"Parfois la nuit, on sent les gaz toxiques" : mis en cause dans une mine de Guinée, le promoteur de la Montagne d'or fera-t-il mieux en Guyane ?
Alors qu’un projet de mine d’or est à l’étude en Guyane, l’un des promoteurs, l’entreprise russe Nordgold, promet une exploitation exemplaire. Mais en Guinée, où la société gère déjà une mine, des villageois témoignent des effets néfastes sur leur vie au quotidien.
La sociĂ©tĂ© russe Nordgold envisage d'ouvrir une mine d'or Ă ciel ouvert en Guyane française, en pleine forĂŞt amazonienne, et n’attend que le feu vert du gouvernement français pour dĂ©marrer. Emplois pour la population locale, respect de l’environnement… Nordgold a-t-il tenu ses promesses dans les autres mines qu'il exploite dĂ©jĂ ? EnquĂŞte en GuinĂ©e, oĂą le groupe russe gère une mine d'or depuis 2010. Â
Située au nord de la Guinée, dans la préfecture de Siguiri, à 700 km de Conakry, la mine de Lefa tourne 24 heures sur 24. L'usine traite en permanence des centaines de millions de tonnes d’un minerai rouge, dont est extrait l'or grâce à des cuves remplies de cyanure. Les rejets vont ensuite dans un grand bassin de décantation en cours de consolidation. Et tout cela à une centaine de mètres d’un village, Fayala-Carrefour, où vit la population locale. "Nous avons construit le projet de Montagne d'or sur une approche responsable, d'un point de vue économique, social et environnemental. La protection de la nature, ainsi que la santé et la sécurité, sont des valeurs majeures pour nous", assure Igor Klimanov, le directeur du développement de Nordgolde, qui a a acquis la mine en 2010, devenue après quelques travaux d’agrandissement la plus productive du groupe russe en Afrique.
Pourtant, selon plusieurs tĂ©moignages d'habitants de la rĂ©gion, la rĂ©alitĂ© est tout autre. Alors que Nordgold promet avec le projet Montagne d’or d’employer localement en Guyane pour aider au dĂ©veloppement Ă©conomique, en GuinĂ©e la dĂ©sillusion est grande. Au bout de huit ans de gestion russe, 900 postes ont Ă©tĂ© supprimĂ©s, et les emplois de conducteur d'engins ou d'agent de sĂ©curitĂ© ont Ă©tĂ© sous-traitĂ©s Ă des compagnies étrangères. "On avait l'espoir que des jeunes seraient employĂ©s, mais certains postes sont occupĂ©s par des Ă©trangers, alors qu'ils auraient dĂ» ĂŞtre occupĂ©s par des GuinĂ©ens, regrette Khaled Keita, le nouveau prĂ©fet de la rĂ©gion. On aurait voulu qu'Ă compĂ©tences Ă©gales, on puisse donner la prioritĂ© aux compĂ©tences locales."Â
La firme recrute des Canadiens, des Australiens, des IndonĂ©siens ou des Sud-Africains qui ont une expĂ©rience minière plus ancienne, et Ă qui l'on promet tout le confort que n’ont pas les GuinĂ©ens locaux, qui vivent au village sans eau ni Ă©lectricitĂ©.  Mais mĂŞme formĂ©s et employĂ©s, les salariĂ©s guinĂ©ens ne sont pas traitĂ©s de la mĂŞme manière. "Certains expatriĂ©s de la mine seraient payĂ©s autour de 7 000 Ă 10 000 dollars par mois, affirme Momo Bangoura, chef syndicaliste de l'usine. Alors, qu'en moyenne les GuinĂ©ens employĂ©s ici sont rarement payĂ©s plus de 1 000 dollars par mois. Et chez les sous-traitants, c'est encore pire. Certains ne touchent mĂŞme pas 150 dollars par mois." Â
150Â 000 orpailleurs sauvages autour de la mine
Cent cinquante dollars par mois, c'est ce que touche une grande partie des 135 salariĂ©s de la mine de Lefa issus de la communautĂ© locale, sur un effectif total de 1 225 employĂ©s. Un salaire largement insuffisant pour vivre : certains se tournent alors vers l'orpaillage sauvage. Nordgold rĂ©colte en surface le minerai Ă haute teneur en or, en Ă©crĂ©mant la couche supĂ©rieure de la terre Ă l'aide de pelles mĂ©caniques gĂ©antes, puis inonde les trous ainsi creusĂ©s. Ensuite, une fois les terrains abandonnĂ©s, malgrĂ© les tentatives de Nordgold de les en empĂŞcher, les orpailleurs, avec femmes et enfants, creusent autour de la mine, au pied du lac dans les rĂ©sidus et la boue, ou sur les sites abandonnĂ©s des autres compagnies minières, Ă la recherche du gramme d'or qui leur assure de quoi acheter un sac de riz. Les conditions de travail sont extrĂŞmement prĂ©caires comme on peut le voir dans cette vidĂ©o que nous avons tournĂ©e Ă une centaine de kilomètres de la mine. Â
Le phénomène de l’orpaillage sauvage s'amplifie : ils sont désormais près de 150 000 à tenter leur chance. Des locaux, mais aussi beaucoup d’étrangers entrés légalement en Guinée et qui n’ont pas trouvé de travail.
