La santé publique et ses enjeux dans l'espace africain francophone
Des pays vulnérables
Les États situés en Afrique subsaharienne, notamment dans le Sahel, figurent au rang des pays les plus pauvres de la planète, sont ceux qui ont accusé le plus de retard à la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement sur la période 2000-2015, où le changement climatique a des conséquences sur l’accès à l’eau, la sécurité alimentaire, le développement rural et sur les phénomènes migratoires ; ce sont les pays les plus vulnérables à l’expansion de groupes terroristes et djihadistes dans la région traversée par de multiples trafics (humains, femmes, armes, drogues, énergies fossiles, faux médicaments, etc.).
Ce sont les pays de la planète, le Niger notamment, où le taux de fécondité est le plus élevé au monde, où la moitié de la population est âgée de moins de 15 ans (Niger), moins de 17 ans (Burkina Faso), moins de 14 ans (Nigeria), et où la pression migratoire Sud-Sud ou Sud-Nord est élevée. Le nombre de demandeurs d’asile en France ne cesse de croître depuis 2007 : parmi les 45 053 demandes d’asile instruites par l’OFPRA, 18 726 demandes, soit 41,5 % proviennent d’Afrique.
Un espace riche en savoirs et connaissance
L’espace francophone a tellement d’expérience et d’expertise à partager dans le domaine de la santé publique ; celles-ci sont reconnues de longue date, ont rayonné dans l’histoire et sur la planète. Pour ces raisons, l’espace francophone doit pouvoir maintenir une position significative au plan international, notamment pouvoir peser, les pays de l’espace ensemble, sur les choix stratégiques mondiaux des acteurs publics et privés de l’aide au développement en appui au secteur de la santé des pays pauvres de l’espace francophone ou d’autres régions.
Les enjeux contemporains de la santé semblent décrits autant que faire se peut par les départements d’épidémiologie des ministères de la Santé des pays, dont les données sont compilées par l’Organisation mondiale de la santé. Autant que faire se peut, disons-nous, car il est techniquement compliqué et coûteux d’établir un système d’information sanitaire et un système de surveillance épidémiologique qui décrivent de manière fiable l’état de santé des populations, ou la performance de l’offre de services préventifs et curatifs de soins à un temps t.
Natalité, addictions : des enjeux sous-évalués
Dans ce cadre les tendances montrent que les maladies infectieuses, les maladies non transmissibles (diabète, cancers, maladies respiratoires, maladies cardio-vasculaires et hypertension artérielle, etc.), les maladies mentales, les accidents de la voie publique, sont autant d’enjeux de santé contemporains. La mortalité des femmes pendant la grossesse ou l’accouchement, et la mortalité de jeunes adolescentes par avortement, par exemple, sont, de manière regrettable, bien moins mises en exergue, et pourtant, de très jeunes filles, parfois dès l’âge de 14 ans, meurent en couches : ce sont alors parfois deux enfants qui meurent, l’adolescente et son bébé.
Les politiques de santé des États n’ont pas encore abordé la question des addictions en tant que phénomène contemporain de santé publique croissant dans l’espace francophone africain, devenu en quelques années la plaque tournante des trafics de drogues, cocaïne notamment, provenant d’Amérique latine et dirigées vers le continent européen.
Sont encore moins abordées d’autres questions transversales qui s’observent pourtant dans bien des régions du monde, dont l’espace francophone.
Péril démocratique, personnels de santé en danger
On note un désintérêt politique pour la santé en général : la plupart des États d’Afrique de l’Ouest consacrent moins de 10 % de leurs budgets nationaux au secteur de la santé.
Par ailleurs le péril de la démocratie au sein de la gouvernance mondiale de la santé est un autre sujet préoccupant. Par exemple la fondation Bill and Melinda Gates a placé ses agents dans les directions stratégiques de l’OMS, dont les orientations et priorités sont censées être choisies par l’Assemblée mondiale de la santé c’est-à-dire les États membres qui mandatent l’organisation onusienne. La question qui se pose est celle de la légitimité de la Fondation Bill and Melinda Gates à orienter les priorités stratégiques de l’OMS, de la légitimité du secteur privé, fût il « philanthropique », à interférer dans l’élaboration de politiques publiques dans le champ de la santé, encore qualifiée « publique ».
Dans le cas particulier des régions en situation de conflits armés, les personnels de santé, non considérés, sont en danger, par exemple en Syrie, où plus d’une centaine de médecins ont été délibérément assassinés, en violation des principes de l’indépendance et de la neutralité médicales, et surtout du droit humanitaire internationale dont les dispositions sont censées les protéger.
