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Le tourisme tunisien sinistré par les attentats: et si c’était plus compliqué?

Selon la Banque centrale tunisienne, la chute des recettes touristiques dans le pays au premier trimestre 2016 a atteint 51,7% par rapport à la même période de 2015. Motif: les Européens ont déserté le pays après les attentats du Bardo et de Sousse (60 morts, dont 59 visiteurs étrangers). Pourtant, les chiffres n’expliquent pas tout. Reportage à Hammamet, à 65 km au sud de Tunis, le 25 mai 2016.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
A Yasmine Hammamet, une plage désespérément vide le 25 mai 2016, malgré une température de 30°, rafraîchie par la brise marine... (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

D’habitude à cette époque, les touristes affluent à Hammamet. Mais en cette chaude fin de mai (25 à 30° selon les jours), les plages sont désertes. Ou quasiment. 
 
D’habitude réputée pour être l’un des hauts-lieux du tourisme de masse tunisien, la station balnéaire semble à l’agonie. Selon certains chiffres, sur les 140 hôtels qu’elle compterait, seuls 10% parviendraient à se maintenir à flot. Le directeur général du Palm Beach (quatre étoiles, 210 chambres), Mehdi Farhat, reconnaît un taux d’occupation de 27% pour le mois de mai 2016. «L’attentat du Bardo, le 18 mars 2015, a d’abord touché la clientèle française. Puis après celui de Sousse, le 26 juin, le reste des visiteurs étrangers est parti. A l’époque, je travaillais dans un autre établissement. Pendant 10 jours, nous n’avons eu personne !», raconte-t-il.
 
La fin de l’âge d’or
Les attentats marquent donc une rupture très nette par rapport à ce qui semble avoir été un âge d’or, pourtant passablement écorné par les évènements révolutionnaires de 2011. «La saison commençait en avril et se terminait à la Toussaint. En mai, la période juillet-août était déjà remplie. Et l’on gérait du surbooking !», se souvient Mehdi Farhat. Une période révolue.

Depuis les attaques djihadistes, les touristes sont revenus au compte-gouttes. Fin mai à Hammamet, on trouvait un peu d’Allemands, de Français. Et surtout des Russes. Dans la semaine du 22 au 28 mai au Palm Beach, plus de 80% de la clientèle venait de Russie. Problème pour les professionnels : ces visiteurs dépensent très peu. De leur côté, les tour-opérateurs qui les envoient payent des tarifs très bas. «Ils nous ont mis le couteau sous la gorge. Ils exigent la perfection dans le service et la nourriture. Dans ce contexte, ces clients coûtent plus cher qu’ils ne rapportent. Mais nous n’avons pas d’autres solutions que d’accepter», constate Mehdi Farhat.

A Yasmine Hammamet, des rues et des hôtels déserts même en pleine journée... (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

A Hammamet, il se dit ça et là que chaque Russe rapporterait 40 dinars (17,16 euros) par jour en «all inclusive». Pour que cette catégorie de clients soit rentable, il faudrait donc qu’elle coûte encore moins cher au professionnel… Lequel doit, pendant ce temps, continuer à payer les salaires, les charges d’entretien, les taxes…
 
Dans ce contexte, la qualité du service et des repas s’en ressentirait. Avec le risque de voir les rares touristes mécontents. Lesquels, à leur retour, vont demander des compensations au tour-opérateur qui va lui-même demander une compensation à l’hôtelier… «Impossible alors de les fidéliser. C'est un cercle vicieux. Si ça continue, 90% des hôtels ne pourront plus rester ouverts qu’en juillet ou en août. Et si ça se poursuit encore pendant un an ou deux, on ne pourra plus résister», pense Mehdi Farhat. Pourtant, au Palm Beach, on dit y croire encore. Et continuer à investir. «On espère que ça va s’arranger. Et on attend que la Tunisie reparte», poursuit son responsable…
 
«Le tourisme allait déjà mal avant 2011»
D’aucuns parleraient là de politique de l'autruche. Car, aux dires des spécialistes, les attentats n’expliquent pas tout. «Le tourisme allait déjà mal avant la révolution de 2011. Cela fait déjà huit ans que les Algériens sauvent la saison en juillet-août», explique Amel Jaiet, journaliste free lance dans le secteur touristique.
 
