Cet article date de plus de neuf ans.

"La Fille du Rail" reçoit le Prix France Info – XXI

Le prix France Info/Revue XXI de reportage a été remis cette année à Eva Sehet et Maxime Caperan pour "La Fille du Rail". Les deux journalistes dressent le portrait d'Alima, première cheminote d’Afrique de l’Ouest. En plein cœur du Mali, elle avale les kilomètres à bord de sa locomotive. Femme de paradoxe, Alima oscille entre les traditions et sa liberté.
Article rédigé par franceinfo
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 32 min
  (©)

En plein cœur du Mali, récemment touché par une des pires crises de son Histoire, Alima avale les kilomètres à bord de sa locomotive. Première cheminote d’Afrique de l’Ouest, elle jouit d’un statut particulier auprès de ses collègues. Il s’en est pourtant fallu de peu pour que son destin prenne un autre tournant. Femme de paradoxe, elle oscille entre les traditions et sa liberté.  

  (©)

           

Tel un coup de tonnerre, un klaxon grave et puissant retentit dans le lointain. Une partie de football s’interrompt, les badauds s’écartent. Sous leurs pieds, deux rails métalliques apparaissent entre les herbes folles. Au détour d’un virage, une locomotive fend la foule. Des audacieux tentent une traversée de dernière minute. Un deuxième coup de klaxon les rappelle à l’ordre. « Les gens sont tous des inconscients ! S’ils trébuchent, la machine va les emporter.  » Alima, 34 ans, est aux commandes de ce cheval de fer rouillé. Du haut de son mètre soixante-dix-huit, elle en impose.

Son visage aux traits délicats, éclairé par un regard charmeur, contraste avec la largeur de ses épaules. Elle porte un tee-shirt à l’effigie d’Ibrahim Boubacar Keïta, le nouveau président malien, un de ceux distribués en masse lors de la dernière campagne électorale. Alima est coiffée à la garçonne, mais d’élégantes mèches rouges soulignent sa féminité.

Une pluie battante s’abat sur le bitume boursouflé de la capitale malienne. C’est jour de marché. Les rues sont envahies par un flot continu de colporteurs, vendeurs à la sauvette, mendiants et femmes vêtues de pagnes aux mille couleurs. L’eau s’écoule sur la chaussée, ralentissant la circulation, ce qui laisse libre cours aux rugissements des moteurs et à la colère des automobilistes. Dans quelques heures, Bamako sera inondée, comme cela arrive parfois en pleine saison des pluies.

La locomotive se dirige vers la sortie de la ville où l’attendent des dizaines de wagons chargés de containers en provenance de Dakar. Après une série de manœuvres répétitives, Alima les conduit par lots au scanner afin de vérifier leur contenu. Sur le flanc de chaque container, les deux mêmes lettres : U.N. « Depuis l’intervention française, on ne reçoit plus que du matériel de l’ONU. Ils font tout passer par le train : des bus, des 4x4 et même des bureaux déjà assemblés. C’est comme ça depuis janvier. Ils ne sont pas prêts de partir.  »

La femme qui brava les interdits

Une voix masculine grésille dans son talkie-walkie. Elle peut rentrer au dépôt central situé à Korofina, vaste zone en friche en plein centre de Bamako. C’est ici que sont entretenues les locomotives de la compagnie. Au nombre de treize, ce sont d’anciennes machines tournant au diesel données par le Canada, la France et l’Inde. Elles datent toutes des années soixante-dix et, à première vue, il est difficile d’imaginer qu’elles roulent encore. Pourtant, elles continuent d’arpenter les voies en trainant derrière elles des tonnes de marchandises.

De Bamako à Dakar, la ligne ferroviaire traverse le Mali puis le Sénégal sur 1228 kilomètres. Anciennement baptisée Chemin de Fer Dakar-Niger, elle fut élaborée par le général Gallieni, commandant du Soudan français, et mis en service en 1924. L’objectif était de faciliter l’acheminement des matières premières du cœur de l’Afrique occidentale vers la Métropole. À l’indépendance, un accord est signé entre le Sénégal et le Mali afin de déterminer l’exploitation commune de la ligne par deux régies distinctes. Mais face à une gestion catastrophique et un manque d’investissements, les infrastructures et le matériel roulant se dégradent au fil des années. En 2003, dans le cadre d’une privatisation préconisée par les institutions financières internationales, les deux états limitrophes cèdent l’exploitation à la société Transrail, née d’un consortium franco-canadien.

Alima, gaie et volubile, mange au milieu des autres cheminots. À l’exception des cantinières, c’est la seule femme présente dans le réfectoire, immense salle aux murs décrépits, héritée de la période coloniale. Malgré les volets maintenus fermés dans l’espoir de conserver une température acceptable en ce mois d’août, l’atmosphère moite se mélange aux effluves qui émanent de la cuisine. Impossible de rater Alima en entrant dans la cantine. Elle parle fort, éclate de rire, se tord sur sa chaise et frappe dans ses mains, ce qui ne laisse pas indifférente l’assemblée masculine qui l’entoure. Bien qu’elle soit aujourd’hui à l’aise comme un poisson dans l’eau, il n’en a pas toujours été ainsi. Son intégration au sein de la société ferroviaire relève du parcours de combattant.