Des conséquences dramatiques
L'effet de l’orpaillage est d’abord dĂ©sastreux pour la forĂŞt, oĂą l'on coupe du bois en masse pour fabriquer les poutres placĂ©es dans les galeries des mines artisanales. Mais surtout, c’est extrĂŞmement dangereux pour les orpailleurs eux-mĂŞmes, dans une rĂ©gion oĂą le climat tropical et les pluies diluviennes provoquent des Ă©boulements frĂ©quents, dans les galeries creusĂ©es avec les moyens du bord. Des techniques existent pour pomper rapidement l'eau en cas d'inondation, mais il y a quand mĂŞme des morts.Â
Les orpailleurs se servent aussi du mercure pour séparer l'or du minerai, produit aussi toxique que le cyanure utilisé dans la mine de Lefa. Cet or de Guinée est ensuite revendu sous la forme de lingots, à Dubaï essentiellement, pour en faire des bijoux.
Nordgold promet 90% d’emploi local en GuyaneÂ
La sociĂ©tĂ© russe affirme pourtant faire beaucoup pour la communautĂ© locale guinĂ©enne. La compagnie finance des forages, rĂ©nove des Ă©coles, donne 35 euros de prime mensuelle Ă chaque enseignant, entretient aussi des mosquĂ©es, et paye chaque annĂ©e trois voyages Ă la Mecque Ă des villageois. Et certains sont dĂ©jĂ convaincus que Nordgold agira diffĂ©remment en Guyane, en s'inspirant de modèles d'autres groupes miniers, qui fonctionnent ailleurs. "En Nouvelle-CalĂ©donie, des formations ont Ă©tĂ© assurĂ©es pour que dans tous les secteurs de mĂ©tiers, les emplois soient occupĂ©s par les locaux, affirme le sĂ©nateur LREM de Guyane Georges Patient. C'est ce que je prĂ©conise pour la Guyane, et je crois que l'État français serait favorable Ă ce que l'on s'inspire de ce qui a Ă©tĂ© mis en place lĂ -bas."Â
Mais même si le cadre légal français est plus contraignant qu’en Guinée, comment garantir que ces préconisations soient bien appliquées en Guyane ? "Nous sommes respectueux de la règlementation française et nous avons des règles strictes", indique Pierre Paris, le directeur de la compagnie Montagne d’or, détenue à 55 % par Nordgold, à la tête du projet guyanais. "Nous ne pouvons embaucher que des personnes qui sont légalement sur le territoire, et nous nous sommes engagés à plusieurs reprises à avoir plus de 90 % d'emploi local sur ce projet", poursuit-il. Plus de 700 postes seront à pourvoir, pour des salaires qui, nous dit-on, seront au-dessus de la moyenne de ce qui se pratique en Guyane.
