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"Elle est où la fête ?" : au Qatar, une Coupe du monde sous haute surveillance mais sans ambiance

Article rédigé par Pierre Godon, Raphaël Godet - Envoyés spéciaux à Doha (Qatar)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Des policiers à cheval patrouillent aux abords du stade de Lusail, avant Argentine-Arabie saoudite, le 22 novembre 2022, lors de la Coupe du monde au Qatar. (ROBERT CIANFLONE / GETTY IMAGES EUROPE)
Depuis le début du Mondial, c'est à peine si une oreille dépasse. Oubliez les images des hooligans russes de l'Euro 2016, des batailles rangées de supporters et même les canettes qui volent. Tout n'est que calme, luxe, volupté. Et ennui, aussi.

Au moment de faire sa valise, elle a plus regardé les prévisions météo que le dress code recommandé par le Comité suprême et relayé par plusieurs diplomaties. Décolleté plongeant, débardeur très échancré, cuissardes et maillot de bain minimaliste, toujours à carreaux rouges et blancs, ont trouvé leur place dans la valise d'Ivana Knoll, une ancienne Miss Croatie dont le cœur bat pour les "Vatreni" ("le feu" en croate), le surnom des joueurs de son pays. "Quand j'ai publié une vidéo où j'apparais en bikini, les réseaux sociaux se sont déchaînés. Mais sur place, à la plage ou dans la rue, je n'ai eu aucun problème." Idem au stade, si l'on excepte quelques regards en coin de Qatariens en habit traditionnel quand elle est interrogée par une équipe de télé. "Je m'habille comme ça partout dans le monde, insiste la mannequin de 30 ans. J'ai pris le risque. Et si on m'avait posé des problèmes, je serais partie, sans hésiter."

Agréable surprise aussi pour Carmen, supportrice espagnole, maillot rouge de la Roja sur le dos : "Avant de venir au Qatar, j'avais peur. Je m'attendais à être mal reçue, mal vue, parce que j'étais une femme. Finalement, tout se passe normalement." Ce soir-là, à quelques mètres d'elle, Esma cherche du regard les rangs serrés de policiers qui organisent la sortie du stade des supporters marocains, après leur qualification historique en quarts de finale. "Il y a des policiers et des vigiles partout, ça me rassure." La foule excitée ne l'intimide pas. "L'interdiction de la vente de bière autour du stade a été un des facteurs dans ma décision de venir ici", reconnaît celle qui vit aux Pays-Bas et dont la seule expérience de stade se résumait jusqu'ici à un Ajax-Tottenham mâtiné de vapeurs de houblon et de cannabis en Ligue des champions. "Les Anglais avaient fait des choses affreuses, sans doute à cause de l'alcool." Pour elle, ce premier Mondial en terre arabo-musulmane constitue un exemple à suivre.

"On devrait généraliser ce modèle partout. J'ai des amies qui pourraient aller au stade, mais qui n'osent pas, de peur de se faire importuner."

Esma, supportrice marocaine

à franceinfo

Le bannissement de la bière des stades a clairement calmé les esprits, comme s'il avait permis un écrémage chez les supporters. "On se sent vraiment en sécurité. On sait qu'on peut venir, qu'on ne va pas se faire embêter, toucher, bousculer, malmener", applaudit Aïcha, Qatarienne d'une trentaine d'années, ravie d'accueillir le monde entier sans incident notable depuis quatre semaines. "Moi-même, il m'arrive occasionnellement de boire un peu. Mais les gens sont capables d'apprécier un match sans alcool, ou alors, ils n'ont pas grand-chose à faire dans un stade", lance-t-elle en rajustant son niqab. Steve, un supporter anglais, croisé après la victoire inaugurale de son pays contre l'Iran, se permet une précision : "On a l'habitude de ne pas pouvoir boire autour du stade."

"A Wembley, pour les grandes finales, ils servent de la flotte à 1%. Culturellement, c'est entré dans les mœurs de pas mal de pays, bien avant cette Coupe du monde. Et au-delà du monde arabe."

Steve, supporter anglais

à franceinfo

Franck, casquette de la Croatie sur le crâne, réfléchit à voix haute entre deux coups de corne de brume. "Le foot, ça draine une population disparate, avec des gens qui veulent en découdre. Sauf que cette fois, la sélection a été faite en amont, par l'argent, et aussi parce que les hooligans les plus dangereux n'ont pas pu rentrer dans le pays. Les excités sont restés devant leur télé", fait remarquer cet investisseur.

