Robert Badinter, ancien ministre de la Justice et artisan de l'abolition de la peine capitale, est mort à l'âge de 95 ans

Cet homme aux mille vies fut également avocat, écrivain, président du Conseil constitutionnel et sénateur. Il s'est éteint dans la nuit de jeudi à vendredi.
Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié Mis à jour
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L'ancien ministre de la Justice, Robert Badinter, à Paris, le 19 avril 2018.  (JOEL SAGET / AFP)

C'est l'un des derniers géants du XXe siècle qui disparaît. Robert Badinter est mort dans la nuit du jeudi 8 au vendredi 9 février, à l'âge de 95 ans, a annoncé sa collaboratrice, Aude Napoli, à l'AFP. L'homme aux mille vies – avocat, ministre, écrivain, président du Conseil constitutionnel, sénateur – était surtout connu pour son engagement contre la peine de mort. Une obsession qu'il portera d'abord dans les tribunaux en plaidant pour la vie de ses clients, puis devant le Parlement où il arrachera en 1981 l'abolition de ce qu'il nommait "notre honte commune"

Mais Robert Badinter, ce n'est pas seulement le combat contre la peine capitale. Il a consacré sa vie à lutter contre l'injustice, où qu'elle se trouve. Une raison d'être – ou de vivre – qui prend sa source dans la jeunesse de l'homme. Robert Badinter a vécu dans sa chair l'antisémitisme. Il naît le 30 mars 1928 à Paris, de parents juifs issus de Bessarabie, dont le territoire recoupe celui de l'actuelle Moldavie. Ces derniers, arrivés dans la patrie des droits de l'Homme quelques années auparavant, sont naturalisés français trois mois avant sa naissance. Les années d'insouciance s'écoulent et son père, négociant en fourrures, assure les revenus du foyer. Mais l'arrivée d'Hitler au pouvoir bouleverse tout. "Mon enfance a pris fin le 10 mai 1940", raconte Robert Badinter dans Idiss (éd. Fayard, 2018), le livre qu'il consacra à sa grand-mère maternelle. 

"Une époque d'une grande bassesse"

Deux ans après la défaite française, la famille Badinter part s'installer à Lyon, alors en zone libre. Un souvenir amer pour le jeune Robert. "J'étais révolté par le spectacle de cette ville ruisselante de pétainisme. C'était bien pire qu'à Paris. Dans la capitale, la plupart des Parisiens attribuaient leurs souffrances aux Allemands. Les Lyonnais, eux, étaient plus enclins à incriminer les juifs, surtout étrangers, relate-t-il en 2018 à L'Express. Il régnait une atmosphère avilissante, d'une médiocrité inouïe, marquée par l'adoration pour un vieillard comme le Maréchal qui incarnait un passé glorieux. (...) C'était une époque d'une grande bassesse."

Le 9 février 1943, la vie des Badinter bascule : le père est arrêté à Lyon dans une rafle organisée par Klaus Barbie. "Lorsque nous l'avons appris, ma mère et moi avons immédiatement compris que nous n'étions plus en sécurité à notre domicile, car mon père avait des papiers d'identité sur lesquels était indiquée notre adresse. Nous avons fait notre sac et sommes partis nous réfugier chez des amis", se souvient l'ancien ministre dans un entretien au Point, publié en 2012. "Le 25 mars, Simon Badinter sera déporté d'abord à Drancy, puis à Pithiviers ; nul ne le sait encore, mais il ne lui sera pas donné de revenir", relate Paul Cassia, dans son livre Robert Badinter, un juriste en politique (éd. Fayard, 2009). Il mourra non à Auschwitz, comme l'a longtemps cru sa famille, mais dans un autre camp polonais, celui de Sobibor". 

Grâce à leur "vieille gouvernante", Robert Badinter trouve refuge avec son frère et sa mère à Cognin, dans la banlieue de Chambéry (Savoie). Muni de faux papiers, il parvient à suivre une scolarité normale. 

"Nous étions dans l'angoisse constante concernant le sort de mon père. Et, malgré tout, nous baignions dans une atmosphère apaisante. Cognin était pour nous comme une sorte de cocon protecteur au milieu de la tempête de l'Occupation."

Robert Badinter

au "Point", en 2012

En septembre 1943, les Allemands remplacent les Italiens et l'atmosphère change : la menace de l'arrestation et de la déportation plane de nouveau sur les familles juives. Mais la population ne joue pas le jeu des nazis. "En se taisant, en nous accueillant, les Cognerauds nous ont sauvé la vie", confie Robert Badinter au Point. A 16 ans, "fou de bonheur", le jeune homme vit la Libération. 