En République démocratique du Congo les femmes sont violées et déchirées, au sens propre et au sens figuré, par une arme de guerre : le viol. Cette « arme de destruction massive » a été notamment mise en évidence par le travail du docteur Denis Mukwege récompensé par le Prix Nobel de la Paix cette année.
Enfin, le fait que la communication a outrepassé la science, au sens où les ratios sanitaires qui sont transmis par les départements de communication des grandes agences de l’ONU ou par les agences administrant l’aide au développement de différents pays en faveur du secteur de la santé, repris par les journalistes, ou même les journaux scientifiques (c’est là un très sérieux problème épistémologique), ne sont pas basés sur des dénominateurs de populations cibles, ainsi que l’exige la science épidémiologique et de la santé publique, mais sur des dénominateurs de populations qui ont accès aux services de santé, c’est-à-dire une infime minorité de la population dans la plupart des pays.
Préparer nos étudiants
Que dire des enjeux à venir ? Difficile d’anticiper l’avenir du point de vue de la santé publique. Une épidémie, ou une pandémie, un agent infectieux, peut toujours émerger : la forte croissance et la densité démographiques, l’urbanisation, la promiscuité, la pauvreté, l’absence chronique d’hygiène, le changement climatique et des écosystèmes en sont, parmi d’autres autant de facteurs de risques.
Ainsi que je l’ai mentionné lors de mon intervention au Forum de la Fondation de l’Académie de Médecine en mai dernier, nous trouvons peu d’études qui s’intéressent aux conséquences économiques et sanitaires d’une croissance démographique en cours de déroulé sur le continent africain, croissance pourtant sans précédent dans l’histoire de l’humanité, tant par son ampleur que par son rythme : la population du continent va doubler en moins de trois décennies, passant de 1 milliard d’habitants à 2 milliards d’ici à 2050, pendant que le continent africain est le dernier de la Terre à amorcer sa transition démographique.
Les conséquences économiques et sociales des phénomènes migratoires ne semblent pas davantage anticipées en termes de besoins en nourriture, en éducation, en soins, en assurance maladie et en protection sociale, en emplois, tant du côté des pays du continent, que pour les pays d’accueil pour les personnes qui arrivent et obtiendront (ou non) le statut de réfugié ou un visa de résidence.
Les objectifs de développement durable proposent un calendrier de réalisation 2015-2030. Mais les choses se déroulent et se transforment si vite. Ne faudrait-il pas dès à présent regarder plus loin, à l’horizon 2050, et préparer nos étudiants à penser l’avenir sur la période des trente années qui viennent, c’est-à-dire sur la durée de leur vie active ?
Un paradigme à revoir ?
Le paradigme de la coopération sanitaire internationale est celui de la « Global Health » depuis plus de vingt ans. Comme je l’ai montré lors de ma leçon inaugurale au Collège de France alors que j’étais titulaire de la Chaire Savoirs contre Pauvreté, intitulée Géopolitique de la santé mondiale, la « santé mondiale » est ontologiquement associée à la pandémie du sida en Afrique subsaharienne au milieu des années 1990, et au phénomène épidémique en général, en tant qu’il pose une question de sécurité internationale et nationale américaine.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si de ce paradigme, toujours en vigueur, peut découler l’élaboration de politiques de santé et de stratégies de coopération pertinentes eu égard aux transformations et enjeux en cours ou à venir, ou se former des instruments de financements adéquats, dont les mécanismes s’inscrivent dans ce cadre tout autant que dans celui de la mondialisation et de la financiarisation de toute chose à notre époque. Sur tout cela les étudiants doivent être formés, apprendre à réfléchir, car ce sont eux qui, dès demain, choisiront les stratégies, agiront dans des cadres qu’ils contribueront à définir.
Ce texte s’inscrit dans une série d’articles autour de la thématique « Santé publique, sujet du colloque de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) qui se tient les 6 et 7 novembre, à Bruxelles avec plus de cent cinquante acteurs francophones : établissements universitaires, représentants gouvernementaux, représentants des agences nationales, experts des politiques de santé publique dans le monde francophone. L’auteure interviendra lors de la conférence inaugurale du 6 novembre.
Dominique Kerouedan, Professeure, fondatrice et conseillère scientifique de la spécialisation « Global Health » à la Paris School of International Affairs., Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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