: Enquête Trois banques françaises sommées d’arrêter de financer l’industrie du charbon
"L’investisseur durable d’un monde qui change". Voilà comment se définit sur son site internet, BNP Paribas Asset Management, la filiale de la BNP chargée de la gestion d’actifs*. Amundi, son équivalent dans le groupe Crédit Agricole, affirme, dans son rapport de responsabilité sociale d’entreprise, être "un pionnier dans le domaine de l’investissement responsable". Le groupe BPCE n’est pas en reste. Selon son rapport climat 2022, il aurait adopté "une trajectoire net zéro" en matière de financement et d’investissement et "contribue ainsi à la neutralité carbone d’ici 2050".
Il est difficile pour un groupe bancaire français en 2023 de ne pas prendre d’engagements environnementaux forts. Mais il est difficile aussi, apparemment, de les tenir. Selon les informations de la cellule investigation de Radio France, les groupes Crédit Agricole, BPCE et BNP Paribas viennent de recevoir une mise en demeure leur enjoignant de cesser de prêter de l’argent et d’investir au sein du géant minier suisse Glencore. Cette procédure a été rendue possible par la loi de 2017 sur le devoir de vigilance qui impose aux entreprises françaises de plus de 5 000 salariés de prévenir les risques que font peser leurs activités sur les droits humains, la santé et l'environnement**. Dans le cas contraire, elles peuvent être poursuivies en justice et contraintes de réparer les dommages causés.
Des cancers du poumon et du plomb dans l’eau
Glencore emploie 155 000 personnes dans le monde. Ses activités principales sont l’extraction minière (charbon, zinc, cuivre, aluminium...) et le négoce de matières premières. C’est peu dire qu'il s’agit d’un mastodonte controversé. Il est sous le coup de plusieurs procédures judiciaires. Il a notamment été condamné en novembre 2022 par la justice britannique à payer 280 millions de livres (soit 320 millions d'euros), pour des faits de corruption en Afrique. Un jugement sans précédent***.
Ce n’est pourtant pas en Afrique, mais en Colombie qu’a été initiée la procédure de mise en demeure qui concerne les trois banques françaises. À l’origine de cette démarche, une ONG basée à Bogota, Tierra Digna. "Nous avons découvert que les groupes Crédit Agricole, BPCE et BNP Paribas finançaient l’activité de Glencore, et en étaient actionnaires, explique maître Emmanuel Daoud, l’avocat français de Tierra Digna. Or, Glencore, via sa filiale Prodeco, exploite deux mines de charbon à ciel ouvert en Colombie qui viennent d'être fermées et qui ont pollué de façon dramatique l'environnement".
L’ONG Tierra Digna documente depuis des années les effets délétères de l’exploitation minière sur les terres et la population, en particulier près des mines de Calenturitas et de la Jagua (nord-est de la Colombie). "Il y a une pollution atmosphérique et aquatique très importante", affirme Andrea Rocio Torres Bobadilla, l’une des avocates fondatrices de Tierra Digna. "L’État colombien a établi qu’il y avait plus de cinq rivières contaminées par l’exploitation minière. Il y a du plomb dans nos cours d’eau. L'eau n'est plus potable", poursuit-elle. Plus grave encore, "des taux anormalement élevés de maladies respiratoires, sans doute liées aux poussières de charbon, ont été relevés, ainsi que de nombreux cancers du poumon et de l’estomac et des maladies dégénératives". La fermeture anticipée et sans préavis de ces deux mines en 2021 a entraîné le licenciement de "6 200 travailleurs directs et indirects qui n’ont reçu aucune proposition de reclassement", ajoute l’avocate. Andrea Rocio Torres Bobadilla parle de "véritable tragédie humaine".
Légalement parlant, les mines de Calenturitas et de la Jagua ne sont plus la propriété de Glencore. Le groupe en a cédé les droits en 2021 car les sites n’étaient plus assez rentables en période post Covid. "Glencore-Prodeco a exploité intensément ces mines pendant 25 ans et décide du jour au lendemain de les céder sans respecter le plan légal de dépollution des sites", dénonce Tierra Digna dans un plaidoyer rédigé à destination de l’Europe. "Glencore est coutumier du fait", renchérit l’avocat français de l’ONG, Emmanuel Daoud. "Rappelez-vous en 2003". Cette année-là, la multinationale suisse, actionnaire majoritaire de Metaleurop, avait fermé son usine de production de métaux lourds à Noyelles-Godault (Pas-de-Calais) du jour au lendemain, en licenciant 830 salariés et en laissant à la charge de la collectivité les coûts de décontamination du site estimés à 150 millions d’euros. À l’époque, le président Jacques Chirac avait dénoncé des méthodes de "patron voyou". Aujourd’hui, d’après France 3 Hauts-de-France, 650 hectares de terres seraient pollués par le plomb autour de l'ancienne fonderie, ce qui en fait la zone la plus polluée de France.
Des banques françaises qui ferment les yeux ?
