Paris 2024 : cinq questions sur le criblage d'un million de personnes "concernées de près ou de loin" par les Jeux olympiques

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Un gendarme devant le siège du Comité d'organisation des Jeux olympiques et paralympiques, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 17 janvier 2024. (LUC AUFFRET / ANADOLU / AFP)
Les profils des sportifs, des bénévoles, des journalistes, des agents de sécurité et certains spectateurs vont être passés au crible afin de vérifier s'ils sont de nature à représenter une menace.

"Il s'agit pour le ministère de l'Intérieur du défi le plus important en matière de logistique et de sécurité qu'il aura eu à organiser jusqu'à présent", a prévenu Gérald Darmanin, lors de son audition au Sénat, mardi 5 mars, invité à s'exprimer sur le dispositif de sécurité prévu pour la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris. Jusqu'à 326 000 spectateurs pourront assister à la parade fluviale prévue le 26 juillet. Pour sécuriser cet immense événement, 45 000 membres des forces de l'ordre seront mobilisés en Ile-de-France. C'est "inédit", a assuré Laurent Nunez, le préfet de police de Paris, sur franceinfo.

Le locataire de la Place Beauvau a dit anticiper des "menaces d'ultragauche, d'ultradroite" et d'"environnementalistes radicalisés, qui annoncent déjà qu'ils commettront un certain nombre d'actions de désobéissance civile". Quant à la menace terroriste, principalement islamiste, "elle n'est pas caractérisée" concernant les Jeux olympiques, "mais ce n'est pas parce qu'elle n'est pas caractérisée qu'elle n'existe pas", a prévenu Gérald Darmanin. 

Dans ce contexte, le ministre de l'Intérieur a rappelé que des "criblages" seraient réalisés "sur près d'un million d'individus", précisant que 100 000 ont déjà été faits. Qui sont les personnes concernées par ces enquêtes ? Par qui sont-elles menées ? Quels profils peuvent être jugés refusés et pour quels motifs ? Franceinfo vous répond. 

Qui va mener ces enquêtes ?

C'est le Service national des enquêtes administratives de sécurité (Sneas), créé en 2017 après la vague d'attentats jihadistes afin de mieux lutter contre le terrorisme et la radicalisation. Il fait partie des organismes de l'Etat habilité à réaliser des enquêtes administratives de sécurité. Habituellement, le Sneas passe au crible toute personne embauchée pour les emplois "qui relèvent de certaines missions de l'Etat", comme l'explique la Commission nationale de l'information et des libertés (Cnil) sur son site. C'est le cas des magistrats et des policiers par exemple.

Ce service enquête également sur toute personne employée dans le secteur de la sécurité ou de la défense (agents de sécurité, personnels aéroportuaires) ou "au sein d'entreprises de transport public de personnes ou de marchandises dangereuses", ajoute la Cnil. Dans le cadre des Jeux olympiques, ses effectifs "ont plus que doublé pour faire face à une importante montée en charge de son activité", précise La Croix. Un total de 150 agents compose désormais le Sneas.

Qui fait l'objet de ces enquêtes ?

Il s'agit de toutes les personnes "concernées de près ou de loin par les Jeux olympiques", a précisé Gérald Darmanin devant les sénateurs. En tête de la liste : 10 500 sportifs sélectionnés pour les Jeux olympiques, 4 400 pour les Jeux paralympiques, leur staff (entraîneurs, soigneurs...) et quelque 26 000 journalistes. Viennent ensuite jusqu'à 22 000 agents de sécurité privée et 45 000 volontaires, même si tous ne font pas l'objet d'une enquête de sécurité, obligatoire uniquement pour ceux qui ont accès à des zones protégées.

L'ensemble des participants à la cérémonie d'ouverture verront également leurs antécédents vérifiés. "On veut pouvoir contrôler les personnes qui auront, y compris depuis chez elles, un visuel direct sur la Seine", a expliqué Laurent Nunez sur franceinfo. Cela concerne donc tous les riverains mais également les 326 000 spectateurs de la cérémonie. "C'est notre responsabilité, on doit s'assurer qu'il n'y a pas de risque d'attentat terroriste", a poursuivi le préfet parisien.

Ces enquêtes administratives concerneront également les locations de meublés touristiques sur Airbnb, puisque les touristes "seront obligés de s'inscrire sur la plateforme numérique pour se rendre dans l'appartement qu'ils auront loué". Soit au total "près d'un million d'individus", selon Gérald Darmanin.

En quoi consistent ces enquêtes ? 