A Hammamet, Amel Jaiet n’est pas seule à faire cette analyse. Celle-ci est partagée par des professionnels comme Mehdi Allani, jeune propriétaire et responsable du fort luxueux hôtel Sultan (4 étoiles, 271 chambres), auteur d’un billet au vitriol dans le Huffington Post Maghreb sur la situation du tourisme. «Avant les attaques, on ne s’est jamais demandé ce qui se passerait si les Européens ne venaient plus. On ne pensait qu’à gagner de l’argent facilement», analyse-t-il. En clair, il n’y avait aucune réflexion et aucune stratégie pour changer de modèle. «A titre d’exemple, on ne se préoccupait pas de savoir pourquoi, même avant 2011, le taux de retour du client n’était que de 11% en Tunisie. Alors qu’il est de 46% au Maroc !», ajoute le professionnel.
 
En cause, selon lui : la qualité du service et des infrastructures ainsi qu’une mauvaise communication sur ce que l’on peut découvrir en dehors des plages (richesse du patrimoine…).
 
Hammamet-nord le 25 mai 2016. (FTV - Laurent Ribadeau Dumas)

Local is beautiful
Mais désormais, «la crise est tellement profonde que les hôteliers n’arrivent plus» à entrevoir des solutions. Des solutions qui passent sans doute par de profonds changements de stratégie, comme le montre une étude française réalisée pour le compte des autorités tunisiennes. Un changement d’autant plus indispensable que le tourisme, activité clef de l’économie du pays, représenterait beaucoup plus que les 7% du PIB officiellement admis. Selon Mehdi Allani, l’activité serait même encore plus stratégique: elle représenterait en fait 20% du PIB du pays. En tenant compte de toutes les retombées dans les secteurs de l’agro-alimentaire, de l’agriculture, de l’artisanat, du textile, de la santé…
 
Dans ce contexte, estime le propriétaire du Sultan, la situation offre de fait à la profession hôtelière une opportunité pour opérer un virage stratégique. Un virage que lui dit avoir amorcé. Et il entend le prouver, chiffres en main.
 
Comme les autres, son établissement n’a pas été épargné par la crise. «Après Sousse, nous avons eu, au Sultan, jusqu’à 80% d’annulations venues d’Europe». Il a donc fallu changer de fusil d’épaule. Continuer à Investir. Et se passer des Européens. Résultat: durant la première quinzaine d’août 2015, sa clientèle était tunisienne à 92%. Pendant la seconde moitié du mois, elle l’était encore à 80%, avec un pourcentage un peu plus élevé d’Européens, notamment d’Allemands.
 
A ses yeux, la solution se trouve sans doute du côté local. Car les clients tunisiens réservent en direct et payent plus cher que ne le font les tours-opérateurs. Exit, donc, les intermédiaires. «Résultat : en août 2015, mon revenu moyen par nuitée a augmenté de 40%. Et au premier trimestre 2016, il a bondi de 60%. Désormais, la marge est donc plus importante, ce qui permet de compenser en partie la baisse de la fréquentation.» Conséquence: le résultat reste positif. Et l’établissement demeure bénéficiaire. Cela implique évidemment de continuer à investir. Notamment dans les aires de jeux pour enfants, l’animation... Pour séduire une clientèle prête à payer 90 euros en mai pour une chambre avec lit double et petit-déjeuner compris, 160 au mois d’août. 
 
«Je suis l’un des seuls à raisonner comme ça ici», affirme Mehdi Allani. Les mentalités doivent sans doute évoluer. Mais à Hammamet ou ailleurs, le tourisme balnéaire tunisien n’a peut-être pas dit son dernier mot.

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