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"Il existe toujours un mythe de l'exception littéraire" : accusé d'antisémitisme, Yann Moix bénéficie-t-il d'une certaine clémence ?

Le romancier a reconnu avoir dessiné des caricatures antisémites et écrit des textes négationnistes dans une revue étudiante quand il avait 21 ans. 

Article rédigé par Elise Lambert - Propos recueillis par
France Télévisions
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L'écrivain Yann Moix à Lille (Nord), le 6 juin 2018. (SARAH ALCALAY / SIPA)

"Ces textes et ces dessins sont antisémites, mais je ne suis pas antisémite." Lundi 26 août, quelques jours après la parution d'Orléans, le dernier roman de Yann Moix, L'Express a révélé que l'écrivain avait publié, à l'âge de 21 ans, des caricatures et textes antisémites et négationnistes dans une revue étudiante. D'autres médias, dont Le Monde, ont rappelé que le romancier avait aussi fréquenté jusqu'en 2013 Paul-Eric Blanrue, ex-frontiste proche du négationniste Robert Faurisson. Yann Moix rétorque qu'il n'avait aucune connaissance à l'époque de cette proximité. Il assume son passé et affirme désormais être "le meilleur défenseur du judaïsme".

Sur les réseaux sociaux, certains plaident l'erreur de jeunesse, la nécessaire distinction entre la personnalité de l'auteur et son travail, quand d'autres estiment que l'écrivain bénéficie d'un traitement de faveur. Pour éclaircir ces questions, franceinfo a interrogé Anna Arzoumanov, maîtresse de conférences à l'université Paris-Sorbonne. Cette spécialiste de l'analyse du discours prépare un livre sur les procès de créations à l'époque contemporaine en France.

Franceinfo : Après la publication de ses caricatures et textes antisémites, Yann Moix continue d'être soutenu par sa maison d'édition et reste invité à la télévision. Pensez-vous qu'il bénéficie d'un traitement privilégié ?

Anna Arzoumanov : Pour répondre à cette question, il faudrait une étude approfondie des différents discours qui circulent dans l'espace public : médias, réseaux sociaux, discours citoyens. Il faut se méfier de l'interprétation trop simpliste du présent, car les représentations que nous avons sont souvent modelées par les stratégies des différents acteurs des polémiques.

La perception d'un traitement privilégié dépend beaucoup d'un positionnement idéologique. Sur Twitter par exemple, on lit de très nombreux tweets de personnes qui dénoncent une "indulgence sélective". Celles qui dénoncent l'islamophobie rappellent que la chanteuse Mennel Ibtissem a été déprogrammée de "The Voice" lorsque ses anciens tweets complotistes ont été rendus publics, mais que Yann Moix va pouvoir continuer à s'exprimer dans "On n'est pas couché" [l'auteur est invité de l'émission samedi 31 août]. Ils estiment qu'il y a un traitement différent entre les Blancs, les Noirs, les Arabes.

Cette question du privilège blanc s'est aussi posée lors du procès du rappeur Nick Conrad pour sa chanson Pendez les Blancs. Ses défenseurs voyaient dans ces poursuites judiciaires un signe que la liberté d'expression accordée aux artistes noirs ou arabes était plus restreinte que celle accordée aux Blancs. Or il faut éviter les raccourcis trop hâtifs.

Ce n'est pas l'œuvre de Yann Moix qui est mise en cause mais ses propos passés. Il y a une question temporelle qui différencie ces deux cas. On a tendance à rapprocher des affaires qui ne sont pas vraiment comparables.