Montagne d'or s'engage donc Ă respecter le droit du travail et Ă ne pas sous-payer certains salariĂ©s. En revanche, rien ne garantit a priori que la compagnie tienne parole sur l'emploi local. "Les lois europĂ©ennes et françaises n'obligent pas Ă faire de la prĂ©fĂ©rence locale, explique Erwann Seigneurin, journaliste pour le site Le Kotidien. Évidemment, la compagnie a tout intĂ©rĂŞt Ă le faire, vu le rejet ou l'assentiment que la population peut avoir Ă son Ă©gard." D'après le journaliste, en Guyane, les travailleurs des mines d'or sont essentiellement des gens qui viennent de pays limitrophes, oĂą il y a dĂ©jĂ une culture de l'industrie minière. "C'est compliquĂ© d'affirmer que ce ne sera que de l'emploi local, ajoute-t-il. Ce seront probablement des gens qui seront dĂ©tachĂ©s." Â
"De nombreuses bêtes ayant bu de l'eau du lac cyanuré sont mortes"
En Guyane, Nordgold et Montagne d'or promettent aussi d'ĂŞtre respectueux de l’environnement. Mais lĂ encore l'expĂ©rience guinĂ©enne questionne. Quand l'histoire minière de la GuinĂ©e a dĂ©butĂ©, l'environnement n'Ă©tait pas vraiment un sujet. "Il n'y a eu aucune protestation face Ă l'arrivĂ©e de ces mines industrielles, explique Ludovic Dupin, rĂ©dacteur en chef Ă Novethic, mĂ©dia et conseil en Ă©conomie responsable. Les entreprises qui se sont installĂ©es dans ces pays-lĂ ont distribuĂ© de l'argent autour d'eux. Quand un paysan reçoit deux, trois ou dix ans de salaire en une fois, il cède son champ et sa forĂŞt, son exploitation, ça ne pose pas de problème."Â
Mais aujourd'hui, les préoccupations environnementales sont réelles. Le lac de résidus cyanurés de la mine de Lefa est sur le point de déborder, et ses digues sont usées. Or, l’une de ces digues se trouve juste au-dessus de Fayala-Carrefour, le village de 1 700 habitants, et ceux-ci sont inquiets : depuis cinq ans, du bétail meurt en allant boire l'eau du lac. Malgré des travaux de remblai, aucune barrière n'empêche d'y accéder. "Aucun habitant n'est mort du cyanure dans le village, précise d’emblée Fabala Keita, le chef du village. Mais de nombreuses bêtes ayant bu de l'eau du lac cyanuré sont mortes : des vaches, des chèvres, des moutons ou encore des poules." Les villageois ont pu obtenir un dédommagement de la part de Nordgold, mais pas systématiquement. "Toutes les bêtes n'ont pas été remboursées, déplore Fabala Keita. Celles qui mouraient à une distance au-delà de plusieurs mètres du lac n'étaient pas considérées comme mortes à cause du cyanure."  Même si l’entreprise accepte de dédommager la mort des bêtes, précisons qu’il n’a pas été prouvé que le cyanure est responsable de la mort de ces bêtes, même s’il existe une forte présomption.
Parfois la nuit, on sent les gaz toxiques qui s'abattent sur le village
Hamadou Camara, habitant de Fayata-CarrefourĂ franceinfo
Le lac de retenue de boues cyanurĂ©es est-il malgrĂ© tout Ă©tanche et sans danger pour les habitants du village de Fayala-Carrefour ? Au contact de l'eau, le cyanure se transforme en gaz toxique. Certains tĂ©moignages recueillis sur place font Ă©tat d’odeurs qui arrivent jusqu’aux habitations. "Parfois la nuit, on sent les gaz toxiques qui s'abattent sur le village, raconte Hamadou Camara. On voit beaucoup de personnes qui toussent." Par temps de pluie, cet habitant a pu observer de la boue couler depuis le lac de la mine, par une brèche ouverte au-dessus d’un terrain de foot. "Quand il pleuvait, le cyanure dĂ©bordait, et quand il pleut beaucoup, ça descend au village", affirme-t-il. Depuis la fin de l’étĂ© 2018, un remblai a Ă©tĂ© mis en place pour contenir ces dĂ©bordements, mais qui n’est pas encore terminĂ©. Les arbres qui trempent dans cette boue ont perdu leurs feuilles et sont tous morts.Â
Le village dĂ©placĂ©Â
Depuis l’installation de la mine, la vie sauvage a disparu autour du village. Pour le sous-prĂ©fet Siaka Camara, c’est tout un Ă©cosystème qui a changĂ©. "Les gens s'adonnaient Ă l'agriculture, Ă l'Ă©levage, Ă la chasse... Mais maintenant, avec ces machines dans les brousses, les bĂŞtes ont fui, les espèces ont disparu, l'environnement et l'Ă©cosystème sont atteints. On a peur des consĂ©quences sur le long terme", explique-t-il. MĂŞme si les effets constatĂ©s se limitent Ă la faune et Ă la flore, certains habitants veulent quitter le village. D’autant qu’il est question pour Nordgold d'agrandir la mine et le lac de rĂ©sidus. "Les gens sont très inquiets des effets du cyanure", rapporte le chef du village, qui a demandĂ© Ă ce que tout le monde soit relogĂ© ailleurs, aux frais de la mine, avec la compensation d'un emploi par famille. "On a demandĂ© au gouvernement de venir nous porter assistance. Il est clair que si on ne peut pas faire reculer le lac, c'est nous qui devons ĂŞtre relocalisĂ©s", poursuit-il.Â
L’entreprise juge elle aussi nécessaire de déplacer le village qui sera probablement reconstruit ailleurs, mais "seulement pour des raisons de croissance et d’expansion de la mine". Nordgold dit également respecter la règlementation internationale, et indique être très attachée aux préoccupations environnementales.
