Paralympiques 2024 : comment l'Ukraine est devenue une locomotive du parasport malgré l'héritage soviétique et la guerre avec la Russie

Article rédigé par Anna Carreau, Gabriel Joly
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 9 min
Une parasportive ukrainienne lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux paralympiques de Tokyo, le 24 août 2021. (PHILIP FONG / AFP)
L'Ukraine n'a jamais été classée plus loin que la sixième place au tableau des médailles paralympiques depuis les Jeux d'Athènes, en 2004.

Une régularité proche de l'anomalie au vu des circonstances. Eté comme hiver, l'Ukraine s'invite depuis vingt ans dans le top 6 du tableau des médailles aux Jeux paralympiques, en compagnie de mastodontes plus attendus comme la Chine, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis. Des résultats d'autant plus impressionnants qu'ils témoignent d'une rare efficacité : sur la neige de Pékin il y a deux ans, la délégation a ramené 29 breloques pour seulement... 20 athlètes engagés. Et ce malgré un lourd contexte marqué par l'invasion du pays par la Russie, lancée neuf jours avant le début des épreuves.

Mais comment expliquer qu'un si jeune pays soit parvenu à se hisser aussi haut tous les quatre ans depuis 2004 ? Le principal acteur de ce succès se nomme Valeriy Sushkevych. Né en URSS en 1954 et atteint de la poliomyélite, qui l'a privé de l'usage de ses jambes à 3 ans, celui qui a fondé le Comité paralympique ukrainien après l'indépendance en 1991 a dû faire face à un héritage soviétique tenace, préférant cacher ces publics plutôt que les inclure.

Malgré ses réussites olympiques, Moscou n'avait jamais envoyé d'équipe paralympique avant 1988. "En Union soviétique, la propagande dépeignait une société heureuse et sans problème : la place des handicapés était dans leur appartement. Au collège, les professeurs venaient chez moi pour me donner des cours. La discrimination était partout", raconte le dirigeant, aujourd'hui âgé de 70 ans.

Invasport, un système national à destination des enfants

Son destin a basculé lorsque son père a décidé de le sortir du carcan imposé en le mettant à l'école et à la natation. "Il m'a dit qu’il fallait que j’ai un corps plus solide que les valides, que je sois plus fort que la normale. Comme une compensation des autres parties de mon corps." Au début des années 1990, cet ancien para-athlète a finalement été à l'origine du système ukrainien Invasport, "une combinaison de l'action de l'Etat et de leviers non gouvernementaux". Son objectif : implanter des centres parasportifs spécialisés pour les jeunes handicapés dans chaque région du pays.

Le président du Comité paralympique ukrainien à Varsovie après le retour de sa délégation des Jeux d'hiver de Pékin, le 15 mars 2022. (SIPA)

Au total, on y dénombre 28 établissements Invasport régionaux, municipaux ou de districts. En plus de 25 écoles pour les jeunes handicapés et deux instituts pour les réserves paralympiques et Deaflympics. Une densité importante pour un pays de 38 millions d'habitants à la superficie comparable à celle de la France métropolitaine (sans la Crimée, faute de chiffres fiables en raison de son annexion).

Concrètement, les enfants peuvent y suivre des initiations à plusieurs disciplines. Une manière de les pousser à faire du sport pour être en bonne condition physique, mais également lutter contre l'isolement social. Avec, derrière cela, une incitation à devenir des champions via le programme "Believe in Yourself", qui organise des compétitions pour les adolescents destinés à intégrer ensuite les différentes équipes nationales de parasport.

Préparation affectée mais record de médailles à Rio

"Aujourd'hui, l'équipe paralympique compte près de 40 athlètes [sur les 140 engagés à Paris 2024] qui ont participé à ces manifestations sportives dans leur jeunesse, rappelle Valeriy Sushkevych. Le comité international paralympique a estimé que l’Ukraine, nonobstant ses difficultés économiques, avait mis en place le système le plus efficace du monde en termes de parasport. De nombreux pays ont pris exemple sur nous."