Anna Arzoumanov

à franceinfo

De l'autre côté de l'échiquier, on peut aussi avoir un discours néoconservateur qui estime qu'on laisse parler Yann Moix parce qu'il est de gauche, alors qu'on ne laisse pas parler d'autres penseurs de droite comme Eric Zemmour, ou autrefois Robert Faurisson. On dira que la "bien-pensance" domine et que la liberté d'expression est à géométrie variable. Cet argument de "l'indulgence sélective" est donc mobilisé à droite comme à gauche. Par ailleurs, quand on lit la presse, à part Libération qui lui donne la parole (et encore, lui donner la parole ne signifie pas nécessairement le soutenir), cela ne donne pas non plus l'impression d'un soutien inconditionnel. Je ne me risquerai donc pas à avoir un avis tranché sur ce point.

En 2017, l'exhumation de tweets injurieux, homophobes et antisémites de Mehdi Meklat a suscité de nombreuses réactions, de sa maison d'édition et de personnalités publiques et politiques. Cette fois-ci, peu de personnalités réagissent…

Les maisons d'édition ont pour rôle de défendre leurs auteurs. D'un point de vue juridique, l'éditeur est responsable de ce qu'un auteur écrit chez lui. Dans cette affaire des caricatures antisémites, ce n'est pas le livre de Yann Moix qui est mis en cause, mais sa personnalité passée. Je ne vois donc pas pourquoi sa maison d'édition aurait à se prononcer, ces dessins ayant été publiés dans un cadre qui n'est pas le sien. En revanche, maintenir l'invitation dans "On n'est pas couché" est peut-être plus problématique. Quelle est la personne qui est invitée ? L'auteur du roman Orléans qui vient parler de son œuvre ? Une figure publique au passé antisémite ? Il y a un mélange des genres entre la présentation du travail de l'auteur et la polémique.

Peut-on lire les romans de Yann Moix comme avant ?

Pour un écrivain qui publie une autofiction, comme Yann Moix, le pacte de sincérité avec le lecteur peut être rompu car il parle de son passé et se présente comme une victime dans son livre [l'auteur dit avoir été maltraité durant son enfance par sa famille]. Son passé, c'est aussi désormais les caricatures antisémites, et dans l'imaginaire du lecteur, cela tendrait donc à le faire passer du statut de victime à celui de bourreau.

Dans le cadre de l'autofiction, la question de la personnalité de l'auteur est fondamentale. S'il s'agissait de personnages inventés, la question se poserait beaucoup moins.

Anna Arzoumanov

à franceinfo

Lorsqu'on lit des auteurs d'autofictions, tous les éléments connus sur leur personnalité nous aident à construire et imaginer la personne qui nous parle dans le livre. Et cela peut mettre à mal leur sincérité lorsque, comme dans le cas de Yann Moix, ils se présentent comme une victime qui a souffert et qu'on a connaissance d'éléments négatifs sur leur personne.

L'avocat de Yann Moix, Patrick Klugman, a affirmé qu'il songeait à attaquer "L'Express" ? Que pourrait-il se passer ?

Les caricatures de Yann Moix ont été publiées il y a vingt ans donc il y a prescription (en droit de la presse, la prescription est de trois mois), leur auteur ne peut faire l'objet de poursuites judiciaires. Si l'avocat de Yann Moix attaque L'Express, je suppose que ce sera pour diffamation, si certains des propos tenus par le magazine le présentent sans réserve comme un antisémite. Dans ce cas, il y aura un débat consistant à savoir si l'antisémitisme de Yann Moix est avéré, et les caricatures passées pourraient être versées au dossier.

Si Yann Moix avait publié ces caricatures récemment ou tenu un discours antisémite dans son roman, il pourrait être poursuivi. Le tribunal se poserait alors la question de savoir s'il existe une distance entre l'auteur et ses propos, si c'est par exemple un personnage qui s'exprime, lequel est clairement distinct de l'auteur. Dans ce cas, il bénéficierait d'une clémence plus grande et sa liberté de création pourrait peser plus lourd dans la balance.

Que révèle cette affaire sur la place de l'écrivain dans l'espace public ?