Un Mondial sans âme, ni haine, ni violence

Oubliez les images des hooligans russes de l'Euro 2016, des batailles rangées de supporters et même les canettes qui volent : au Qatar, autour des stades ou des fan zones, il n'y a pas un centimètre sans un policier, un gendarme ou agent de sécurité. Des "spotters", chargés de reconnaître d'éventuels fauteurs de troubles au casier déjà chargé en Europe, sont déployés à la sortie du métro. Des brigades en civil, déguisées en supporters, circulent parmi les supporters entre le métro et le stade. Sans parler des portiques de rigueur et de la tatillonne fouille des sacs avant d'accéder à son siège. Au total, plusieurs dizaines de milliers de personnes, plus ou moins discrètes, sont sur le qui-vive.

"En calculant le ratio entre le nombre de fans et le nombre de policiers, vous arrivez à un chiffre jamais vu dans l'histoire de la Coupe du monde", estime Andreas Krieg, spécialiste des pays du Golfe et enseignant-chercheur au King's College de Londres. Des brigades de police ont été créées spécialement pour ce tournoi. C'est probablement la Coupe du monde la plus sécurisée de l'histoire." Afin de garantir la sécurité de l'événement et des visiteurs, des accords ont été signés entre l'émirat et de nombreux pays. La France a ainsi dépêché 220 gendarmes sur place. Pour la première fois, un centre international de services consulaires a été mis en place pour les visiteurs. Une quarantaine d'ambassades, dont celle de la France, y tiennent une permanence en cas d'incidents, vols, bagarres ou agressions. "Très franchement, à part des histoires de passeports perdus, c'est très, très calme. Il ne s'y passe absolument rien", confie une source française présente.

Ici, la technologie prend aussi le relais de l'homme en matière sécuritaire. Pour entrer au Qatar et pouvoir circuler gratuitement dans les transports en commun, le pays a par exemple contraint chaque personne à télécharger l'application Hayya Card sur son smartphone, avec mouchard intégré. Enfin, il suffit de lever les yeux pour apercevoir, parfois cachées derrière la climatisation, les 15 000 caméras de reconnaissance faciale disposées dans les lieux publics. Toutes reliées au centre d'opérations du comité de sécurité.

"Il était hors de question que des scènes comme les incidents de la finale de l'Euro 2021 à Londres se produisent ici. Ces pays font de la sécurité une priorité."

Andreas Krieg, spécialiste des pays du Golfe

à franceinfo

Au début du tournoi, un policier tunisien, sous uniforme qatarien, racontait à franceinfo avoir été formé avec ses collègues pendant près d'un an pour apprendre à gérer une foule, dont "les fans alcoolisés". Mis à part quelques incidents mineurs, comme lors du huitième de finale entre le Maroc et l'Espagne, l'entraînement effectué en amont n'a, pour l'instant, pas beaucoup servi. A Doha, il est même courant de croiser des escouades de policiers tuer le temps assis, les yeux rivés sur leur smartphone. Surveillant à peine ce qui se passe à côté d'eux.

Police partout, ambiance nulle part

Mais pour certains spectateurs du Mondial, cette tranquillité a aussi un prix. "Ce qu'on gagne en sécurité, j'ai bien conscience qu'on le perd en ambiance, admet Kenza, fan du Maroc qui habite à Paris. En Europe, on sort dans les parcs, sur les grandes avenues, pour fêter les victoires. Ici, il n'y pas grand chose à faire, on est au milieu du désert." Son frère, présent en Russie il y a quatre ans et au Brésil il y a huit ans, l'avait prévenue. "Il m'avait dit : 'Tu verras, ce sera la meilleure Coupe du monde en termes d'organisation, mais pas en termes d'ambiance.'"

Marko appelle son ami à Zagreb, le 4 décembre 2022, à la fin de Croatie-Japon, à Doha (Qatar). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Croisé près du stade Al-Janoub juste après Japon-Croatie, lundi dernier, Marko, un supporter croate, fait carrément la tête. Son pays vient pourtant de s'ouvrir la voie des quarts de finale, mais voilà, le jeune homme s'ennuie. Beaucoup. "Elle est où la fête ?, demande-t-il en montrant de la main un parvis absolument calme et plus très loin d'être vide. J'ai beau avoir déboursé le prix du billet, pris une chambre à 400 euros la nuit, je n'en ai pas vraiment pour mon argent." Il prend son téléphone et commence une visio avec un ami qui célèbre la qualification à 5 000 km de là, dans la capitale, Zagreb. "Montre la fête chez toi ! Car ici, il ne se passe rien..." Ça chante, ça crie, ça boit des bières. Il raccroche, encore plus dépité. "Si c'était à Zagreb, je serais allé me coucher demain matin. Là, il est 21 heures et je vais juste rentrer." En toute sécurité.

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