La para triathlète ukrainienne Alisa Kolpakchy, ici lors du test-event du 19 août 2023 à Paris, s'entraîne au centre régional Invasport de Kiev. (EMMANUEL DUNAND / AFP)

Gage de leur réussite, les Ukrainiens sont même parvenus à se hisser sur la troisième marche du podium au tableau global des Jeux paralympiques de Rio en 2016, battant leur record avec 117 médailles (dont 41 en or). Un exploit majuscule au vu de la conjoncture : en raison de l'annexion de la Crimée par la Russie, la délégation avait perdu deux ans plus tôt son principal centre d’entraînement.

Située dans la région, au niveau de la station balnéaire d'Eupatoria sur la mer Noire, cette base ultramoderne disposait des meilleures infrastructures d’Europe. "L'adaptation a été très difficile, détaille Oleksii Lyakh-Porodko, historien et membre de la commission des Ukrainiens de l'étranger du Comité olympique national. Le gouvernement et Invasport ont commencé à améliorer les installations d'autres bases et à coopérer avec les partenaires internationaux pour leur financement."

Un changement de regard entamé

Avec l’émergence d'un "esprit européen" qui s'y est diffusé au fil des années, le pays a peu à peu changé de regard vis-à-vis des personnes en situation de handicap. Une ouverture indirectement liée aux conséquences toujours visibles de l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. "Presque toutes les familles ukrainiennes ont des parents ou des connaissances proches qui ont souffert de cette tragédie. Nous avons commencé à traiter les personnes handicapées avec plus d'attention et de respect, à les aider", confirme Oleksii Lyakh-Porodko, également professeur agrégé de l'Université nationale d'éducation physique et des sports d'Ukraine.

Pourtant, l'environnement local a longtemps été "peu adapté aux personnes en situation de handicap", selon Olena Ivanova, experte en matière de réadaptation et d'inclusion de ce public au sein du Programme de développement des Nations unies de l'Ukraine (PNUD). "Dans l'ensemble, les trottoirs et les transports publics sont encore difficilement praticables. Par exemple, même s'il y a une rampe d'accès, une personne en fauteuil roulant ne peut pas la descendre sans aide, car la pente est importante", illustre la paratriathlète Alisa Kolpakchy, qui concourt dans la catégorie PTS5 cet été.

"L'éducation, l'emploi, les institutions culturelles et les installations de loisirs ne conviennent généralement pas aux besoins des personnes souffrant de déficiences visuelles, auditives ou de mobilité, ce qui peut entraîner leur marginalisation."

Olena Ivanova, experte du PNUD Ukraine

à franceinfo: sport

Pour améliorer les conditions de vie de ses handicapés, l'Ukraine a donc acté certaines avancées sociétales dans la lignée des succès de sa délégation aux "JP". Pour Olena Ivanova, les premières mesures concrètes ont été prises à partir de 2018, avec notamment une stratégie nationale sur les questions d'accessibilité. Mais également une loi sur l'éducation inclusive ou encore la création de normes adaptées pour la construction des bâtiments.

Le parasport comme principal axe de réinsertion des soldats

Autant d'éléments allant dans le sens de la reconnaissance et de l'affirmation de ces personnes. De quoi motiver toujours plus de jeunes à rallier les rangs des clubs handisports. "L'Ukraine progresse sur la voie de l'inclusion mais il reste encore beaucoup à faire", note l'experte associée aux Nations unies.