« Dans la tradition, la femme ne pouvait pas entrer dans la locomotive. C’était réservé seulement pour les hommes. Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour je deviendrais cheminote.  » Cependant, en 2008, lorsqu’elle apprend que Transrail recrute des électromécaniciens, elle tente sa chance. Elle est immédiatement révoquée : elle n’a pas le droit de s’inscrire au concours. Alima insiste, lutte et, de convocations en rendez-vous administratifs, parvient à obtenir une dérogation. Elle se retrouve alors face à vingt-deux hommes qui, comme elle, aspirent à intégrer la société. Seuls huit candidats seront retenus pour la formation. Alima est parmi eux et deviendra bientôt la première femme cheminot d’Afrique de l’Ouest.

« Un défi entre les hommes et moi »

La journée touche à sa fin dans le quartier populaire d’Hamdallaye. À une demi-heure de scooter de son lieu de travail, c’est ici qu’Alima habite depuis sa naissance. Au cœur d’une grande concession familiale, elle partage une chambre avec sa mère et ses nièces. Des oncles, des tantes et des cousins, plus ou moins éloignés, se sont répartis les autres maisons disposées autour d’une cour centrale. Plusieurs femmes terminent de préparer le repas – du riz et sa sauce arachide – tandis que d’autres lavent du linge. Alima, assise à l’écart, se contente de donner des ordres à celles qui s’agitent autour d’elle. Il faut nettoyer ceci, étendre cela, aller chercher son téléphone, servir la nourriture. « Quand je rentre du travail, je suis trop fatiguée pour aider les autres.  » Il se trouve que son statut lui permet justement de jouir des privilèges normalement réservés aux hommes.

Après le repas, elle s’isole avec ses nièces, Fatimata, 8 ans, et Djénébou, 5 ans, afin de les aider à faire leurs devoirs. Leur mère, professeur d’EPS dans un lycée situé de l’autre côté de la ville, n’habite pas avec elles. Ne pouvant faire chaque jour la route pour les emmener dans l’établissement privé où elles sont scolarisées, elle les a confiées à Alima du lundi au vendredi. Fatimata et Djénébou la considèrent comme leur deuxième maman. Tandis qu’elle dicte un texte à la grande, la petite tente de résoudre ses premières additions à l’aide de bâtonnets en plastique. « Deux bâtonnets plus cinq bâtonnets, ça fait combien ? Attention à ne pas en oublier un !  » Alima accomplit sa tâche avec sérieux. « Il n’y a qu’en réussissant à l’école qu’elles pourront s’en sortir dans la vie. »

Elle sait de quoi elle parle. Enfant, elle rêvait de devenir électricienne. « J’avais lancé un défi entre les hommes et moi. À l’école, ils disaient tout le temps que nous, les femmes, allions devenir leurs secrétaires. Je leur répondais que s’ils pouvaient faire des métiers d’hommes, j’en serais capable aussi.  » Elle devient bientôt imbattable en physique et en mathématiques. Après avoir obtenu l’équivalent de son brevet, elle entre au lycée technique où elle fait déjà figure d’exception dans des classes exclusivement masculines. Son diplôme en poche, elle décroche un stage à l’E.D.M (Énergie Du Mali) où personne ne l’imagine monter en haut des poteaux électriques. Son courage aura pourtant raison du scepticisme ambiant, et même si son stage n’aboutit pas sur un emploi, il s’agit pour elle d’une première victoire.

Dans une société malienne ravagée par le chômage, rares sont les femmes à atteindre des postes à responsabilités. Alima et ses sœurs, professeur et ethnologue, font figure d’exception, symbole d’une réussite scolaire et d’une rage de vaincre entretenue depuis leur enfance par une famille en dehors des sentiers battus. « Jusqu’à sa mort, mon papa m’a toujours encouragée à aller jusqu’au bout de mes idées. » En guise d’hommage, Alima garde son portrait accroché au-dessus du lit.

Les murs de sa petite chambre sont d’un bleu clair qui plonge la pièce dans une atmosphère où règnent douceur et tranquillité. La nuit, elles sont quatre à y dormir, mais le jour, Alima est la seule maîtresse des lieux. C’est ici, à même le sol, un voile noir sur les cheveux, qu’elle fait ses prières quotidiennes. La chambre devient mosquée, sorte d’autel aux divinités personnelles : photos de famille et plan du réseau de chemin de fer.

Une invitation au voyage

C’est sur ce réseau qu’elle s’élancera quelques jours plus tard pour se rendre au mariage d’un ami proche. « Je ne manquerais ça pour rien au monde !  » La voilà prête à parcourir le pays pour être de la fête. Elle a donc passé sa semaine à organiser son périple. Après s’être arrangée pour effectuer la première partie du trajet dans le cadre d’une de ses missions mensuelles, elle a négocié des congés pour le reste du voyage. Alima a trois jours pour atteindre Kayes, ce qui est loin d’être évident au vu des nombreuses précipitations qui font rage en cette période de l’année.

