Pourquoi le rap français ne rime plus forcément avec musique engagée
Les récentes manifestations antiracistes en hommage à Adama Traoré et Georges Floyd ont renvoyé les rappeurs à une sempiternelle question : le rap actuel aurait-il perdu sa rage de dire ?
"C'est une musique qui vient du caniveau. C'est un art de pauvres. On a toujours considéré le rap comme la parole donnée à ceux qui ne l'ont jamais eue et qui ont fini par l'arracher." Sur le plateau de "Tout le monde en parle", émission animée par Thierry Ardisson, Hamé et Ekoué du groupe La Rumeur donnaient en 2003 leur définition du rap : une musique engagée qui doit dénoncer. Le contexte actuel entre la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis et les manifestations en hommage à Adama Traoré étaient autant d'occasions de rappeler que rap et militantisme peuvent aller de pair.
La prise de parole la plus forte sur le sujet a été celle de la chanteuse Camélia Jordana, qui a accusé les policiers de "massacrer" des hommes et des femmes pour leur couleur de peau. Des propos qui font écho à ceux écrits en 2002 par les rappeurs de La Rumeur dans un fanzine qui accompagnait la sortie de leur album L'Ombre sur la mesure : "Des centaines d'entre nous sont tombés sous les balles de la police." Des mots qui leur vaudront huit années de procédure qui se termineront par une relaxe.
Aux Etats-Unis, Beyoncé, dans un discours pour les jeunes diplômés, avait relayé les messages du mouvement Black Lives Matter, les rappeurs Kanye West et Travis Scott sur le titre Wash Us In The Blood ont évoqué "l'esclavage" et le "génocide" des Afro-américains, condamnés à être dealers ou gangsters. Mais en France, rien ou presque. Le rap, qui est devenu dans l'Hexagone la musique la plus populaire, aurait-il perdu de son mordant au fur et à mesure qu'il grimpait les échelons ? Pas forcément.
"Le rap est tout autant une musique de fête"
"Qui prétend faire du rap sans prendre position ?" rappait Calbo du groupe Arsenik en 1998 sur le titre Boxe avec les mots. Une interrogation qui laissait penser qu'une seule sorte de rap était possible. "C'est un peu un stéréotype français de penser que le rap est une musique foncièrement militante, rappelle Maxime Delcourt, journaliste musical chez Les Inrocks, Vice ou encore Slate.fr. Cela est dû à la popularisation de certains morceaux qui ont eu un impact sur l'imaginaire collectif dans les années 1990, mais le rap est tout autant une musique de fête qu'une musique militante."
"J'aime bien rappeler qu'au départ aux Etats-Unis, il y a 'The Message' de Grandmaster Flash & The Furious Five, mais aussi 'Rapper's Delight' de The Sugar Hill Gang", ajoute Mehdi Maïzi, journaliste passé chez L'Abcdrduson, site spécialisé dans le rap, aujourd'hui à la tête de la section hip-hop chez Apple Music. Soit respectivement "un tube de rap conscient à vocation sociale et un tube clairement commercial et grand public", précise Michel Bampély, sociologue de la culture à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.
Et en France, si IAM accède à la consécration avec son album L'Ecole du micro d'argent, un disque sombre aux textes forts avec, en apothéose, un titre de 9 minutes sans refrain, Demain c'est loin, personne n'a oublié que leur premier tube est l'entraînant et cocasse Je danse le mia. "Il faut savoir que faire du rap conscient n'était pas forcément bien vu à une époque, ça avait un côté premier de la classe", explique le rappeur Nakk Mendosa, présent notamment sur le titre 11'30'' contre les lois racistes en 1997 et auteur de morceaux plus engagés comme C'est même pas une chanson triste.
Disiz la Peste, lui, a eu droit à la critique inverse venant d'Ekoué. Révélé avec le titre J'pète les plombs, où il raconte de façon humoristique une journée qui tourne au cauchemar dans un clip qui parodie le film Chute libre de Joel Schumacher, Disiz s'attire les foudres du rappeur de La Rumeur lors d'un débat organisé par l'émission "Tracks", sur Arte, au lendemain des émeutes des banlieues de novembre 2005 : "Disiz, je ne connais pas, j'ai vu deux, trois clips à la télé. Je te mentirai si je te disais que ça me parle."
