Big-Bang dans les charts et stars du streaming : comment le rap est devenu en dix ans "la première musique de France"
Durant la décennie écoulée, le rap français a connu un envol stratosphérique, se propulsant directement en tête des classements. Décryptage d'une ascension parfaitement maîtrisée.
Ils s'appellent Jul, Gims, Nekfeu, PNL ou encore Soprano. En cette fin d'année 2019, les rappeurs sont au sommet des ventes d'albums en France. Un véritable succès né dans les années 2010. Sur les dix artistes les plus écoutés de la décennie sur Spotify France, neuf sont des rappeurs francophones.
Il est loin le temps où IAM affirmait "Je fais du rap et non de la variété". Aujourd'hui, le genre a conquis le grand public et est volontiers qualifié de "nouvelle variété française". Sur la décennie écoulée, il s'est imposé comme la première musique de l'Hexagone. Streaming, diversité, communication et folie des grandeurs... Franceinfo vous raconte comment le rap s'est envolé dans les charts français.
En décollant sur les plateformes de streaming
"J'vise plus le sommet", assurent les frères de PNL, dans leur tube Au DD, presque blasés par l'ampleur de leur succès fulgurant. Classé deuxième titre le plus écouté de la décennie sur Spotify France, leur single s'est hissé en tête des classements français, huit mois seulement après sa sortie, en avril dernier. Sur YouTube, les 130 millions de vues du clip, où les deux rappeurs évoluent sur les hauteurs de la Tour Eiffel, donnent le vertige et en font la vidéo la plus visionnée de l'année en France sur la plateforme.
Spotify, Deezer, YouTube... L'explosion du streaming dans les années 2010 a opéré une révolution pour la scène rap. Entre 2014 et 2018, le nombre de streams audio annuels a quasiment été multiplié par cinq, passant de 12 à 57,5 milliards, selon le Syndicat national de l'édition phonographique (Snep). Au point de pousser l'organisme, chargé de certifier les albums et les titres, à inclure en 2016 le streaming dans ses classements des meilleures ventes. La décision provoque un Big-Bang. "Tout d'un coup, la variété française a été laminée. On s'est retrouvé avec PNL dans les meilleures écoutes du mois", analyse Sophian Fanen, journaliste chez Les Jours et auteur de Boulevard du stream (ed. Castor Astral, 2017).
On s'est aperçu que les 13-25 ans n'écoutent pas Arcade Fire, ils écoutent Jul.
Sophian Fanenà franceinfo
"Le rap, c'est la musique des jeunes", poursuit le journaliste. Et cette génération, qui n'a pas connu l'âge d'or du CD, écoute principalement de la musique en streaming. En mai 2019, 72% des 16-24 ans ont déclaré avoir écouté de la musique en streaming au cours des six derniers mois, contre 44% pour l'ensemble des Français. Profitant de cet alignement des planètes, les artistes rap se sont envolés vers les sommets des écoutes en ligne.
Pour Sophian Fanen, ce n'est pas la première fois qu'un courant musical bénéficie des transformations technologiques. Dans une série d'articles publiés sur Les Jours (article abonnés), le journaliste dresse un parallèle entre le succès des yéyés dans les années 1960 et celui des rappeurs au cours de la décennie passée. Les premiers ont profité de l'arrivée du transistor portable et du 45 tours, les seconds du streaming audio et vidéo.
En donnant naissance à une galaxie de sous-genres
Pour les rappeurs, ces nouveaux moyens d'écoute ont profondément changé la donne. "Avec le streaming, on sort du carcan calibré pour la radio", constate Amadou Ba, rédacteur en chef et cofondateur du média spécialisé Booska-P. Désormais, un nombre croissant de rappeurs à succès s'autoproduisent et distribuent leurs albums directement aux plateformes de streaming. "On s'émancipe du système pyramidal des maisons de disques", abonde Olivier Cachin, journaliste et expert hexagonal du rap. A l'image de Jul, symbole de la réussite indépendante, qui fanfaronne : "Disque d'or en trois jours, j'réalise pas, j'crois pas que les maisons de disques kiffent ça."
De quoi laisser plus de place à la liberté artistique. Après des années 2000 où les productions étaient plus homogènes, le rap des années 2010 englobe à la fois les chansons festives d'Aya Nakamura ou Vegedream, les mélodies sombres de Damso et les sons plus agressifs de Kaaris, Booba et Gradur. Loin de NTM qui scandait la "varièt' nous prend la tête" en 1993, les artistes de cette nouvelle génération flirtent désormais avec des genres plus commerciaux, à l'instar de la pop de Lomepal ou de la chanson française chez Gims. "Ces dernières années, il y a eu une décomplexion du rap français, avec plus de chant à l'autotune. Les rappeurs ont osé la mélodie plus que le texte, et c'est pour ça que c'est devenu accessible au grand public", résume Olivier Cachin.
"Cette grande diversité de rap est récente. C'est parce que le style a grandi et mûri", se réjouit quant à lui Amadou Ba. Mûri au point de devenir une musique qui séduit au-delà des jeunes. Un artiste comme "Niska a brisé la barrière générationnelle car il est aussi écouté par des trentenaires et des quadragénaires", illustre Sophian Fanen.