La nuit du départ est arrivée. Le convoi quitte tranquillement Korofina et longe bientôt une des artères principales de la ville, celle du quartier hippodrome. Nous sommes mercredi soir, mais la fête bat déjà son plein dans les nombreuses discothèques. Le ramadan s’est terminé depuis plusieurs semaines et la nuit bamakoise a retrouvé son éclat. Alima est aux commandes. À ses côtés, Idrissa, le chef conducteur de trente ans son ainé, note minutieusement l’heure de départ sur un calepin. Chaque équipe est ainsi constituée d’un cheminot confirmé et d’une jeune pousse afin de favoriser la transmission de l’expérience.

Ils atteignent ensuite la gare de voyageurs, près du grand marché. Sous le scintillement de néons bleus, des hommes sont assis en tailleur autour d’un brasier et boivent leur thé en silence. Des silhouettes sombres traversent la voie à quelques mètres du train. Alima peste. Sur la route de Kati, la cadence diminue. Pour atteindre ce lointain faubourg de Bamako, la locomotive tire sur ses 2200 chevaux afin de soulever le chargement qui pèse de tout son poids dans la pente. C’est d’ici que le capitaine Sanogo a orchestré le coup d’état de 2012 contre l’ancien président, Amadou Toumani Touré. Au loin, Bamako n’est plus qu’une petite tâche lumineuse qui tangue dans le lourd balancement de la machine.

L’unique phare de la locomotive perce les ténèbres de la savane endormie. Le silence est brisé par le crissement des roues métalliques contre les rails. Le convoi semble percer un tunnel de végétations si denses que le claquement sec des branches contre l’habitacle vient parfois sortir Alima et Idrissa de leur torpeur nocturne. Elle conduit paisiblement tandis que son supérieur fume, la tête penchée par la fenêtre. Ils sont assis côte à côte, face aux rails, leurs sièges séparés par le poste de commande où se trouvent tous les leviers et manettes permettant de réguler l’allure du train.

Les vitres avant de la cabine sont couvertes d’épaisses grilles destinées à les protéger des projections de pierres. Les deux fenêtres latérales laissent s’engouffrer un vent frais qui vient soulever la fourrure du manteau d’Alima. Bien que la température nocturne ne descende pas en-dessous des 20°C, elle porte aussi un bonnet en laine à l’effigie du Real Madrid. La faible lueur d’une veilleuse vient éclairer son visage qui bascule subrepticement vers l’avant. La petite horloge indique 4h30 du matin et l’attente de la nuit commence à peser sur ses paupières.

Alima a troqué le poste de commande contre le fauteuil guère plus confortable du co-conducteur. Elle s’est assoupie, la tête posée contre la vitre de la cabine. Le soleil naissant vient éclairer le convoi qui n’était jusqu’alors qu’une longue masse sombre serpentant dans la nuit. Dans un virage, une vingtaine de wagons apparaissent sans qu’il soit possible d’en voir le bout. Juste derrière la locomotive, l’un d’eux accueille un 4x4 flambant neuf destiné à un collègue cheminot d’une des villes qu’ils traverseront en chemin. La bâche en plastique qui protège le véhicule est malmenée par le vent qui s’immisce dans chacun de ses replis et l’entraîne dans une danse désarticulée. Idrissa, tout en étant concentré sur sa conduite, se prépare un Nescafé. Alima, sans doute alertée par l’odeur, s’éveille. Encore engourdis, ils restent silencieux, préférant se laisser bercer par les ronronnements du moteur et les chants des oiseaux.

Toukoto, érigé puis meurtri par le rail

Il est dix heures passées lorsqu’ils marquent l’arrêt à Boulouli, dernière étape avant Toukoto, leur destination finale. Un agent vêtu d’un uniforme Transrail sort de la petite gare qui semblait jusque là abandonnée. Il informe les conducteurs que leur train doit stationner une demi-heure afin de laisser passer un convoi en provenance du Sénégal. La ligne ferroviaire ne compte qu’une voie à sens unique. Impossible donc de se croiser en dehors des gares qui ont été aménagées à cet effet. La demi-heure se transforme bientôt en heure, et le soleil est déjà à son zénith lorsqu’ils repartent.

La savane se fait plus parsemée. Des montagnes se découpent dans le lointain. Idrissa s’allume une nouvelle cigarette, ce qui déclenche une grimace réprobatrice de sa co-pilote. « Je n’aime pas l’odeur de ta cigarette. Ça me dérange.  » - « Seuls les hommes peuvent apprécier le tabac  » lui rétorque-t-il, malicieux. Alima ne renchérit pas. Son attention est attirée par des individus, probablement des paysans, qui traînent près de la voie. « Qu’est-ce qu’ils font là eux ?  » - « Ils viennent de Badougou.  » Alima s’étonne. Elle n’a jamais entendu parler de ce village. Idrissa se moque : « Tout le monde connaît Badougou au Mali.  » C’est du haut de son pont qu’un train voyageur dérailla en 1974, entraînant dans sa chute plusieurs dizaines de personnes. En hommage aux victimes, Salif Keita écrivit une chanson aujourd’hui célèbre : le Marigot de Badougou .

À l’image d’une bête épuisée, la locomotive tente de reprendre son souffle. Elle s’étend d’un bout à l’autre du quai de Toukoto. Ses moteurs continuent de tourner, prêts à se remettre en branle d’un instant à l’autre. Alima et Idrissa ont pourtant déserté la machine et, à l’exception du chef de station, personne ne semble se soucier d’elle. Mais cela ne dure pas. Bientôt, deux nouveaux conducteurs viennent prendre place à l’intérieur. C’est ainsi que fonctionne le roulement instauré par la compagnie. Un premier tandem fait le trajet entre Bamako et Toukoto, un autre entre Toukoto et Kayes, et un troisième entre Kayes et la frontière. Là-bas, le train est confié aux cheminots sénégalais qui sont chargés de l’acheminer jusqu’à Dakar.