Je n'ai lu aucun livre de Yann Moix, et je crois que c'est finalement assez révélateur. Nous sommes sans doute beaucoup dans ce cas à avoir un avis sur la personnalité de l'auteur et non sur son travail. Il me semble que Yann Moix est avant tout une figure d'"On n'est pas couché", comme Eric Zemmour, Christine Angot… qui sont plus connus pour être polémistes qu'auteurs. Par ailleurs, comme Yann Moix passait son temps à attaquer les uns et les autres dans cette émission, il y a probablement une sorte de réjouissance à le voir à son tour être mis en cause. 

Pour moi, tout cela est très éclairant sur le rôle des écrivains aujourd'hui et la façon dont certains prennent la parole dans l'espace public, une parole qui dépasse largement le commentaire de leur œuvre.

Cela en dit long sur toute une catégorie d'écrivains actuellement plus connus pour leur personnalité que leur œuvre et qui ont tendance à brouiller les frontières entre œuvre et personnalité.

Anna Arzoumanov

à franceinfo

Par exemple, dans le cas de Michel Houellebecq, on ne sait plus si ses propos islamophobes – comme en 2001 lorsqu'il avait dit que "la religion la plus con, c'est quand même l'islam" – sont ceux d'un personnage de ses romans ou si c'est lui qui les tient. 

On demande à beaucoup d'écrivains d'intervenir dans l'espace public et de réagir à l'actualité. Je ne m'aventurerais pas à dire que c'est une tendance contemporaine, car nous avons déjà eu dans l'histoire de grandes figures d'écrivains intellectuels qui commentaient la société, comme Jean-Paul Sartre ou Louis Aragon. Ce qui est sûr aujourd'hui, c'est qu'on aime les personnalités dont le rôle est de susciter la polémique. Paradoxalement, la question "est-ce qu'on va lire leurs romans ?" ne se pose pas tellement. C'est plutôt ce qu'ils ont dit et là où ils s'expriment qui intéresse.

L'écrivain a-t-il une posture privilégiée par rapport aux autres ?

Il existe toujours un "mythe de l'exception littéraire", qui est plutôt salutaire, qui accorde une autorité à l'écrivain. Au XIXe siècle, c'était déjà le cas avec Victor Hugo et cette idée que l'écrivain perçoit des choses que le commun des mortels ne voit pas, qu'il a un rôle de décryptage et qu'on ne doit pas lui limiter la parole car il est là pour montrer ce qui ne va pas dans la société, lever un certain nombre de tabous.

J'assiste à de nombreux procès à la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, qui peut être amenée à juger des créations littéraires. Même s'il n'y a pas de loi pour juger spécifiquement les textes littéraires, qui doivent être jugés de la même façon que n'importe quel autre discours, les juges se disent tous sensibles à la création et au statut d'écrivain. Ils ont tous en tête le procureur Ernest Pinard, connu pour ses réquisitoires contre Madame Bovary de Flaubert et Les Fleurs du mal de Baudelaire au nom des bonnes mœurs, et tremblent quand ils ont à juger des œuvres et leurs auteurs. Ils y font sans cesse référence et ne veulent pas être associés à une censure myope.

Je ne crois cependant pas que le discours consistant à dire que l'écrivain est privilégié est toujours valable. De nombreuses personnes ont exprimé un ras-le-bol de cette impression d'impunité et de ce que certains appellent "l'excuse artistique ou littéraire".

Pourquoi la question du droit à l'oubli est-elle centrale dans cette affaire ?

Aujourd'hui, à partir du moment où votre vie passée est documentée, elle peut être ressortie des années plus tard et vous causer préjudice. C'est le cas sur internet, où on ne peut rien effacer. Cette question est d'ailleurs entrée dans la législation française et européenne assez récemment. Le droit à l'oubli permet à une personne de demander l'effacement sur internet d'informations qui pourraient lui nuire sur des faits commis dans le passé. Il peut s'agir de l'effacement de données sur un site ou encore du déréférencement des moteurs de recherche.

