreux parlementaires et ministres se sont plaints" de ce fonctionnement, expliquait le Guardian*, agacés par le fait que le binôme Hill-Timothy "insiste pour que tout ce qui est adressé à la Première ministre passe d'abord par eux". "On l'a beaucoup décrite comme presque hypnotisée par Nick Timothy, et il était dit que c'était lui qui était le cerveau", confirme Agnès Alexandre-Collier.

C'est dans ce cercle restreint que serait née l'idée, désastreuse, de convoquer des élections législatives anticipées en 2017. Le Parti conservateur y perd 13 sièges qui lui manquent aujourd'hui cruellement pour faire passer son accord sur le Brexit. Fiona Hill et Nick Timothy démissionnent dans la foulée, "parce qu'ils avaient énervé trop de monde", estime Simon Usherwood, mais Theresa May n'a pas élargi son cercle de décision pour autant. Les observateurs prêtent ainsi à l'actuel conseiller Olly Robbins un rôle plus important, dans les négociations avec Bruxelles, que celui du ministre chargé du Brexit lui-même. Cette absence de consultation est un vrai handicap, estime le politologue britannique.

Les parlementaires ont le sentiment de ne pas avoir eu leur mot à dire sur le projet d'accord sur le Brexit, ils ont donc moins de scrupules à le torpiller.

Simon Usherwood, politologue britannique

à franceinfo

Mais en plus de ce fonctionnement très fermé, la Première ministre pâtit d'un vrai problème d'image. Theresa May a beau porter des tenues parfois extravagantes et des chaussures léopard – une façon de montrer "qu'elle sait prendre des risques", explique sa biographe Rosa Prince –, elle n'arrive pas à se départir de son surnom le plus populaire : "Maybot", mi-femme mi-robot. "Elle donne l'impression qu'elle n'a aucun intérêt pour l'humanité dans son ensemble", s'amuse Agnès Alexandre-Collier. La presse britannique* n'a pas hésité à la brocarder pour ses grimaces un jour où elle s'est retrouvée face à des écolières.

A l'aise à l'Intérieur, où on lui demandait surtout de maîtriser ses dossiers, elle souffre davantage dans son rôle de Première ministre, "qui demande de montrer un visage ouvert, et d'avoir l'air impliquée dans les échanges avec les électeurs", note Simon Usherwood.

"Il est difficile de la faire changer d'avis"

A la chaleur humaine, Theresa May préfère une image de ténacité. "Durant ma campagne [pour le poste de Première ministre], j'ai été décrite par un de mes collègues comme une femme sacrément difficile, s'est-elle vantée sur la BBC. Et j'ai répondu que la prochaine personne à le découvrir serait Jean-Claude Juncker", le président de la Commission européenne. Un avis partagé par la classe politique britannique. "Tout le monde s'accorde à dire qu'il est difficile de la faire changer d'avis sur quoi que ce soit, confirme Tim Bale, spécialiste du parti conservateur. Elle est extrêmement focalisée sur ses idées, au point d'en devenir bornée."

Un tempérament qui lui a déjà causé du tort dans le passé. Comme lorsqu'elle s'est entêtée, en tant que ministre de l'Intérieur, à maintenir l'objectif de réduire le solde migratoire du pays à moins de 100 000 personnes par an. "C'était un objectif ridicule. Il lui a été dit maintes et maintes fois que c'était impossible, mais elle a continué à expliquer le contraire, et à passer des lois en ce sens." Une obsession qui a coûté cher à son parti, perçu ainsi comme incapable de contrôler l'immigration, faute de tenir ses promesses.

Pour Tim Bale, c'est un scénario similaire qui se joue avec le Brexit. Arrivée au pouvoir, Theresa May a choisi "d'interpréter la victoire du 'Leave' [le camp qui souhaitait le départ de l'Union européenne] comme le résultat d'une hostilité à l'immigration", qui n'était pourtant pas le seul facteur mis en avant par les électeurs. "De cela découle son insistance à vouloir quitter le marché unique, et donc le choix d'un 'Brexit dur'", qu'elle lutte à faire accepter au Parlement.

Une politicienne plus créative aurait pu estimer que le résultat était très serré, et choisir la voie d'un Brexit plus doux, qui aurait reçu un soutien au-delà même de son parti. Elle s'est coincée toute seule.