À Toukoto, le temps semble s’être arrêté. Des cases traditionnelles côtoient des fermes que l’on croirait sorties tout droit des campagnes françaises. Sans la brousse alentour et l’absence d’entretien de ces bâtiments qui tombent peu à peu en ruines, il serait difficile pour l’étranger découvrant le village de savoir sur quel continent il se situe. Les colonisateurs avaient pris la décision de faire de cet endroit perdu l’un des centres névralgiques de la ligne. C’est ici qu’étaient formés tous les cheminots d’Afrique de l’Ouest. Maliens, Sénégalais, Ivoiriens et Camerounais se succédaient dans les salles de cours nouvellement construites avec pour unique objectif d’apprendre à maîtriser le cheval de fer.

Mais si Toukoto s’est construit autour du rail, son état actuel est le reflet de la mauvaise santé de Transrail. Le nombre de trains s’est réduit avec les années et le transport de voyageurs, qui faisait office de poumon économique pour le village, a quasiment disparu au profit du fret. Les habitants en sont donc réduits à vivoter tant bien que mal, tout en espérant l’arrivée de jours meilleurs.

La cheminote et le Président

Tandis qu’Idrissa a retrouvé sa famille installée près de la gare, Alima a rejoint la maison des cheminots située à l’écart du village. Elle s’est attablée avec plusieurs collègues qu’elle retrouve pour l’occasion sous le préau qui prolonge le dortoir. Deux d’entre eux sont d’anciens promotionnaires avec lesquels elle a fait ses classes : Oumar et Hamadoun. Désormais, ils ne se croisent plus qu’à Toukoto entre deux voyages, l’espace d’une journée, avant de repartir dans leur ville respective. Mais le mariage de leur ami commun va pour une fois prolonger les retrouvailles. C’est en leur compagnie qu’Alima va parcourir le reste du chemin qui les sépare encore de Kayes. « On sera à l’étroit dans la machine, mais ça nous laissera le temps de causer.  »

Entre deux bouchées de riz, ils se tournent vers l’horizon où le train, de nouveau en marche, s’enfonce peu à peu. Un maigrelet longiligne à l’âge indéfinissable sort alors du dortoir et rejoint l’assemblée. Il s’agit de Sidi, un homme aux traits fins et à la tenue soignée. Un sourire éclaire son visage lorsqu’il aperçoit Alima : « Madame la Présidente ! Comment va ton mari ?  » Hamadoun intervient : « Il ne faut pas la juger. Ce n’est pas sa faute si ATT a été chassé.  » Le ton de Sidi, malgré la moquerie, n’a rien d’accusateur. Comme bon nombre de cheminots qui en ont fait leur mascotte, il admire Alima, la femme qui a conduit le train présidentiel. Et le fait que le président en question soit Amadou Toumani Touré, déchu lors du putsch, n’enlève rien au prestige de sa collègue. La mine boudeuse de la cheminote s’efface suite à la nouvelle sortie de Sidi : « Mais si lui t’as abandonnée, sache que moi je t’aime Alima !  »

Après le repas, la jeune femme s’isole dans la cour afin d’appeler Mohamed, son fiancé, resté à Bamako. « Tu me manques beaucoup.  » Alima n’aime pas quitter la capitale. À Toukoto, loin de sa famille et des êtres qui lui sont chers, elle s’ennuie vite et le calme ambiant finit par devenir source d’oppression. Elle aime la foule et le bruit des voitures. Elle aime pouvoir se faufiler en scooter dans les embouteillages et retrouver Mohamed, le soir, dans l’un des maquis qu’ils fréquentent – sorte de petit bar de quartier où dans l’obscurité les couples illégitimes ou pas encore officiels sont libres de s’aimer le temps d’une boisson. Alima avait déjà vingt-neuf ans lorsqu’elle a quitté Bamako pour la première fois. C’était pour sa formation à Kayes et aujourd’hui encore, il n’y a que pour le train qu’elle accepte de s’éloigner de son chez-soi.

L’après-midi s’écoule doucement au rythme des discussions et des thés partagés à l’ombre du grand manguier. Au petit soir, Alima se rend chez Niagalemba, une femme de cheminot avec laquelle elle a sympathisé. Cette dernière habite une ancienne ferme, seule avec ses enfants. Son mari est en ce moment dans la capitale chez sa première épouse. La polygamie étant largement développée au Mali, plusieurs cheminots ont repris à leur compte l’adage des marins, une femme dans chaque gare. Niagalemba demande à Alima où est-ce qu’elle en est de son mariage. « Ce n’est pas facile de caler une date. Mohamed travaille la plupart des week-ends et moi je suis souvent en déplacement.  » Pourtant, à 34 ans, Alima sait qu’elle n’a plus de temps à perdre. À son âge, rares sont les femmes à ne pas avoir d’enfant. Or des enfants, elle en veut trois : deux garçons et une fille.

