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"Plus jamais je ne me permettrai de juger sans avoir tous les éléments" : à l'occasion de la généralisation des cours criminelles, des jurés d'assises racontent leur expérience

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Les jurés sont tirés au sort sur les listes électorales et doivent avoir plus de 23 ans. Ils rendent le verdict aux côtés de trois magistrats professionnels (un président et deux assesseurs). (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
A partir du 1er janvier, les jurés populaires seront restreints aux crimes les plus graves, passibles de plus de 20 ans de réclusion. Les affaires punies de 15 à 20 ans de prison seront jugées par des magistrats professionnels, qui exercent au sein de cours criminelles départementales.

Véronique* se souvient parfaitement du jour où elle a reçu le courrier l'informant qu'elle avait été tirée au sort pour participer à la constitution des jurys d'assises de Seine-Maritime, en 2020. "C'était mon rêve", lance avec enthousiasme cette caissière de 55 ans, passionnée de magazines télévisés sur les enquêtes criminelles. A compter du 1er janvier, les jurés populaires seront pourtant de moins en moins nombreux. Les cours criminelles départementales (CCD) vont en effet récupérer plus de la moitié des affaires qu'ils jugeaient jusqu'ici.

Après trois ans d'expérimentation sur une partie du territoire, les CCD vont être généralisées à tous les départements français. Composées de cinq magistrats professionnels, elles jugeront les crimes passibles de quinze à vingt ans de réclusion (viols, violences mortelles, actes de barbarie…). L'objectif de cette réforme contestée du premier quinquennat Macron est de raccourcir les délais de jugement et de réduire les coûts : les audiences d'assises sont longues et les jurés perçoivent une indemnité compensatrice. Dans les colonnes du Monde, le Syndicat de la magistrature et des spécialistes de la justice dénoncent toutefois une mesure qui "entraînerait pour les citoyens une dépossession démocratique majeure et creuserait davantage le fossé avec leur justice".   

Pour comprendre ce qu'implique ce rite, mis en place depuis la Révolution afin de rendre le pouvoir judiciaire au peuple français, franceinfo a interrogé d'anciens jurés. Ils reviennent sur cette expérience si particulière. 

Avant le procès, une visite en prison

Clotilde était beaucoup moins euphorique que Véronique quand elle a reçu sa convocation en 2010, dans sa résidence de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Cette bibliothécaire de 68 ans a même tenté d'obtenir un certificat de son médecin la déchargeant de cette responsabilité. Mais pour échapper à ce sacerdoce, il faut justifier d'un motif impérieux, comme une maladie grave ou la charge d'un jeune enfant. Se défiler sans raison valable est passible de 3 750 euros d'amende

Théo, lui, ne savait pas trop quoi penser en recevant le fameux courrier début 2022. "On m'a dit que j'avais beaucoup de chance, que c'était une super expérience, qu'il fallait absolument y aller", relate cet interne en médecine de 26 ans. Quelques mois après, à l'approche de la date fatidique, il a reçu un mail détaillant l'ensemble des affaires sur lesquelles il pourrait être appelé à juger.

"Il y avait un viol, un braquage, et une histoire sordide de tortures et de séquestration ayant entraîné la mort. Avec, à chaque fois, le nom des gens et les chefs d'accusation. C'est devenu concret tout d'un coup."

Théo, ancien juré d'assises

à franceinfo

Quelques semaines avant leur convocation officielle, les jurés ont la possibilité d'effectuer une visite dans une prison, pour saisir un peu mieux à quoi ressemble la vie derrière les barreaux. Laurence, convoquée en 2018, s'est ainsi rendue dans le centre de détention de Val-de-Reuil (Eure). Cette responsable d'un centre équestre se souvient d'avoir été plutôt surprise par les conditions de détention de la plus grande prison d'Europe, réservée aux longues peines. "J'ai trouvé que les détenus étaient presque trop bien traités. Ils pouvaient faire du sport, recevoir leurs familles le week-end. Pour moi, ils avaient tué, il n'y avait pas de cadeaux à leur faire", tranche cette femme de 52 ans. Elle assure qu'elle a ensuite revu son opinion, pendant le procès. "Le juge nous a expliqué que le but était que les détenus se réinsèrent et que ce n'était pas en les traitant comme des animaux que ça allait fonctionner."

Des émotions difficiles à contenir 

Le jour de la convocation, une quarantaine de jurés tirés au sort doivent se présenter aux assises de leur département. Tous sont sollicités pour juger un certain nombre d'affaires, sur une session de plusieurs semaines. Un nouveau tirage au sort a lieu au premier jour de chaque procès. Seuls six jurés sont retenus (neuf s'il s'agit d'un procès en appel). Les autres peuvent repartir chez eux. Certains peuvent aussi être récusés par l'accusé, son avocat ou encore le ministère public, par exemple pour assurer une certaine parité ou s'ils ont un lien particulier avec l'affaire. 

Manque de chance pour Clotilde, qui espérait retrouver sa bibliothèque au plus vite. "J'avais été convoquée pour trois procès et j'ai été tirée au sort pour les trois", soit quatre semaines d'audience au total. La première affaire l'a particulièrement marquée : un homme d'une cinquantaine d'années jugé pour avoir tué son père. Ce dernier avait passé des décennies à violer les sœurs de l'accusé. "Elles sont venues à la barre remercier leur frère pour son geste. C'était extrêmement poignant. Je pleurais tous les soirs en rentrant chez moi", souffle la sexagénaire. 

