Un an après la vague de suicides, La Poste broie toujours du noir
Malgré un accord signé avec les syndicats pour améliorer les conditions de travail, le malaise persiste. Et une récente déclaration du PDG a choqué certains salariés.
Après le traitement, la rechute. Une série de suicides de postiers sur leur lieu de travail avait secoué La Poste l'année dernière. Le PDG, Jean-Paul Bailly, avait réagi en freinant les restructurations en cours et en lançant une commission. Objectif : éviter un scénario à la France Télécom. Mais à "grand dialogue", petites mesures. Un an plus tard, les syndicats dénoncent une situation de nouveau dégradée et de nouveaux suicides. D'autant que de récentes déclarations du PDG ont ravivé les blessures.
La concertation a eu lieu
Pourtant,la mission de sauvetage avait été prise au sérieux. Dès mars 2012, un ancien dirigeant de la CFDT, Jean Kaspar, prend la tête de la "Commission du grand dialogue". Il interroge pendant six mois "entre 500 et 600 salariés" et rend compte dans son rapport de leur malaise. "Il y avait de grandes interrogations sur la nature de la stratégie du groupe : l’importance et la multiplicité des réorganisations, l’impression de ne pas être écouté, de ne pas pouvoir infléchir le processus des réorganisations, explique-t-il. Il apparaissait aussi le sentiment d’un manque de considération." Un aspect qu’évoquait déjà un jeune cadre dans sa lettre de suicide, en février 2012.
Un accord a été signé
Un accord, rédigé à partir des conclusions du rapport Kaspar, est signé entre la direction et la majorité des syndicats (hormis Sud PTT et la CGT), le 21 janvier 2013. Il vise à améliorer les conditions de travail des postiers en réaménageant notamment le temps de travail. Au programme : les semaines de cinq jours (au lieu de six pour les postiers) doivent être mises en place dans des bureaux tests, le télétravail sera proposé aux agents, les préretraites facilitées et enfin les horaires de réunions "permettront de mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle". Pour Jean Kaspar, "la volonté de la direction est là pour faire en sorte que ce rapport ne soit pas qu’un écran de fumée".
Mais les syndicats dénoncent la reprise de la réorganisation du groupe
"Le climat est aussi dégradé qu’il y a un an, estime Régis Blanchot du syndicat Sud PTT, le rapport Kaspar avait suscité certains espoirs, mais les employés se sont pris le retour de manivelle et voient que rien n'a changé." Depuis le début de l’année, les grandes opérations de réorganisation du groupe ont repris. Selon les trois syndicats contactés par francetv info, elles s'effectuent même à une cadence accélérée. Des établissements sont fusionnés, le travail rationalisé, à flux tendu. Malgré l’annonce de 5 000 embauches supplémentaires, les syndicats tablent sur une perte de 15 000 emplois (départs naturels – départs en retraites, décès, départs volontaires – non renouvelés) dans les trois prochaines années. En quatre ans, les effectifs ont déjà fondu de 10%.
Les cadres demeurent les oubliés du dialogue
Le suicide d’un cadre de 51 ans, le 25 février, en arrêt maladie pour burn-out mais "harcelé", selon sa famille, par son employeur, a mis en lumière la difficile situation de l’encadrement. Récemment promu, Nicolas Chollet assurait seul l’équivalent de trois postes, assure sa femme : celui de directeur des services de communication interne et de ses deux adjoints qui n’ont jamais été remplacés. Lorsque, malgré son arrêt, il continue à travailler chez lui, "nous avons failli en venir aux mains, témoigne sa femme dans Le Monde. J'essayais de lui arracher le téléphone et il m'a dit : 'Tu ne te rends pas compte ! Il faut que je travaille, sinon on va me mettre au placard.' "
"Peu syndiqués, les cadres sont très isolés, relève Régis Blanchot, du syndicat Sud PTT. Avec les réorganisations, ils sont mis plus fortement en concurrence les uns par rapport aux autres. Ils ont davantage de travail, davantage de responsabilités et doivent mener les réorganisations dont ils sont eux-mêmes victimes avec peu de moyens." Selon une consultation menée par la CGT auprès des cadres en juillet 2012, une écrasante majorité d’entre eux souffrent d’un manque de reconnaissance de leurs supérieurs et estiment ne pas être associés aux prises de décisions.