« On ne marie pas les veuves »

La cérémonie d’investiture du Président est retransmise au journal télévisé. Plus d’une année après le coup d’état qui frappa de plein fouet la cellule politique malienne, les citoyens viennent d’élire avec 77,6 % des voix un nouveau chef d’État. Un peu plus tôt dans l’après midi, dans le stade du 26 mars situé en plein cœur de Bamako, se sont succédés les discours de dirigeants venus assister à la cérémonie. François Hollande, vivement remercié lors du discours d’Ibrahim Boubacar Keïta, est acclamé par la foule.

Dans la moiteur de la nuit, les commentaires vont bon train entre Alima et ses collègues. Certains le voient comme un véritable libérateur, d’autres sont plus sceptiques sur son entrée en guerre. Alima ne dit mot mais écoute avec attention le flot de paroles qui s’échappe du poste. « Attendons de voir où en sera le pays dans un an » clame une voix au fond du préau sous lequel ils se sont réunis. « Quoi, tu aurais préféré que Soumaïla (candidat face à IBK lors du second tour) soit à sa place aujourd’hui ?  » répond un autre. Au Mali, la politique est l’affaire de tout un chacun. En cette période électorale, femmes et enfants, chiffonniers et cadres, discutent et débattent de l’avenir de leur État. Ils espèrent tous que le pays retrouvera son unité. L’élection d’IBK, bien qu’elle ne résolve rien en soi, est un premier pas vers la fin de la crise qui a secoué les populations du Nord au Sud. Très majoritairement musulmans, les maliens pratiquent leur religion avec parcimonie. Il était inconcevable pour eux que la charia vienne régir leurs gestes et pensées.

Une délégation d’officiels chinois apparaît à l’écran. « C’est eux qui vont réparer les rails ?  » demande Oumar. Alima est bien informée sur le sujet. La rénovation du tronçon malien par une entreprise chinoise est en effet à l’étude. Il est par ailleurs question de construire une voie parallèle à celle existante sur plus de 700 kilomètres entre Bamako et la frontière sénégalaise.

Hamadoun croit avoir reconnu une connaissance dans l’assemblée réunie devant IBK. « Non, non, ce n’est pas Seydou » s’esclaffe Diawara, un des leurs, la cinquantaine, allongé sur le lit en fer placé au centre de la terrasse, « il a la peau plus claire que lui.  » Sidi raconte l’histoire du Seydou en question. Cet animateur de télévision issu d’une riche famille vient de perdre son jeune frère. Emporté par la maladie, ce dernier a laissé sa femme à la charge des siens. « Seydou peut l’épouser s’il le veut, la tradition le lui permet » déclare Diawara. De façon aussi soudaine qu’inattendue, Alima s’emporte violemment. « Non Diawara, ça ne se fait pas, on ne force pas les veuves à se marier !  » Il ne faut par chercher bien loin les causes de cette réaction épidermique, mais parmi les cheminots, rares sont ceux à connaître son histoire.

Alima, par le biais d’un cousin, rencontre Mohamed en 1997 et en tombe amoureuse. Ils passent plusieurs années ensemble jusqu’à ce qu’elle exprime l’envie de se marier. « Au Mali, les filles se marient très tôt, mais lui n’en avait ni l’envie ni les moyens.  » Entre-temps, un homme plus âgé qu’elle lui demande sa main. « Automatiquement, j’ai rompu avec Mohamed et j’ai fait ce mariage. Il s’appelait Keïta Drissa, j’étais sa deuxième femme.  » Les rêves de romances d’Alima tournent court. Onze jours après les noces, son mari décède. Elle a 24 ans. Elle entre alors en période de veuvage pendant quatre mois et dix jours. Recluse avec sa coépouse, elle tourne en rond dans une petite chambre de la concession de son défunt mari. « Lorsque je suis sortie, j’ai demandé à retourner chez moi. Mais la belle-famille a refusé, ils voulaient que j’épouse le frère de Keïta.  » À force d’insistance, d’obstination et grâce à l’immense soutien de ses proches, elle parvient à se libérer.

Devenue veuve à l’âge où bon nombre de maliennes attendent leur troisième enfant, elle doit subvenir seule à ses besoins et oublier ses rêves de jeunesse. Alima va prendre son destin en main et forcer la porte du concours de Transrail. Nous connaissons la suite. Bien qu’elle ne l’avoue qu’à demi-mots, ce décès fut salvateur pour ses ambitions professionnelles. Aurait-elle trouvé la force de devenir cheminote s’il lui avait fallu défier toute la famille de son époux ?

Six ans plus tard, Mohamed reprend contact avec elle. Alima a bien changé. Elle lui parle de sa vie mouvementée et de son nouveau travail. Le lien si fort qui les unissait autrefois se renoue au fil des mois. Lorsqu’il finit par lui demander sa main, elle accepte, sûre de son choix. Certes, elle quittera bientôt la concession dans laquelle elle a toujours vécu, mais n’est pas prête à tous les sacrifices : « Ma belle-famille sera obligée d’accepter que je sois en service trois nuits par semaine. Mohamed me soutient. Il sait que mon travail est mon premier mari.  »

« Mais moi je t’aime Alima ! »

Il est 5h30, il fait nuit noire. Alors que chacun dort paisiblement sur son lit de fortune, la porte métallique s’ouvre soudain sur le gardien qui allume la lumière. Le train vient d’entrer en gare. Les plus vigoureux enfilent leurs vêtements avant de secouer ceux qui dorment encore. Alima prépare son sac en vitesse sans même prendre le temps d’avaler une tasse de thé. À l’aide de son téléphone portable, elle tente d’éclairer le chemin qui mène au centre du village encore endormi. Pas un bruit à l’exception du ronronnement lointain de la locomotive.