"J'étais excitée mais aussi un peu inquiète le premier jour. On n'a aucune connaissance, on est complètement novices, et d'un coup, le sort de la personne jugée et des victimes dépendent de nous."

Laurence, ancienne jurée d'assises

à franceinfo

"On nous avait expliqué qu'il ne fallait pas laisser paraître nos émotions, mais j'avais beaucoup de mal à retenir mes larmes", relève Véronique, tirée au sort pour une affaire sur les cinq jugées. "Un monsieur qui avait tué sa compagne de 28 coups de couteau", précise-t-elle, ajoutant ne pas avoir dormi pendant les quatre jours du procès. "J'y pensais tout le temps, j'en parlais énormément à la maison, même si on n'est pas censés rentrer dans les détails", glisse-t-elle, rappelant que le serment prêté par les jurés oblige à une certaine confidentialité. 

Des a priori balayés par les débats

Le temps du procès, chaque juré est entièrement consacré à l'affaire qu'il doit juger, avec de longues journées qui se terminent parfois à minuit. Ces personnes, qui ne se seraient jamais côtoyées d'ordinaire, se retrouvent dans la même enceinte, échangent leurs ressentis, avec plus ou moins d'aplomb. "Certains sont restés silencieux pendant l'intégralité du procès, c'était hyper déroutant", témoigne Théo. Le futur médecin a particulièrement apprécié l'aspect hétéroclite du groupe : "Il y a tous les âges, toutes les professions, de l'électricien au chef d'entreprise. C'est riche, chacun a un point de vue différent."

Julia, réticente à l'idée de juger une affaire difficile de viol en réunion, se souvient d'être arrivée avec son point de vue "de femme, de féministe" lors du procès qui se tenait en 2015 à la cour d'assises de l'Essonne. "Je me suis rendu compte que c'était loin d'être facile à juger, que c'était hyper important d'assister à tout le procès, d'entendre chaque témoignage. Plus jamais je ne me permettrai de juger sans avoir tous les éléments", assure cette professeure des écoles de 44 ans. Au fil des débats et à l'évocation du passé familial très chaotique de l'accusé, Laurence s'est pour sa part surprise à changer plusieurs fois de point de vue, et à se mettre à sa place.

"A la fin, je finissais par me dire : 'mais est-ce que moi je n'aurais pas pété les plombs ?' Je me demandais : 'Est-ce que son acte n'est pas excusable par rapport à son passé ?' J'avais presque honte de penser ça."

Laurence, ancienne jurée d'assises

à franceinfo

Si Théo reconnaît que "ce n'est pas facile de juger les gens", il estime que certaines audiences ont été très chronophages, pour des affaires où les preuves étaient selon lui "accablantes". "On répète beaucoup les mêmes informations, avec une part importante de témoignages, pas toujours pertinents. Je trouve que c'est beaucoup de ressources pour l'Etat français", pointe-t-il. 

Une "légitimité à juger"

L'heure du délibéré s'est révélée particulièrement marquante pour Julia. Elle devait décider de la peine de deux jeunes hommes accusés de viol. La procédure s'était avérée longue, puisqu'ils étaient jugés six ans après les faits et comparaissaient libres. "Ils avaient refait leur vie, s'étaient réinsérés correctement. Je me suis dit : 'Il faut que moi j'aille les remettre en prison ?' J'ai trouvé ça très dur", confesse cette quadragénaire.

Clotilde a également trouvé ce moment très délicat, même si la bibliothécaire s'est sentie épaulée par la présidente et les deux magistrats assesseurs. Eux aussi sont chargés de se prononcer sur la peine des accusés. Si les magistrats ne disposent pas de voix prépondérantes, plusieurs des jurés interrogés par franceinfo ont eu l'impression d'avoir été aiguillés par ces derniers. "Chaque magistrat donne la peine qu'il mettrait, en avançant ses arguments, rapporte Théo. C'est bien, car ça permet de nous cadrer. Mais j'ai vraiment eu l'impression qu'ils cherchaient à nous influencer." Véronique, elle, n'a pas eu ce sentiment. Elle s'est "sentie totalement légitime à juger".

"On n'est pas aussi calés que certains hommes de loi. Mais eux ont une opinion dès le départ. Nous, on évolue, on se met dans la peau de tout le monde, et on est à fond tout le temps."

Véronique, ancienne jurée d'assises

à franceinfo

Après le verdict, le retour au quotidien a parfois été compliqué à gérer, d'autant qu'aucun soutien psychologique n'est proposé aux jurés. "J'ai repris mon travail mais ma responsable m'a dit : 'Tu ne vas pas bien'. J'ai été arrêtée une semaine, pour décompresser", confie Clotilde. Pour tous, cette plongée au cœur de l'institution judiciaire, dans les affres de la violence criminelle et de la grande misère, s'est révélée particulièrement marquante.

Sept ans plus tard, Julia y pense encore fréquemment. "J'y fais souvent référence. Mes amis me charrient d'ailleurs, tellement j'en parle", sourit-elle. Théo et Véronique estiment que cette expérience leur a surtout apporté une meilleure compréhension du système judiciaire français. "Maintenant, quand je regarde [l'émission] 'Crimes', je comprends beaucoup mieux", plaisante la quinquagénaire. Elle espère même être à nouveau tirée au sort un jour.

*Tous les prénoms ont été modifiés.

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