Des analystes épluchent depuis des mois l'ensemble des profils qui entrent dans le spectre défini ci-dessus, et notamment les centaines de milliers de demandes d'accréditation émanant du comité organisateur des Jeux olympiques et paralympiques. 

La première étape de la procédure d'enquête administrative de sécurité passe par un criblage, c'est-à-dire la consultation d'une multitude de fichiers de police, de justice et des renseignements incluant même "les données Interpol des personnes recherchées", précise La Croix. Si aucun risque sécuritaire n'apparaît, le Sneas émet un avis sans objection qui équivaut à un feu vert.

A l'inverse, si le nom de la personne apparaît dans un de ces fichiers, un enquêteur-analyste évalue alors si les faits qui lui ont valu cette inscription sont de nature à représenter une menace dans le cadre de sa mission lors des Jeux olympiques. Ainsi, une personne connue pour avoir conduit sous emprise de l'alcool pourrait être autorisée à "intervenir pour venir réparer un appareil dans un site sensible", explique Julien Dufour, le patron du Sneas, à l'AFP. "Par contre, c'est un vrai sujet s'il doit devenir conducteur de bus."

En fonction de l'évaluation, le Sneas peut rendre un avis d'incompatibilité – "motivé", insiste Julien Dufour – et la demande d'accréditation être refusée. A ce jour, un total de "280 avis d'incompatibilité" ont été communiqués sur 100 000 criblages déjà réalisés, a déclaré Gérald Darmanin mardi. "Il s'agit notamment de personnes irrégulièrement sur le territoire national : ce n'est pas en soi un gage de passage à l'acte mais il vaut mieux être régulier sur le territoire national, il vaut mieux être Français", a souligné le ministre de l'Intérieur, ajoutant que "six fichés S" ont également été "écartés". 

Pourquoi sont-elles critiquées ? 

Pour accomplir sa tâche, le Sneas s'appuie juridiquement sur l'article L211-11-1 du Code de la sécurité intérieure portant sur les grands événements. Il s'inscrit aussi dans la loi du 19 mai 2023 relative aux Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. "Jusqu'à la loi, l'organisateur pouvait ne pas suivre l'avis rendu. C'est un changement de posture qui est important et qui réaffirme les prérogatives régaliennes de l'Etat de définir qui peut ou qui doit", relève Julien Dufour.

"Le nom de chaque personne est entré dans le système Accred (automatisation de la consultation centralisée de renseignements et de données), qui interroge onze fichiers au total, dont le fichier TAJ [traitement des antécédents judiciaires] qui est connu pour être un immense fourre-tout", précise Noémie Levain, juriste et membre de la Quadrature du net. "Toute personne qui se trouve dans une affaire judiciaire, même s'il s'agit simplement d'une arrestation en manifestation, figure dans le TAJ."

"Il est grand temps de s'inquiéter de l'inflation des données collectées ces vingt dernières années par la police. Cette centralisation de l'information donne beaucoup de pouvoir aux personnes qui y ont accès."

Noémie Levain, juriste à la Quadrature du net

à franceinfo

La juriste estime que les critères permettant d'estimer si une personne est susceptible de présenter un risque "relèvent d'une appréciation subjective". "Le fait qu'il n'existe aucun critère fixe de ce qu'est la dangerosité laisse une énorme place à l'arbitraire", assure-t-elle. Interrogé par l'AFP sur ce point, Julien Dufour affirme que le travail du Sneas "est à l'opposé de l'arbitraire. Ce n'est pas une question de convictions des uns des autres, c'est une question d'éléments matériels concrets".

D'autres criblages ont-ils déjà eu lieu ? 

Les enquêtes de sécurité pour les JO ne sont pas spécifiques à la France. Comme le rappelle à l'AFP Thomas Bach, le porte-parole du Comité international olympique (CIO), "les mesures de sécurité pour les Jeux olympiques relèvent de la responsabilité des autorités locales et sont mises en œuvre en fonction du contexte de chaque édition". Ainsi, pour les Jeux de Londres en 2012, le Home Office, l'équivalent britannique du ministère de l'Intérieur, a mené près de 500 000 enquêtes qui ont abouti à 100 refus, d'après The Guardian.

En 2022, le Sneas avait mené 500 000 enquêtes et 700 000 en 2023 dans le cadre de ses missions : du chauffeur de transports publics aux accès aux zones aéroportuaires en passant par l'Armada de Rouen, les 24 Heures du Mans ou le Mondial de rugby, qui a étrenné la loi de mai 2023. "On a mené un peu plus de 100 000 enquêtes lors de la Coupe du monde de rugby", glisse Julien Dufour à l'AFP, sans préciser toutefois le nombre de refus.

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