 

Sur le quai, l’agitation est à son comble. Le convoi a pris du retard en raison des mauvaises conditions météorologiques. L’équipe à laquelle s’est greffée Alima doit repartir au plus vite car le train est attendu dans deux jours au port de Dakar. Malgré l’urgence, le passage de relais se fait dans la bonne humeur. Des paris sont lancés sur l’heure d’arrivée à Kayes. Alima promet qu’ils y seront avant la nuit. Son assurance amuse les nouveaux arrivants. Le tronçon entre Toukoto et Kayes est très mal entretenu et, avec les orages prévus dans la journée, la route s’annonce compliquée. « Inch’Allah, on vous appelle quand on arrive. »

 

Lorsqu’elle entre dans la cabine, quatre de ses collègues sont déjà installés. Diawara a pris les commandes. Sidi, qui était assis sur le siège du co-conducteur, se lève pour lui offrir sa place. Oumar fume une cigarette sur la coursive latérale tandis qu’Hamadoun tente de libérer de l’espace pour que chacun puisse s’asseoir. En plus des occupants, une quantité considérable de marchandise a été stockée dans tous les recoins de l’habitacle. Des poules côtoient les sacs de riz, les bagages et les cadeaux du mariage. Une fois que chacun a trouvé sa place, il n’est plus question de faire le moindre mouvement. La cabine ressemble à un dépôt d’épicerie dans lequel on aurait entassé des cheminots. C’est à peine s’ils peuvent atteindre les manettes.

 

Diawara klaxonne plusieurs fois au risque de réveiller le village. Il donne le signal du départ pour que Youssouf, le sixième et dernier passager, parti déposer des colis dans le wagon de queue, rallie l’avant du train. Celui-ci arrive en courant, furieux. Les vigiles qui assurent la sécurité du convoi ont embarqué des dizaines de ballots de bois et des sacs de charbons pour leur famille. « Je vais me plaindre au chef de service. Ils ne peuvent pas transporter de la marchandise sans notre autorisation.  » - « Je suis d’accord » renchérit Alima, « c’est toujours la même chose avec eux. S’ils veulent emmener des colis, ils doivent nous payer.  » La mauvaise foi est de mise. Être cheminot au Mali est une affaire de prestige et ils entendent bien être les seuls maîtres à bord. Quand chacun s’est calmé, le convoi s’ébranle et quitte le village de Toukoto qui baigne désormais dans les premiers rayons du soleil.

 

Après quelques heures de trajet, les hommes proposent à Alima de prendre les commandes de la machine. D’abord réticente – c’est un tronçon sur lequel elle n’a pas ses habitudes – elle finit par accepter. Le convoi croise bientôt un village qui attire tout particulièrement l’attention de Sidi : « Alima s’il-te-plaît, klaxonne ! » Elle s’exécute avant de se moquer : « Je suis sûre que tu as une maîtresse ici.  » - « Mais c’est toi que j’aime. Si seulement tu acceptais d’être ma troisième femme ! » Alima, habituée à ce genre de proposition de la part de ses collègues, calme ses ardeurs. Le jour où elle se mariera, elle n’a pas l’intention de partager l’homme qu’elle aime avec une coépouse. Sidi tente de lui expliquer les vertus de la polygamie. « Garde ce charabia pour tes femmes, ça ne m’intéresse pas.  » Oumar prend la parole à son tour : « Les gendarmes se marient avec les gendarmes, les policiers avec les policiers, mais pourquoi toi, la cheminote, tu ne te maries pas avec un cheminot ?  » - « Pour ne pas faire de jaloux !  »

La force tranquille

Il s’est mis à pleuvoir. Un flot incessant s’abat sur la locomotive qui tente tant bien que mal de se frayer un chemin à travers ce rideau opaque. Dans le ciel, le tonnerre gronde. Des éclairs se dessinent à travers les nuages. Alima, toujours aux manettes, peine à apercevoir les voies. Elle croise les doigts. En cas d’obstacle, elle n’est pas sûre de pouvoir réagir à temps. Dans une montée, la machine se met à patiner. Elle ne parvient plus à tirer les 1200 tonnes qui s’étendent derrière elle. Alima tente de jouer avec les vitesses, mais rien à faire, la locomotive reste sur place. Ses collègues sortent sous la pluie diluvienne pour poser l’un après l’autre des cailloux sur les rails. Grâce à ces accroches éphémères, le train peut de nouveau avancer, mètre après mètre. Il leur faut plus d’une heure pour atteindre le haut de la côte et lorsque la machine reprend enfin sa marche normale, les hommes sont éreintés. Mouillés de la tête aux pieds, ils ont les mains et les avant-bras noircis par la boue. Alima ne peut réprimer un sourire. « La prochaine fois, c’est moi qui sortirai !  »