Un para-athlète ukrainien amputé lors d'une compétition pour les militaires et les vétérans à Kiev, le 1er juin 2024. (ROMAN PILIPEY / AFP)

Récemment, le parasport ukrainien a pris une nouvelle dimension. Depuis l'invasion du 24 février 2022 et le retour de la guerre avec la Russie, il ne s’agit plus seulement d’inclure, mais de redonner espoir à tout un peuple : des enfants, des femmes et des hommes que les attaques et les tirs de roquettes ont rendus infirmes. "Dans nos centres, certains arrivent avec de grosses difficultés : des hospitalisations, des traumatismes, des amputations... Souvent, on leur dit que leur vie est finie, observe Valeriy Sushkevych. Mais nos para-athlètes sont là, dans leurs fauteuils, à leur montrer qu’on peut rester fort, avoir de gros muscles, être heureux, avoir une famille, une éducation et qu’on peut même être champion paralympique !"

La société ukrainienne tout entière s’est mobilisée pour réintégrer ses plus de 20 000 amputés en deux ans, selon les estimations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Un chiffre qui ne cesse de grimper, comme le nombre de personnes handicapées qui était d'environ 2,7 millions avant la reprise du conflit. Le club de football du Shakhtar Donetsk, 15 fois champion d’Ukraine, a ainsi pris la décision fin 2023 de créer sa propre équipe pour amputés : le Shakhtar Stalevi ("acier" en ukrainien). "En tant que club, c’était notre responsabilité sociale d’être impliqué dans la rééducation des soldats", justifie Yuri Sviridov, qui dirige ce projet au sein de la formation basée à Kiev depuis l’annexion du Donbass.

Aujourd’hui l’effectif compte 15 joueurs, qui s’entraînent deux à trois fois par semaine, dans les mêmes locaux que les professionnels. "Le but est qu’ils retrouvent un semblant de normalité, malgré ces grosses blessures. Stalevi est aussi un lieu pour communiquer entre eux, prendre un café, étudier ensemble... Le plus important, c’est qu’ils se débarrassent de leurs mauvaises pensées, qu’ils soient de nouveau socialisés et réintégrés à la vie normale", poursuit le patron de la section.

Briller à Paris pour dénoncer la présence des Russes

Le Shakhtar veut servir de modèle et pousse pour "créer un championnat" de football pour amputés. Yuri Sviridov assure que des négociations sont en cours avec la ligue, la fédération et le gouvernement, pour "forcer [les autres clubs] à créer leurs équipes dans les prochains mois" et pourquoi pas intégrer le programme "Return to life" mis en place par l’Etat pour réhabiliter ceux qui ont été affectés par la guerre. "La société ukrainienne est plus que jamais à l’écoute des personnes handicapées", constate Artem Manko, médaillé d’argent en sabre à Tokyo. L’athlète parle même du "plus haut niveau d’acceptation sociale" jamais ressenti vis-à-vis des invalides chez lui.

"Dans les médias, la publicité ou sur les réseaux sociaux… Aujourd'hui, on voit toujours plus de messages pour inviter les gens à se rapprocher des personnes blessées ou handicapées, rappeler qu'on peut leur parler normalement et qu'il ne faut pas les laisser à l'écart."

Artem Manko, para-escrimeur ukrainien

à franceinfo: sport

Preuve en est, Volodymyr Zelensky a été le premier président ukrainien à rendre visite à son équipe paralympique, en 2021, avant son départ pour les Jeux de Tokyo. Depuis 2018, les médaillés olympiques et paralympiques reçoivent d'ailleurs les mêmes primes. Mieux encore, les "Paras" français auront deux diffuseurs dans le pays, quand les JO n'en avaient qu'un seul.

Le para escrimeur ukrainien Artem Manko lors de sa finale perdue aux Jeux de Tokyo, le 25 août 2021. (PHILIP FONG / AFP)

Des choix qui ne sont pas anodins, alors que le mouvement paralympique ukrainien – comme l'ensemble de la population – s'indigne de la présence de certains sportifs russes et biélorusses à Paris, même sous bannière neutre. A travers les performances exceptionnelles de ses para-athlètes, l’Ukraine veut rappeler au monde sa situation et envoyer le message d'une nation puissante et résiliente face à l'oppresseur.

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