20 ans après, le scénario semble donc se répéter. Pour maître Emmanuel Daoud, "il est de la responsabilité des banques françaises d’y mettre fin en faisant pression sur Glencore. Elles en ont les moyens", estime l’avocat. L’engagement financier des groupes Crédit Agricole, BPCE et BNP Paribas au sein de Glencore est, en effet, loin d’être anecdotique. Selon l’ONG Reclaim Finance qui étudie les activités des banques et investisseurs dans le secteur des énergies fossiles, "le groupe BPCE est le premier investisseur européen de Glencore et le 9e au niveau mondial à hauteur d'un milliard de dollars". Dans le détail, le groupe BPCE détient 821 millions de dollars en actions et 182 millions en obligations, via ses filiales Loomis Sayles et Harris Associates.
Plus modeste, l’exposition d’Amundi (groupe Crédit Agricole) au sein de Glencore s’élève tout de même à plus de 92 millions de dollars, dont 89 millions d'actions et quatre millions d'obligations. Enfin, BNP Paribas Asset Management détient sept millions d’euros d’actions de Glencore. "Comme actionnaire, on a des droits, estime Maître Emmanuel Daoud. Pourquoi ces banques françaises ne mettent pas en demeure Glencore, dont elles sont actionnaires, de respecter ses obligations environnementales et de protéger la santé des travailleurs ? Ces banques ne peuvent pas se laver les mains de qui se passe sur le terrain. Elles ont le pouvoir de poser des questions au conseil d’administration de Glencore au sujet de la situation en Colombie", tance encore l’avocat.
Mais pour l'instant, le géant minier ne semble pas faire figure d’épouvantail pour les banques françaises. "Leur engagement chez Glencore ne se limite pas à des investissements en actions et en obligations. Elles lui prêtent aussi de l’argent, relève Nathan Guillot, analyste politique à Reclaim Finance. En 2022, le Crédit Agricole a fait un prêt estimé à 46,4 millions de dollars à Glencore International, une filiale de Glencore. La BNP a fait un prêt d’un montant identique".
Ces prêts, révélés dans le rapport Banking On Climate Chaos 2023, auquel Reclaim Finance a contribué, ont possiblement servi à financer des activités dans le secteur minier. "Ils sont fléchés vers une filiale de Glencore, pas vers la maison-mère. Il est possible qu’in fine, ils financent le charbon", explique Nathan Guillot. "Aucune banque française n’admettra qu’elle prête de l’argent à Glencore. Ce serait trop négatif en termes de réputation. Alors elles passent par des filiales qui ne sont pas exposées directement à l’activité charbon".
Interrogé sur le prêt de 46,4 millions de dollars, le Groupe Crédit Agricole nous répond qu’à date, il "a suspendu tout nouveau financement avec Glencore dans l’attente d’une clarification de leur position sur le charbon". Le groupe précise aussi que Glencore est normalement "exclu" de leur portefeuille d’actions et d’obligations sauf si un client "fait expressément la demande" d’acquérir ces titres. Le Crédit Agricole renouvelle son engagement de sortir "définitivement de l’industrie du charbon thermique dans les pays de l’OCDE en 2030 et d’ici 2040 pour le reste du monde".
De son côté, BNP Paribas dément avoir accordé un prêt à Glencore International en 2022. "BNP Paribas n’a plus de relation bancaire avec l’entreprise citée par l’ONG et aucun crédit ne lui a été accordé en 2022", affirme la banque. Le groupe BNP Paribas ajoute également "ne pas détenir de titres de cette société dans les fonds qu’il gère." "L’exposition de BNP Paribas au secteur du charbon n’est plus que résiduelle", estime le groupe. Le Groupe BPCE ne souhaite, lui, pas faire de commentaires.
Interrogé sur l’impact environnemental et sanitaire de ses mines de charbon en Colombie, un porte-parole de Glencore nous répond quant à lui "ne pas avoir connaissance de preuves concernant une augmentation des maladies pulmonaires et des cancers en raison de la pollution présumée des rivières".
Après la mise en demeure qui leur a été adressée, les banques disposent de trois mois, selon la loi, pour répondre à Tierra Digna et, le cas échéant, se mettre en conformité avec leur devoir de vigilance. Passé ce délai, l’ONG pourra saisir la justice. Diane Alvarez, la présidente de Tierra Digna, compte bien aborder ce contentieux en marge de l’assemblée générale annuelle de Glencore, qui se tiendra en Suisse ce vendredi 26 mai. Elle a fait le déplacement exprès de Colombie.
* La gestion d’actifs est la gestion des avoirs des clients privés ou institutionnels via par exemple l’achat d’actions, d’obligations ou d’immobilier.
** En 2022, 23 procédures ont été initiées sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance en France, soit deux fois plus qu'en 2021 (observatoire De Gaulle Fleurance).
*** L'enquête britannique, lancée en 2019, avait révélé que Glencore, par l'intermédiaire d'employés et d’agents, avait versé des pots-de-vin à hauteur de plus de 28 millions de dollars pour avoir un accès préférentiel au pétrole au Nigeria, au Cameroun, en Côte d'Ivoire, en Guinée équatoriale et au Soudan du Sud.
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