Mahina est une ville célèbre sur la ligne de chemin de fer pour son pont d’une portée de 400 mètres qui enjambe avec élégance le fleuve Bafing. Construit en 1895 par la société Eiffel, il est encore aujourd’hui l’unique liaison entre les deux rives. Nul route ou trottoir ne côtoie la voie sur cet édifice. Les voitures circulent à cheval entre les deux rails, les motos roulent sur les traverses de bois tandis que les piétons se frayent un chemin entre la rambarde et le ballast. Quand le klaxon du train se fait entendre, tous les véhicules s’empressent de libérer le passage. En l’espace de quelques secondes, le flot qui envahissait le pont se dissipe et le convoi entame sa traversée sans même avoir à ralentir. Le spectacle est fascinant. La machine semble glisser au-dessus des flots gonflés par la pluie récente. L’autre berge, qui n’était qu’une masse de verdure, se dessine au fil de l’avancée.

 

Quelle n’est pas la surprise des automobilistes et des piétons, désormais amassés sur la berge, lorsqu’ils comprennent que la locomotive est conduite par une femme. Les chuchotements interrogatifs se transforment en clameur et c’est bientôt une foule en liesse qui reçoit Alima. Fière de son effet, elle passe la tête par la fenêtre et salue son comité d’accueil. Des enfants la suivent en courant jusqu’à l’arrêt complet de la machine. Quand elle en descend, ils se chamaillent pour lui prendre les mains et l’accompagner durant sa pause. Comment la croire, lorsqu’elle clame, à qui veut l’entendre, que son rêve le plus cher est d’obtenir une place au poste de commande de Bamako ? Pourrait-elle s’épanouir dans un bureau, elle qui se nourrit de tous ces regards et de la reconnaissance qu’ils lui apportent ? Alima est une femme de contradictions, une force tranquille qui sait jouir de l’instant présent, mais qui avance, inlassablement, pour atteindre ses objectifs.

 

Le train s’enfonce dans les profondeurs de l’Ouest Malien. De gigantesques blocs rocheux s’élèvent vers le ciel. La chaleur est tombée telle une chape de plomb sur la locomotive et semble justifier à elle seule la sécheresse des environs. Dans la cabine silencieuse, la fatigue se fait sentir. À l’abord des voies, des wagons rouillés gisent sur le flanc, évoquant les multiples déraillements auxquels sont soumis les convois sur cette ligne mal entretenue.

Bientôt la locomotive ralentit, sans que Sidi, aux commandes, n’ait touché la moindre manette. Un boyau de freinage s’est décroché, ce qui a automatiquement stoppé la machine. Le train parcourt encore quelques mètres, avalés par son inertie, puis s’immobilise. Alima, Hamadoun et Oumar descendent. Ils aperçoivent un petit drapeau qui s’agite tout au bout du convoi. Après plusieurs minutes de marche, ils atteignent enfin la queue du train. Les vigiles leur indiquent le boyau en question.

Pour eux, cantonnés à l’arrière, les conditions de voyage sont pénibles. Sans moyen de communication avec la locomotive, ils ne peuvent s’éloigner de leur wagon pendant les pauses au risque de manquer le départ. Assis toute la journée à même le sol de cette carcasse, ils semblent appartenir à un autre temps, celui de la conquête de l’Ouest. Les disparités de salaires entre les occupants de l’avant et de l’arrière sont énormes. Ce sont deux mondes régis par des règles différentes qui cohabitent aux extrémités du convoi. En dehors des pannes, ils restent à distance.

Alima traîne les pieds dans la poussière, maussade suite à ce nouvel incident. Mais de retour dans la cabine, galvanisée par le souvenir de son pari, elle reprend les commandes. Le doux vrombissement du moteur diesel se transforme en un bourdonnement entêtant. Cinq, six, sept, elle pousse la machine à son maximum. Les vibrations rendent le trajet inconfortable, ce qui finit par agacer les autres occupants. Les poules, assommées par la chaleur se sont éveillées et se débattent à leurs pieds. À Dinguira, le convoi ralentit mais ne s’arrête pas. Sidi aurait pourtant bien aimé se dégourdir les jambes. « Comment veux-tu qu’on arrive à temps si on fait des pauses dans chaque gare ?  » s’énerve Alima. Elle n’est pas du genre à plaisanter avec les défis.

Le mariage de « Sarkozy »

Kayes n’a pas volé sa réputation de ville la plus chaude du Mali. Le sol sablonneux a emmagasiné toute la chaleur de la journée et prend un plaisir sournois à la restituer une fois que le soleil est passé derrière l’horizon. Le convoi entre à peine en gare qu’Alima a déjà son portable à l’oreille pour appeler l’équipe restée à Toukoto : « On a gagné, on vient juste d’arriver, il ne fait pas encore nuit !  » Diawara la dévisage, sceptique. S’il ne fait pas encore nuit, il ne fait plus tout à fait jour pour autant.

 

Les treize heures qu’il leur a fallu pour parcourir les 250 kilomètres séparant Toukoto de Kayes les ont épuisés. Le corps ankylosé, ils se laissent glisser hors de la machine et c’est les jambes flageolantes qu’ils rejoignent le chef de gare. Au vu de leur état, il est facile de comprendre pourquoi les maliens préfèrent le bus aux trains de voyageurs qui circulent encore sur la ligne. La liaison Bamako-Kayes s’effectue en douze heures par la route quand elle prend près du double en train, dans le meilleur des cas.