"De la poésie plus que de la revendication"
Lorsqu'il a débuté le rap, Isha a été poussé par "l'envie de faire de la musique. Mais j'ai très vite compris que c'était une manière d'expliquer mon quotidien, ma vision des choses". Nakk Mendosa, lui, s'est tourné vers l'art de rue, comme dirait la Fonky Family, pour "l'amour des mots". "Je voyais plus ça comme de la poésie que de la revendication", ajoute-t-il. Si le premier, 34 ans, maintient que le rap militant a plus que jamais sa place actuellement, le second, qui en a dix de plus, voit les choses différemment.
Le militantisme est beaucoup moins présent aujourd'hui. Ce n'est pas un reproche, mais un constat.
Nakk Mendosaà franceinfo
Un constat qui est partagé par Kery James, une des figures du rap français engagé. L'auteur de Hardcore ou encore Deux issues estimait en novembre 2019 sur les ondes de Générations que le rap français tel qu'il l'avait connu, "avec des textes et du fond" avait "complètement disparu". "Les rappeurs préfèrent faire de la musique sur d'autres sujets, ils veulent 'enjailler' les gens, les faire danser et on voit que le public est demandeur de ce genre de morceaux plus légers", avance Nakk Mendosa.
L'argent, la thune, la moula... Avant de faire "le bilan, calmement, en se remémorant chaque instant", les Neg'Marrons chantaient "C'est la monnaie qui dirige le monde". Elle dicterait également la direction artistique des rappeurs. "Il n'y a pas de dictature d'une école ou d'une autre, c'est le public qui décide. Il ne faut pas oublier que le rap est devenu un business, il faut en vivre", explique Isha. Une vision partagée par la rappeuse Casey, artiste engagée et auteure de titres où elle évoque la colonisation comme Chez moi ou Apprends à t'taire qui s'adresse aux rappeurs qui ne prennent pas soin de leur écriture.
Le rock s'est embourgeoisé et ça n'a posé de problème à personne. Qu'on laisse le rap s'embourgeoiser tranquillement, qu'il puisse s'acheter des villas, nourrir des familles.
Caseydans le podcast "La Poudre"
"Dès qu'il y a une musique noire, il faut qu'elle reste pauvre et larmoyante pour le plaisir et l'écoute des classes dominantes riches. (...) Ceux qui ont décidé de faire des thunes, je suis avec eux", assure-t-elle dans l'émission. Le rappeur Isha affirme lui aussi que la richesse, parfois exposée grossièrement dans des clips, peut véhiculer un message : "Un jeune qui vient des banlieues, qui s'affiche avec une grosse voiture ou des chaînes en or, ça veut dire qu'on peut s'en sortir, que nous aussi on y a droit."
"Les jeunes d'aujourd'hui sont désenchantés"
L'arrivée d'une nouvelle génération, plus jeune et pas forcément militante comme les "anciens", a également pu changer la donne. "Les jeunes d'aujourd'hui sont également plus désenchantés", avance Mehdi Maïzi. "Par exemple, le rapport au FN a changé. Avant, c'était le diable et désormais certains dans leurs textes disent que Marion Maréchal est belle." En 2017, le rappeur Sofiane notamment avait déclaré sa flamme, avec beaucoup d'ironie, à la petite-fille de Jean-Marie Le Pen.
"Dans le contexte actuel, où sont les rappeurs ? C'est vrai qu'on peut se poser la question, note Mehdi Maïzi. Je ne leur demande pas de s'exprimer, mais c'est vrai qu'à une époque, certains auraient pris la parole. Akhenaton [membre de IAM], par exemple, aimait débattre. Ça n'a plus l'air d'être dans les préoccupations des rappeurs actuels. Ils sont parfois très jeunes et n'ont pas le recul nécessaire."
Si Akhenaton a pris la parole sur BFMTV pour réclamer des sanctions aussi élevées que pour les autres citoyens pour les policiers coupables de bavure, les représentants de l'ancienne génération sont restés plutôt silencieux. Booba ne s'est pas exprimé non plus, même s'il a partagé une vidéo choc sur son compte accompagnée par son titre Pitbull.
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La jeunesse actuelle n'a plus forcément besoin qu'on lui explique ce qu'il se passe. "Quand j'étais plus jeune, il m'est arrivé d'avoir besoin des rappeurs pour comprendre certaines choses. Il y avait un côté professeur, reporter... Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, la jeune génération est au courant", étaye Isha. "Cette tendance suit l'évolution de la société et de la consommation de la musique, résume Michel Bampély. Aux Etats-Unis aussi, le rap militant n'est plus sur le devant de la scène."