"Si vous le coupez en deux, ça ne dissuadera personne"

De retour en France, le jeune homme suit des études de droit puis part aux Etats-Unis pour compléter sa formation. En 1951, il s'inscrit comme avocat au barreau de Paris. "J'avais 21 ans et il fallait que je gagne ma vie. C'est ainsi que je suis devenu avocat. Par hasard, pas par vocation", explique-t-il en 2019 à la Harvard Business Review France. Il commence sa carrière comme collaborateur du grand Henry Torrès, son "maître". "Je lui dois tout, y compris les valeurs sur lesquelles a reposé ma vie professionnelle. Il m'a inculqué une certaine idée de la justice et du métier d'avocat", dit-il au même magazine. Avocat, il devient aussi professeur de droit dans diverses universités et se marie en 1966 avec celle qui deviendra Elisabeth Badinter et avec qui il aura trois enfants. 

Son combat contre la peine de mort débute des années plus tard, en juin 1972. Philippe Lemaire, avocat pénaliste et ami, lui demande alors de venir l'épauler dans la défense de Roger Bontems. L'homme est le complice de Claude Buffet dans la prise d'otages de la centrale de Clairvaux et le meurtre d'une infirmière et d'un gardien, en 1971. Malgré sa défense, Roger Bontems est guillotiné dans la cour de la prison de la Santé en novembre 1972. "C'était la première fois que je défendais un homme qui encourait réellement la peine de mort et j'ai probablement découvert là ce que cela signifiait comme intensité et comme angoisse, confie Robert Badinter à France Culture en 2002 à propos de cette affaire dont il a tiré un livre, L'Exécution (éd. Fayard, 1973). Souvent, au réveil, à l'aube, je recherchais obsessionnellement ce qui faisait que nous avions échoué. Ils ont reconnu qu'il n'avait pas tué : pourquoi est-ce qu'on l'a condamné à mort ?"

"Dorénavant, je combattrai la peine de mort de toutes mes forces, aussi longtemps qu'il le faudra. L'abolition devient un but, une cause première."

Robert Badinter

à France Culture, en 2002

Son combat va s'incarner dans une nouvelle affaire qu'il va cette fois remporter : l'affaire Patrick Henry. Le 18 janvier 1977, l'homme est jugé pour l'enlèvement et le meurtre du petit Philippe Bertrand, âgé de 7 ans. Le lendemain de son arrestation, le présentateur du JT de TF1, Roger Gicquel, avait introduit son édition par ces mots restés célèbres : "La France a peur." Autant dire que la plaidoirie de maître Badinter, qui défend le prévenu, est mal engagée : l'opinion publique réclame la peine maximale. Pour sauver son client, Robert Badinter décide de faire de ce procès celui de la peine de mort.

Pendant une heure et demie de plaidoirie, il rappelle aux jurés l'atrocité de cet acte mais aussi son peu d'utilité : "Si vous le coupez en deux, ça ne dissuadera rien ni personne". Après deux heures de délibération, le jury condamne Patrick Henry à la réclusion criminelle à perpétuité. 

Garde des Sceaux, il abolit la peine de mort

Après les tribunaux, le Parlement. La victoire de François Mitterrand à l'élection présidentielle, le 10 mai 1981, propulse Robert Badinter dans une autre dimension : la politique. Mais c'est le hasard qui le conduit place Vendôme. "Ce n'est pas moi que François Mitterrand avait choisi en mai 1981, mais Maurice Faure. N'aimant pas ce ministère, il a démissionné deux mois plus tard, après les législatives, rappelle-t-il en 2012 au journal suisse Le Temps. Je lui ai succédé et c'est ainsi que j'ai soutenu le projet de l'abolition à l'Assemblée, puis au Sénat."

Le 17 septembre 1981, Robert Badinter se présente devant l'Assemblée nationale pour délivrer son réquisitoire contre la peine de mort. La partie est ardue : 63% des Français sont opposés à son abolition. "Il fallait du courage et de l'intuition, assure Robert Badinter à la Harvard Business Review France. Mitterrand avait le sens de l'Histoire, il savait que le moment était venu de mettre un terme à la peine de mort et que l'impopularité que suscitait cette décision nourrirait en définitive son image : lui qui était taxé d'être un Machiavel, un politicien très habile, voulait montrer qu'il avait aussi des convictions profondes."

