Caméras intelligentes, drones, criblage... Pourquoi l'arsenal déployé pour surveiller les Jeux de Paris 2024 inquiète certains observateurs

Article rédigé par Clara Lainé
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
Un drone de surveillance de la police nationale, le 2 décembre 2023, à Paris. (STEPHANE MOUCHMOUCHE / HANS LUCAS / AFP)
Des associations de défense des libertés critiquent en particulier l'expérimentation de la vidéosurveillance algorithmique, dont ils craignent qu'elle persiste après les Jeux.

Faut-il choisir entre les libertés et la sécurité ? Le débat refait surface à mesure que le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, détaille le dispositif de sécurité déployé pour les Jeux olympiques et paralympiques, à l'image de ses annonces, lundi 8 avril, sur l'encadrement de la cérémonie d'ouverture. Après la réévaluation du plan Vigipirate à son niveau le plus élevé, la priorité est claire : tout mettre en œuvre pour contrer la menace terroriste. Pour ce faire, les forces de l'ordre pourront notamment s'appuyer sur une série de nouveaux outils technologiques, dont certains ont été autorisés par une loi adoptée spécifiquement en vue des Jeux, en avril 2023.

Caméras intelligentes, drones, QR Codes, criblage... L'arsenal qui va être mobilisé suscite la controverse. Les associations de défense des libertés individuelles s'inquiètent particulièrement de l'expérimentation de la vidéosurveillance algorithmique (VSA). La loi adoptée en vue des Jeux autorise le recours à cette technologie pour "tout évènement récréatif, sportif et culturel" jusqu'en mars 2025, une décision fortement décriée. "Les gens veulent la sécurité, mais ils ne se rendent pas compte du prix qu'ils sont en train de payer", s'alarme Serge Slama, professeur de droit public à l'université Grenoble-Alpes

C'est la première fois qu'un pays de l'Union européenne adopte un cadre légal pour ce type de caméras augmentées. Equipées de logiciels d'analyse d'images, elles doivent permettre de détecter en temps réel des événements prédéterminés. Dans le cadre des Jeux, il s'agira de repérer les comportements jugés suspects ou anormaux, tels que les mouvements de foule ou les bagages abandonnés, et d'ajuster les protocoles de sécurité en conséquence.

"En matière de renforcement de la surveillance dans la police, il n'y a jamais de retour possible : le coût est trop fort pour le politique."

Serge Slama, professeur de droit public

à franceinfo

Un comité de pilotage sera chargé, selon un décret, de transmettre au Parlement, "au plus tard le 31 décembre 2024", un rapport d'évaluation qui sera utilisé pour statuer sur le devenir de la VSA au-delà de 2025. Mais Serge Slama se dit préoccupé de la pérennisation de cet outil, qu'il considère "inévitable" tant il est difficile pour la classe politique de détricoter des mesures sécuritaires : il anticipe que le bilan tiré ne pourra qu'être "positif", et la VSA "généralisée sur les grandes villes et pour les grands évènements".

"A situation exceptionnelle, moyens exceptionnels"

Un discours qui est aussi celui de la Quadrature du net, une association de défense des droits et libertés sur internet. L'une de ses membres, Noémie Levain, voit dans les modifications législatives et réglementaires adoptées pour les Jeux "l'intensification du contrôle voulue par la police", "les motivations économiques des entreprises du marché de la sécurité", et "l'outil électoraliste que cela représente pour les collectivités, qui se félicitent de montrer qu'elles remettent ainsi de l'ordre".

Coauteur d'une tribune publiée par la Revue politique et parlementaire, dans laquelle il décrit les Jeux comme "le bac à sable de la surveillance du futur", Alexandre Minot-Chartier voit dans la loi votée en 2023 "une volonté politique de s'inscrire dans la surveillance numérique". Pour cet avocat spécialisé en droit du numérique, avoir misé sur une société parisienne comme prestataire principal de la VSA lors des Jeux a pour objectif de "combler le retard avec les sociétés étrangères qui ont pris de l'avance dans ce secteur".

"Les pays se sont engagés dans une course à la sécurité numérique et la France veut y participer."

Alexandre Minot-Chartier, avocat en droit du numérique

à franceinfo

Face à ces détracteurs, Gérald Darmanin brandit la carte de la protection des citoyens. "A situation exceptionnelle, moyens exceptionnels", avait-il lâché devant les députés en mars 2023 pour défendre le texte, défendant la VSA comme "un outil d’aide à la décision des forces de l’ordre". Se voulant rassurant, il avait rappelé qu'"il ne s’agit pas de reconnaître des personnes qui auraient tel ou tel profil, (...) mais des situations prédéterminées". Robin Medard Inghilterra, maître de conférence en droit public à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, se montre lui aussi rassurant. "On ne rappelle presque jamais que la VSA est déjà mise en place de manière abondante, et ce, sans cadre législatif dédié", pointe le chercheur spécialiste des questions de discriminations. Il considère tout de même que l'attention médiatique sur cette pratique peut aider à sortir de cette "logique de far west" pour poser des limites.

La Cnil, garde-fou à l'efficacité contestée

Il faut dire que les caméras intelligentes, qui analysent en temps réel ce qu'elles filment dans l'espace public, ont déjà été largement scrutées par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). Elle a formulé des préconisations dans un avis de décembre 2022 sur le projet de loi. Selon son secrétaire général, Louis Dutheillet de Lamothe, l'autorité indépendante a été largement entendue : "Une fois que la loi a été votée, une deuxième phase a été déclenchée pour accompagner le ministère de l'Intérieur et puis les sociétés. Une dizaine sont venues nous voir". Depuis, un premier test a eu lieu, lors d'un concert du groupe Depeche Mode début mars à Paris, et cette phase d'échanges a laissé place à un "contrôle en situation réelle".