"Vu les manifestations, la musique ne suffit plus"
Toutes les personnes interrogées par franceinfo affirment toutefois que le rap conscient n'a pas totalement disparu. Sur La vie augmente, vol. 3, Isha aborde par exemple la colonisation avec le titre Les Magiciens. Lorsque le thème des violences policières est réapparu dans l'actualité ces dernières semaines, le site spécialisé l'Abcdrduson a recensé des titres anciens ou plus récents traitant de ce sujet. Une playlist non-exhaustive qui navigue de Ministère A.M.E.R., en passant par KDD, ou plus récemment Soso Maness avec le titre Interlude, qui s'accompagne d'un clip illustrant les dérives parfois réalisées par les policiers, ou encore Dosseh sur le remix de Blue Lights de la chanteuse britannique Jorja Smith.
Le rappeur né à Orléans y déclare notamment : "Ceux qui ont fumé Adama, est-ce que la nuit ils se repentent ou est-ce que même ils y repensent ?" "On voit toujours apparaître des rappeurs qui cherchent à fédérer les foules autour de causes 'nobles', observe Maxime Delcourt. Le rappeur Alpha Wann [membre du groupe 1995 avec Nekfeu qui poursuit une carrière solo] résume sa vision de la France en une phrase forte : 'Tu l'appelles mère patrie, je l'appelle dame nation'."
Les rappeurs d'aujourd'hui racontent aussi des choses. Mais il ne va pas y avoir la chanson sur le racisme, sur les violences policières, sur l'éducation. Il y a moins de morceaux à thèmes.
Mehdi Maïzià franceinfo
"C'est peut-être téléphoné de faire des morceaux engagés après ce genre d'événements, avance Nakk Mendosa. Faire un morceau, alors qu'il ne va pas forcément apporter quelque chose, je peux comprendre que les rappeurs ne le fassent pas." "Un nouveau titre n'aura pas forcément plus d'impact, précise Isha. Et vu les énormes manifestations, on voit bien que la musique ne suffit plus à embrasser le thème." Plutôt que derrière le micro, certains préfèrent s'afficher avec les "gilets jaunes" comme Nekfeu ou s'exprimer sur leurs réseaux sociaux.
D'ailleurs, le carton noir qui a fleuri sur Instagram pour accompagner le mouvement Black Lives Matter a été repris par Niska, Gims, ou Ninho, soit trois des plus gros vendeurs de disques en France. "L'engagement peut prendre d'autres formes, synthétise Michel Bampély. C'est Gims qui va aux Enfoirés pour les Restos du cœur. C'est Black M, un autre membre de la Sexion d'Assaut, qui arbore un tee-shirt 'Justice pour Adama' dans son clip 'Je suis chez moi'."
"On n'est pas Malcolm X ou Martin Luther King"
Et si les rappeurs ne se sont pas précipités sur les plateaux de télévision pour évoquer les violences policières, la raison est peut-être à aller chercher au sein des médias eux-mêmes. "Les rappeurs ont compris qu'il pouvait y avoir une forme d'instrumentalisation par les grands médias, analyse Michel Bampély. Le traitement du rap et de ceux qui le font n'a pas toujours été respectueux." Il prend en exemple la bagarre entre Booba et Kaaris lorsque les deux rivaux ont transformé le terminal d'Orly en ring de boxe ou encore l'affaire Medine, quand le rappeur du Havre (Seine-Maritime) avait finalement décidé de déplacer une série de concerts prévue au Bataclan dans une autre salle après les critiques de la classe politique pour des paroles tirées de son titre Don't Laïk.
Pour les personnes qui auraient souhaité que davantage de journalistes rap prennent la parole sur ce sujet, on vous expliquera d'ici demain avec @Fif2Booskap pourquoi on a refusé toutes les sollicitations. Rendez-vous sur @hypebeast_fr.
— Mehdi Maïzi (@MehdiMouse) August 4, 2018
Tous mettent aussi en garde contre un écueil : il ne faut pas faire endosser "des costumes trop larges à ces jeunes qui ont parfois 20 ans ou moins", prévient Mehdi Maïzi. "Il faut comprendre qu'on n'est pas forcément apte à aller sur un plateau pour débattre, déclare Isha. On n'est pas Malcom X ou Martin Luther King. On peut s'associer à des causes, mais ne pas en être les leaders." "Le rap reste une musique avant tout, parfois purement divertissante, parfois plus engagée, mais les rappeurs n'ont pas à choisir entre ces deux options", conclut Maxime Delcourt.
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