Tim Bale, politologue britannique

à franceinfo

Pourtant, la Première ministre britannique n'est pas vraiment vue comme une femme de convictions : "Je ne suis pas sûr qu'elle ait besoin de croire avec force en quelque chose pour que cela devienne une idée fixe", estime Tim Bale.

Adepte de la stratégie du "sous-marin"

A ses débuts en politique, elle est ainsi associée au courant modernisateur du Parti conservateur. Première femme à le présider, en 2003 (un rôle plus organisationnel que politique), elle œuvre notamment pour une plus grande diversité, de genre mais aussi d'origines, au sein du parti. "Et puis elle a été nommée ministre et elle n'a plus parlé que de lutte contre l'immigration", prenant un virage vers la droite du parti, se souvient Agnès Alexandre-Collier. Le sujet reste vu comme le seul sur lequel elle a un avis tranché. "Je ne suis pas sûr qu'elle pense que l'immigration soit mauvaise pour l'économie ou la culture du pays, nuance Tim Bale. Mais elle imagine que les électeurs dont elle se sent la représentante le pensent." 

Bien qu'elle soit chargée de guider le Royaume-Uni sur le chemin du Brexit, son opinion sur le sujet n'est pas plus claire. Theresa May était-elle pour ou contre la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne ? Durant la campagne, elle avait suivi la ligne du gouvernement, en faveur du "Remain", le maintien dans l'UE. Mais elle avait surtout brillé par sa discrétion au moment de faire campagne, ce qui lui avait valu le surnom de "sous-marin May" dans l'entourage de David Cameron. Une stratégie délibérée, estime Tim Bale : "Elle pensait sans doute que le 'Leave' avait une chance, et qu'il valait mieux ne pas être trop étroitement associée avec la campagne du 'Remain'."

Une fois devenue Première ministre, "elle lance 'Brexit means Brexit' ['Le Brexit, c'est le Brexit'], et engage son parti dans une voie très radicale", en opposition avec sa position pendant la campagne, s'étonne Agnès Alexandre-Collier : "Je pense que personne ne sait ce qu'elle a dans la tête, je suis pas sûre qu'elle le sache elle-même." Car en privé, elle n'est manifestement pas la plus grande partisane du Brexit. C'est ce qu'affirmait son ancienne éminence grise, Nick Timothy, dans une rare interview à la BBC début mars.

De nombreux ministres, et j'inclurais Theresa May parmi eux, ont du mal à voir un bon côté au Brexit, économiquement. Ils le voient comme un exercice de limitation des dégâts.

Nick Timothy, ancien conseiller de Theresa May

à la BBC

Cela n'a pas empêché Theresa May de "passer l'essentiel de son temps à tenter d'apaiser les ultra-Brexiteers", l'aile la plus intransigeante de son parti, estime Tim Bale, alors que les partisans de cette sortie rapide – et sans concessions – de l'Europe sont notamment à l'origine du vote de confiance auquel elle a survécu en décembre.

Un avenir en pointillé

Derrière ces apparents revirements, une obsession pointe : préserver l'unité de son parti. Avec un succès modéré. Au moment de voter son projet d'accord sur le Brexit, trois parlementaires conservatrices ont quitté le navire, en février, pour rejoindre un groupe "indépendant" avec d'anciens travaillistes. "Il y a peu de chances" que le Parti conservateur soit sous la menace d'un véritable schisme, nuance Tim Bale, spécialiste de cette formation. "Mais si une grande partie de son camp se retourne contre elle, cela pourrait entraîner sa chute" : l'unité du parti est surtout la condition de son maintien comme Première ministre. "Un Brexit 'dur' est manifestement le prix qu'elle est prête à payer pour cela."

Pour autant, les jours de Theresa May à Downing Street sont comptés. En décembre, elle avait "survécu" à un vote de confiance, mais plus du tiers des députés conservateurs (117 sur 317) s'étaient opposés à elle. A l'époque, elle avait annoncé qu'elle ne mènerait pas la campagne lors des prochaines élections législatives, en 2022, mais elle a finalement décidé de tenter un coup de poker en promettant sa démission en échange d'une validation de son accord avec l'UE.

Qu'elle reste en place au-delà de vendredi ou non, le chaos du Brexit risque de marquer son image à tout jamais. Le politologue Simon Usherwood ne lui voit "aucun futur politique". Le prix d'une gestion du Brexit qui n'aura satisfait presque personne.

* Les liens signalés par une astérisque renvoient vers des articles en anglais.

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