"Il n’y a pas eu de tensions, il y a eu un dialogue : la Cnil a été associée à tous les stades de mise en œuvre."

Louis Dutheillet de Lamothe, secrétaire général de la Cnil

à franceinfo

Ces propos peinent à convaincre Félix Treguer, chercheur au CNRS. La Cnil "manque de moyens" et "ses prérogatives sont dévorées depuis 20 ans", déplore le sociologue, également membre de la Quadrature du net. Il n'arrive pas à la considérer comme une alliée de poids contre la surveillance numérique : "Depuis qu'elle n'a plus qu'un avis consultatif, elle se pense de plus en plus comme un agenda d'accompagnement des innovations."

Un décret d'août 2023, pointé par Robin Medard Inghilterra, pose pourtant plusieurs garde-fous largement inspirés "des lignes rouges" tracées par la Cnil dans ses prises de position sur la vidéosurveillance algorithmique. Il limite notamment les évènements que la VSA pourra détecter à une liste précise de huit cas de figure, parmi lesquels une chute, un départ de feu ou encore le "non-respect, par une personne ou un véhicule, du sens de circulation commun".

Malgré cette délimitation de l'usage des caméras augmentées, Pierre-Xavier Chomiac de Sas, avocat spécialisé dans le droit du numérique, se dit préoccupé de son potentiel biais discriminatoire : "Le problème de l'intelligence artificielle, c'est qu'elle est très artificielle et peu intelligente." Il craint la stigmatisation de certains individus, selon la base de données fournie à l'algorithme pour l'entraîner à distinguer certaines situations : "Si on a mis 100 000 images de personnes immobiles assises dans un coin dans le logiciel, les sans-abris qui sont en train de mendier risquent d'être assimilés à un comportement anormal."

Une avalanche d'enquêtes administratives

D'autres dispositifs inquiètent les opposants à la surveillance, comme le recours annoncé aux drones pour filmer des foules en direct. Mais aussi le criblage de "près d'un million d'individus" en amont des Jeux, promis par Gérald Darmanin. Parmi les cibles de ces enquêtes administratives figurent les sportifs, leur staff, les journalistes, les agents de sécurité privée, les volontaires...

Mené par le service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas), créé en 2017 après la vague d'attentats jihadistes, ce criblage consistera en un passage en revue d'un certain nombre de fichiers déjà existants, listés par la Cnil, pour vérifier notamment les antécédents judiciaires de toutes les personnes visées. Il pourra déboucher sur un avis d'incompatibilité les privant d'accréditation.

"Ce criblage, c’est le parachèvement d’un édifice construit depuis vingt ans, celui du fichage."

Noémie Levain, juriste et membre de la Quadrature du net

à franceinfo

Le fichier du "traitement d'antécédents judiciaires", placé sous la responsabilité du ministère de l'Intérieur, est le plus controversé. "Il regroupe plus de vingt millions de fiches, avec non seulement des personnes condamnées, mais parfois mises en examen ou même simplement auditionnées", dénonce le chercheur Félix Tréguer, qui s'inquiète notamment du sort de "militants" ou de "personnes étrangères". "Le fait qu'il n'existe aucun critère fixe de ce qu'est la dangerosité laisse une énorme place à l'arbitraire", estime la juriste Noémie Levain.

"On est à l'opposé de l'arbitraire", réplique le chef du Sneas, Julien Dufour, dans une interview accordée à l'AFP en mars. Figurer sur un tel fichier "n'est pas une question de convictions des uns des autres, c'est une question d'éléments matériels concrets", insiste le coordinateur du service d'enquête, qui assure ne pas faire "d'enquête d'environnement, de voisinage". Le Sneas précise qu'avant d'exclure une personne présente sur un fichier, un enquêteur-analyste évalue si les faits qui lui ont valu cette inscription sont de nature à représenter une menace dans le cadre de sa mission lors des Jeux. A ce stade, "715 personnes ont été ainsi écartées pour de potentiels risques dont 10 individus fichés S", annonçait Gérald Darmanin le 21 mars sur X. Une grande partie des refus concerne des personnes "en situation irrégulière", expliquait-il lors d'une audition au Sénat début mars.

Un symbole des confinements qui refait surface

Les Jeux marqueront aussi le retour du QR Code, associé dans les mémoires aux restrictions parfois contestées instaurées lors de la pandémie de Covid-19. Il servira cette fois pour contrôler l'accès aux périmètres mis en place autour des sites olympiques, et à la gigantesque zone sécurisée créée autour de la Seine pour la cérémonie d'ouverture. Dans ce dernier cas, même les riverains sont devront se munir de ce passeport numérique, soit plusieurs centaines de milliers de personnes. "Il n'y a pas une délégation étrangère qui comprendrait qu'on laisse des gens cheminer ce jour-là sans qu'il n'y ait un contrôle", justifiait le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, devant le Sénat en novembre.

L'avocat Pierre-Xavier Chomiac de Sas ne cache pas son embarras en voyant ce code-barres amélioré refaire surface : "Est-ce que demain, pour un concert de Rihanna, on empêchera les Français qui habitent autour de l'évènement de sortir de chez eux sans QR Code ?" Serge Slama partage ce scepticisme, faisant état de fondements juridiques "trop légers", avec une restriction d'aller et venir "basée sur un simple arrêté." "Je défends que les Jeux olympiques sont un état d'urgence non dit, non proclamé, et que cela va laisser des traces", martèle le professeur de droit public. Reste à savoir lesquelles.

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