Si ce droit à l'oubli concerne les données informatiques, sa philosophie est fondée sur un possible effacement du passé. L'affaire des caricatures ne relève pas stricto sensu du droit à l'oubli mais peut en être rapprochée, dans la mesure où sont ressortis dans la presse des dessins qui renvoient au passé lointain de Yann Moix. On peut dire que le droit à l'oubli peut supposer que le pardon est possible, même si c'est un concept qui reste assez différent.

Quelle est la responsabilité des médias dans la création de ces polémiques ?

Entre le nombre de polémiques et le nombre d'affaires effectivement portées devant les tribunaux, le décalage est gigantesque. Lorsqu'il y a un procès, c'est souvent une, voire deux années après la polémique, à cause de l'encombrement des tribunaux. Et il n'y a quasiment pas d'articles dans la presse à ce moment-là. Une polémique en efface une autre.

Lorsque je suis allée au procès de Nick Conrad par exemple, on était très peu nombreux dans la salle. En 2011, la pièce Golgota Picnic a occasionné un scandale retentissant car elle a provoqué la colère de certains catholiques, qui la jugeaient blasphématoire à l'égard du Christ. Il y a eu des manifestations et une très importante couverture médiatique. Or il y a eu un volet judiciaire à cette affaire qui a été portée jusqu'à la Cour de cassation en 2017. Mais aux différents procès, il devait y avoir deux journalistes dans la salle, ce qui n'a rien à voir avec le nombre d'articles parus lors de l'affaire.

Ce qui me frappe, c'est le déplacement du lieu où est jugé un auteur, qui n'est plus jugé au tribunal mais dans la presse, dans la mesure où la polémique est abondamment relayée dans les médias au moment où elle apparaît.

Anna Arzoumanov

à franceinfo

Il me semble que le mouvement "Balance ton porc" a aussi été critiqué pour cet aspect-là. Le procès des personnes a lieu à partir du moment où leur nom est rendu public, quelle que soit la décision judiciaire qui est rendue ensuite. Elle est soumise au tribunal de l'opinion et cela affaiblit le pouvoir judiciaire, lequel est fondé sur une temporalité plus longue que celle des médias.

Les avocats dans les affaires Moix l'ont bien compris : ils s'expriment déjà dans les médias et sur les réseaux sociaux, comme si c'était là que les plaidoiries se passaient désormais. L'avocat de la famille Moix a suggéré qu'il y ait un encart dans le livre, celui de Yann Moix entend poursuivre L'Express. Il y a un déplacement du lieu où l'on juge. Et pourtant, je suis sûre que dans deux ans, s'il y a procès, je ferai partie des rares observateurs à y assister…

Le lien entre cette polémique et la rentrée littéraire est-il évident pour vous ?

Je constate qu'à chaque rentrée littéraire ces dernières années, il y a systématiquement un scandale. C'est peut-être une façon de susciter l'intérêt des gens et de faire un événement de ce qui est ni plus ni moins que la mise en librairie de nouveaux livres.

Les scandales ont très souvent concerné l'autofiction, comme c'est le cas avec Yann Moix. Il suffit de se souvenir des polémiques sur En finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis, Les Petits de Christine Angot ou Belle et bête de Marcela Iacub. On se posait la même question du droit de l'écrivain à s'emparer de la vie de son entourage et d'en faire une création. Or, quand on se situe entre la fiction et la réalité, cela nous oblige à replacer l'éthique au premier plan.

Ce goût du réel semble particulièrement propice à la polémique littéraire, parce que l'autofiction pose la question de la limite de la parole littéraire.

Anna Arzoumanov

à franceinfo

En période de rentrée littéraire, cette polémique est en tout cas une promotion toute trouvée pour l'auteur, car on ne fait que parler de lui. Il faut quand même attendre de voir les ventes. Une troisième impression est visiblement prévue, mais les lecteurs suivront-ils s'ils ont connaissance de ces textes et caricatures antisémites ?

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