 

C’est dans l’émotion que se font les retrouvailles avec les agents en poste à Kayes. Après cinq ans, le retour d’Alima était attendu. Un d’eux la guident dans le dortoir du dépôt afin qu’elle puisse y séjourner. Le tour des lieux effectué, elle refuse d’y dormir. Il est humide, étouffant et la poussière semble s’y être accumulée pendant des lustres. Elle retrouve le chef de gare assis autour d’un thé avec Hamadoun et Diawara. « Ton dortoir là chef, c’est pas possible ! Si je reste ici je vais passer plus de temps à faire le ménage qu’à me reposer. Il faut me conduire chez Sarkozy.  » Résigné devant un tel aplomb, il interpelle un employé et lui ordonne d’y emmener Alima à bord du 4x4 de la compagnie.

 

Mamadou Sissoko de son vrai nom se fait appeler Sarkozy depuis l’élection présidentielle de 2007 qu’il a suivie avec passion : « J’adore son style, c’est un battant et il s’exprime très bien.  » - « Mais il n’a rien fait de bon pour le Mali  » lui argue Alima. « Le seul Sarko que j’aime c’est toi !  » Et pour joindre le geste à la parole, elle l’enserre de ses grands bras. Petit homme jovial, Sarkozy lui fait visiter son appartement dans lequel sa future femme le rejoindra après leur mariage. Jusqu’à tard dans la nuit, ils évoquent passé et avenir. Alima et Sarkozy étaient dans la même équipe lors de leur formation et sont restés très complices. Entre inquiétude et euphorie, il n’a de cesse de remercier son amie d’avoir entrepris un si long voyage pour assister à ses noces. 

« Inch’Allah »

C’est dimanche matin et il y a foule devant la petite mairie de quartier. Plusieurs mariages sont célébrés les uns après les autres. Alima, aux côtés de ses collègues, guette la sortie des jeunes époux. Plusieurs fois, elle croit les voir arriver, mais il s’agit d’un autre couple dont l’union a précédé la leur. « On ne va pas avoir le temps d’amener Mariam au dépôt avant le déjeuner  » fait remarquer Oumar. Alima n’est pas de son avis. Ils doivent y aller, « c’est la loi et puis ce sera rapide.  » - « Tu nous embêtes avec ta loi  » lâche Youssouf, amusé. Mariam et Sarkozy font enfin leur apparition. Avant de les rejoindre, Alima, fidèle à son habitude, tient à avoir le dernier mot : « Vous plaisantez tout le temps avec moi, mais vous verrez quand je serai chef, vous aurez la vie dure !  » Des railleries accompagnent son départ sans qu’elle y prête attention. Elle doit escorter la mariée jusqu’au vieux 4x4 de Transrail. S’appuyant sur son charisme, elle fend la foule avec une facilité déconcertante. Même Mariam, pourtant dans sa belle robe de mariée, peine à attirer les regards. Lorsqu’Alima rayonne, difficile de lui faire de l’ombre.

Au dépôt, Alima entraîne Mariam dans une locomotive. Voici la fameuse « loi » qu’elle tentait de défendre plus tôt dans la journée : lorsqu’un cheminot se marie, le rituel veut que sa nouvelle épouse s’essaye à la conduite. Manifestement, Alima tient à conserver cette tradition au vu de l’énergie qu’elle déploie à tout organiser. Sous sa surveillance, Mariam peut donc conduire la machine, le temps d’un bref aller-retour entre le dépôt et la gare. Ce rite de passage semble au final plus important pour les cheminots présents que pour la mariée qui tient avant toute chose à ne pas salir sa robe.

Et puis la fête commence. Le repas qui n’en finit pas, les danses endiablées guidées par les crachotements d’une sono vieillissante, les discussions qui s’emballent, s’apaisent puis explosent, sorte de montagne russe de décibels. Alima s’est écartée du brouhaha général. Son téléphone à l’oreille, elle tente d’entendre ce que Mohamed est en train de lui dire. Elle parvient à capter un « je t’aime  » qui semble à lui seul suffire à son bonheur. La conversation dérive sur leur propre mariage qu’il reste à organiser. « J’espère que l’on va pouvoir faire ça en début d’année prochaine  » lui confie-t-il. Alima se contente d’un simple « Inch’Allah  » en guise de réponse, ponctué par un silence où toute la force de son souhait se fait sentir.

De retour près de la piste de danse, elle lance un regard attendri vers Mariam et Sarkozy enlacés dans les bras l’un de l’autre. Non loin d’eux, Sidi amuse la galerie tandis qu’Oumar et Youssouf se dandinent au rythme de la musique. Un sourire vient éclairer le visage de la jeune femme à la vue du spectacle offert par ses collègues. Dans quelques jours, une fois de retour à Bamako, elle apprendra qu’elle est enceinte. Son mariage en sera sans doute décalé, mais quelle importance pour celle qui, sans jamais faire preuve de rejet profond, se joue depuis toujours des règles établies d’une société qui peine à évoluer. Il ne s’agit après tout que d’une nouvelle épreuve, rien de plus, rien de moins. Pas de quoi affoler la fille du rail.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.