Reste que, dans cet univers aux mille planètes, les artistes féminines sont encore peu nombreuses à jouir de la même notoriété que leurs homologues masculins. A part la Belge Shay et la Suisse Chilla, rares sont les rappeuses à briller comme leurs homologues masculins sur les plateformes de streaming. C'est sans compter la supernova Aya Nakamura qui, à elle seule, a dépassé le milliard de vues sur Youtube.
En sortant de l'orbite des médias
"On ne passe pas dans leurs radios, on fera le tour, c'est pas grave", chantait NTM en 1998 dans On est encore là. Vingt ans plus tard, les rappeurs de la génération Z ont accompli la prophétie édictée par leurs aînés : désormais forts de leurs performances stratosphériques sur les plateformes de streaming, ils ont tourné le dos aux médias généralistes.
"A l'époque, sans passage radio, vous étiez 'mort dans le film', se rappelle Olivier Cachin. Aujourd'hui, ils n'ont plus besoin de couverture médiatique, les réseaux sociaux ont fait d'eux des stars."
C'est un fascinant mélange d''undergroundisme' et de 'grand-publiquisme'.
Olivier Cachinà franceinfo
Sur Instagram, Niska est suivi par 3 millions d'utilisateurs et Booba par 4,5 millions. C'est trois fois plus qu'Emmanuel Macron et son million et demi d'abonnés. Dans ce nouveau monde, le "silence radio" est même devenu une stratégie de communication. Sur Facebook, Jul, un des plus gros vendeurs de disques de France avec plus de trente disques d'or et de platine, échange quotidiennement avec "La Team Jul", qui réunit plus d'un million de fans. Pourtant, décrocher une interview du Marseillais nécessite "des mois de patience et de nombreuses négociations avec son entourage", raconte Libération.
Quant à PNL, ce sont des bus entiers de journalistes – dont ceux de franceinfo.fr – qui se sont cassé les dents en tentant de les rencontrer. "F*** vos interviews, j'aurais pu passer dans vos reportages de chien", tranchent les deux frères dans Tu sais pas, titre où ils racontent, avec leur spleen habituel, leur passé de vendeurs de drogues. Ils snobent même "Planète Rap", l'émission phare de Skyrock, en envoyant un singe dans le studio pour les représenter.
"Une révolution de pensée", selon Laurent Bouneau, directeur général des programmes de Skyrock. "Avant, pour vendre des disques, il fallait sans cesse séduire de nouveaux auditeurs. Et pour ça, ils avaient besoin des médias, explique le quinquagénaire, qui fait depuis 24 ans la pluie et le beau temps dans le rap français. Avec le streaming, on ne compte plus en nombre de disques vendus, mais en nombre d'écoutes. Les rappeurs peuvent désormais s'appuyer sur un noyau dur de fans, avec qui ils sont en relation directe sur les réseaux sociaux, qui vont écouter leurs titres en boucle."
En osant viser la lune
Il semble lointain le temps des petits concerts dans les MJC, tant les rappeurs squattent les affiches des festivals et des grosses salles de spectacle. Vald, Lomepal, Jul… Au mois de novembre 2019, sept des onze concerts de l'AccorHotels Arena, à Paris, étaient assurés par des artistes de musique urbaine. De leur côté, les Rennais de Columbine et le Belge Roméo Elvis étaient programmés dans pas moins de quatorze festivals cet été.
Quand il s'agit d'annoncer un concert ou une sortie d'album, les rappeurs font les choses en grand. En juin, Nekfeu a couplé la sortie de son album Les Étoiles vagabondes avec celle d'un film-documentaire retraçant la conception du disque. Un coup de com' qui fait l'effet d'une bombe : 100 000 personnes, réparties dans deux cents salles, assistent à cette unique projection.
Fin novembre, c'est PNL qui a créé la surprise en installant des "capsules spatiales" à Nice, Toulouse, Lille, Strasbourg, Nîmes et Paris. Le but : permettre à leurs fans d'acheter en pré-vente des places pour leur future tournée en scannant un QR-code.
"On est face à des artistes qui investissent pour créer l'événement. Ils ont de l'ambition et savent faire le show", analyse Olivier Cachin, citant notamment le clip des deux rappeurs de Corbeil-Essonnes au sommet de la Tour Eiffel. "C'était une image très forte, qui a eu une grande résonance dans le monde", enchaîne Amadou Ba, le rédacteur en chef de Booska-P.
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Pour Laurent Bouneau, le rap est la seule musique française qui a la capacité de s'exporter à l'international : "Evidemment, il y a eu Daft Punk, mais rien n'indique qu'ils sont français dans leur musique. A l'inverse, le rap français s'exporte dans tout le monde francophone, en Afrique du Nord et de l'Ouest, et même dans le reste du monde. Dans les boîtes de Dubaï, c'est sur du Vegedream ou du Aya Nakamura que les Saoudiens viennent s'encanailler." Si le rap est devenu la première musique de France, il deviendra peut-être aussi la première musique dans la langue de Molière à cartonner à l'étranger.
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