Nordgold modifie son projet guyanais
Un remblai pour boucher une brèche dans un lac cyanurĂ©, des animaux qui meurent, des habitants qui toussent… autant d’élĂ©ments d’inquiĂ©tude et de questionnement pour le projet Montagne d’or en Guyane. "L'entreprise promet que les bassins de rĂ©tention vont garder le cyanure cloisonnĂ© quelque part et qu'il ne s'Ă©chappera pas", indique Ludovic Dupin, de Novethic. Pour lui, Nordgold n’a pas intĂ©rĂŞt Ă se comporter de la mĂŞme manière qu'en GuinĂ©e : "S'il y a une fuite de cyanure dans la nature, d'une part l'État français pourrait l'attaquer, et elle devra rembourser des sommes Ă©normes. D'autre part, son image serait catastrophique, et les investisseurs peuvent s’en dĂ©tourner." La mĂ©diatisation et la pression Ă©ventuelle des populations locales pourraient donc jouer contre son image. Fin aoĂ»t 2018, la sociĂ©tĂ© a modifiĂ© son projet guyanais : les boues rĂ©siduelles de l'usine qui seront dĂ©versĂ©es dans un lac de 190 hectares seront dĂ©cyanurĂ©es avant d'ĂŞtre rejetĂ©es Ă l'air libre. Un procĂ©dĂ© inexistant en GuinĂ©e. "Nous avons dĂ©jĂ indiquĂ© que nous mettons en place un modèle responsable, indique Pierre Paris. Le projet que nous portons en Guyane est Ă 50 kilomètres de toute habitation et exploitation agricole." Â
Il y a très peu de chance que les promesses prises par l'opérateur soient tenues
Pascal Canfin, directeur du WWF FranceÂĂ franceinfo
Dans 70 % des cas, selon Philippe Marion, géologue à l’ENSG à Nancy, les accidents sont dus aux digues des réservoirs qui cèdent. Un problème sur le site de la Montagne d’or aurait des répercussions sur les tous les villages en aval, et les activités de pêche et de tourisme, d’après Laurent Kelle, responsable du bureau guyanais du WWF France. Les engagements pris par Nordgold pourront-ils être tenus ? "Comme toujours dans ce type de projet, il y a les promesses des opérateurs, et il y a la vraie vie ensuite", s’inquiète Pascal Canfin, directeur général du WWF France, opposé au projet. "Je crains que, compte-tenu de la sensibilité de l'écosystème où il y a des centaines d'espèces protégées, il y a très peu de chance, lorsque l'on regarde les autres projets miniers de par le monde, que les promesses prises par l'opérateur soient tenues", affirme-t-il.
Ce dossier est un sujet à haut risque pour le gouvernement français. Beaucoup y voient un possible "Notre-Dame-des-Landes". Alors que l’enjeu écologique est actuellement au centre du débat, Montagne d’or sera sans doute le véritable premier test pour le nouveau ministre de la Transition écologique, François de Rugy. Réponse de l’État d’ici décembre 2018, si le calendrier est respecté.
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