Aussi, le courrier envoyé par Jean-Paul Bailly le 4 avril, en réaction à un article du Monde et à un reportage de Canal + sur la veuve de Nicolas Chollet, a-t-il été particulièrement mal perçu. Le président du groupe y encourage ses cadres à persévérer dans la poursuite des réformes. "On voit [dans ce courrier] beaucoup de mots sur la responsabilité des cadres, mais peu de choses sur les moyens alloués pour y parvenir", réagit Alain Le Corre, secrétaire de l’Union fédérale des cadres des activités postales et de télécommunications (Fapt-CGT). A Sud, les réactions sont plus virulentes. "Plusieurs cadres sont venus me voir, ils étaient très en colère", affirme Régis Blanchot. Le message du courrier de Jean-Paul Bailly, selon lui : "Une bonne tape sur l’épaule et pour le reste, démerdez-vous."
Un "dialogue social" critiqué par les syndicats
L’un des principaux volets de l’accord concerne l’amélioration du dialogue social. Jean-Paul Bailly relance le système "d’alertes" mis en place lorsqu’il était président de la RATP et qui permettent de désamorcer un conflit social. Et l’accord l’assure : les syndicats seront désormais consultés avant chaque décision concernant "des projets impactant l’organisation et le fonctionnement des services". "On sent une plus grande écoute et vigilance de la part des instances décisionnaires", assure François Pageau, de la CGC. "Le dialogue a bien lieu, abonde Alain Le Corre. Le seul problème, c’est que dès que l’on émet une proposition alternative, la direction nous oppose qu’on ne peut pas remettre en cause la stratégie du groupe." Dans le courrier adressé aux cadres, Jean-Paul Bailly vise ainsi les syndicats en parlant des récents suicides : "Que penser de ceux qui se saisissent de ces drames pour remettre en cause la pertinence de notre stratégie d’entreprise ?"
Les mots du PDG dans un livre choquent
Outre la lettre adressée aux cadres, la publication le même jour du livre d’entretiens Ceux d’en haut (Seuil), dans lequel l’écrivain Hervé Hamon va à la rencontre des grands patrons français, a fini d’échauder les syndicalistes de Sud PTT. Jean-Paul Bailly y rejette la responsabilité de l’entreprise dans la série de suicides de 2012 :
"Mon diagnostic, c’est qu’il n’y a pas de malaise à La Poste, mais que certains postiers sont en difficulté quand se combinent, à l’occasion de situations de réorganisation, des échecs professionnels et des fragilités personnelles. Le taux de suicides chez nous est en fait inférieur au reste de la population. Ce que je pense, c’est trois choses. Un, nous sommes dans une société qui est en train de changer ses modes d’expressions et de protestation. Deux, les corps intermédiaires que sont les syndicats sont en train, tendanciellement, de perdre la main. Trois, nous passons d’une expression revendicatrice sous des formes collectives, structurées, au fait divers par amalgame jouant sur l’émotion et la médiatisation. Ce sur quoi misent, en particulier, les gens de Sud, qui montent en épingle tel ou tel épisode strictement personnel.
[…] Une institution comme La Poste, traditionnellement, s’accommodait du travail limité des gens un peu inadaptés. On ne les emmerdait pas, on disait que ça faisait partie du casting, et on les laissait dans leur coin. Maintenant, par les temps qui courent, ils n’ont plus leur place dans l’entreprise même si, à La Poste, ils restent boucler leur carrière, et font des déprimes à répétition."
"Jean-Paul Bailly se lombardise !" s’emporte Régis Blanchot, en référence à Didier Lombard, l’ancien président de France Télécom, remercié après avoir qualifié les suicides de "mode". Mais La Poste l'affirme : "Face à ces drames, notre attitude est de tout faire pour comprendre ce qui a pu conduire un postier à un tel geste, d’en tirer toutes les conclusions et de renforcer encore et toujours nos actions de prévention et d’amélioration de la qualité de vie au travail."
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