Robert Badinter prononce un long discours, reproduit dans son intégralité par Le Figaro

"Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n'y aura plus, pour notre honte commune, d'exécutions furtives, à l'aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées."

Robert Badinter

à l'Assemblée nationale, le 17 septembre 1981

Mais le véritable enjeu est quelques jours plus tard, au Sénat, où la majorité est à droite. Contre toute attente, le ministre emporte l'adhésion des sénateurs. La loi est votée. "Il était 12h50, le 30 septembre 1981, quand le Sénat a voté l'abolition. Je suis sorti du Sénat, il faisait beau. Je suis rentré à la maison à pied, en me disant que, désormais, c'était fini", raconte-t-il à la Harvard Business Review France

Pendant ces quatre années au ministère de la Justice, Robert Badinter va aussi mettre en œuvre plusieurs mesures issues des "110 propositions pour la France" de François Mitterrand. Il s'agit notamment de la suppression des juridictions d'exception, de la possibilité pour les justiciables de former un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ou du développement des peines non privatives de liberté.

C'est aussi Robert Badinter qui, en 1982, avec l'aide de l'avocate et députée Gisèle Halimi, supprime le "délit d'homosexualité" institué par le régime de Vichy. "Dès l'instant où il y a consentement, la loi n'a pas à définir les 'bonnes' pratiques sexuelles. Infliger des peines correctionnelles aux homosexuels quand les hétérosexuels n'étaient pas poursuivis, c'était, de mon point de vue, inconcevable dans la République, et révoltant", expliquait Robert Badinter au Monde en 2022.

L'après-place Vendôme

En 1986, François Mitterrand le nomme président du Conseil constitutionnel. Il y siégera pendant neuf ans. On le sait peu mais c'est lui qui posa les jalons de la fameuse QPC (question prioritaire de constitutionnalité), qui permet à tout justiciable, partie à un procès, de contester une disposition législative qui lui paraît contraire à la Constitution. Si ce nouveau droit est entré en vigueur avec la révision constitutionnelle de 2008, Robert Badinter y avait déjà pensé des années auparavant. Il avait même tenté de le mettre en œuvre. "Pourquoi ne pas reconnaître au citoyen la possibilité de soulever, dans le cadre d'un procès, une exception d'inconstitutionnalité contre une loi dont le Conseil constitutionnel n'a pas été saisi ?", écrit-il dans une tribune publiée dans Le Monde, en 1989, y voyant "un progrès de la démocratie". 

Le projet de révision constitutionnelle créant l'exception d'inconstitutionnalité est voté en 1990 par l'Assemblée nationale mais rejeté par le Sénat. "Parmi les opposants, on comptait alors deux jeunes députés pleins d'allant – Nicolas Sarkozy et François Fillon", rappelle, plein de malice, Robert Badinter dans un texte publié sur le site du Conseil constitutionnel. Texte qu'il conclut ainsi : "Il demeure que vingt ans ont été perdus parce que les assemblées, particulièrement le Sénat, étaient hostiles à tout renforcement des pouvoirs du Conseil constitutionnel."

Après le Conseil constitionnel, Robert Badinter est élu sénateur, de 1995 jusqu'en 2011. Il a aussi œuvré toute sa vie pour la réinsertion des détenus. En tant que garde des Sceaux, il généralise par exemple les parloirs sans séparation et autorise la télévision dans les cellules. En 2000, comme sénateur, il est à l'initiative, avec d'autres, de la création d'une commission d'enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France. A la veille de la présidentielle de 2007, l'ancien garde des Sceaux déplorait, en 2006 dans Libération, le manque de prise de conscience des politiques sur ce sujet. 

"Nous ne voyons pas venir le vrai débat national sur ce que doit être la condition pénitentiaire au XXIe siècle, le débat ne dépasse pas les associations."

Robert Badinter

à "Libération", en 2006

Robert Badinter occupe aussi diverses fonctions à l'international, notamment la présidence de la Commission d'arbitrage pour la paix en Yougoslavie dans les années 1990. Il travaille sans relâche malgré son âge. En 2016, il remet par exemple au Premier ministre Manuel Valls un rapport sur le droit du Travail. Mais son combat contre la peine de mort restera au cœur de son engagement et rien de ce qu'il vivra après ne sera "comparable", selon ses mots à la Harvard Business Review France. "J'ai eu une carrière d'avocat et d'enseignant très heureuse, mais rien ne se compare en tension, en angoisse et en émotion. Rien sauf la guerre elle-même." 

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