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Portrait "On ne sait jamais vraiment sur quel pied danser" : entre génie et folie, on a tenté de percer le mystère Kanye West

D'abord connu pour ses talents de producteur et de rappeur, Kanye West a érigé la création comme art de vivre, que ce soit dans la musique, la mode, mais aussi pour provoquer des polémiques ou susciter un sentiment de malaise.

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 15 min
Kanye West sur la scène des MTV Music Awards le 30 août 2015 à Los Angeles (Etats-Unis). (KEVORK DJANSEZIAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

"Name one genius that ain't crazy" ("citez-moi un génie qui ne soit pas fou"). Dans le titre Feedback, qui figure sur l'album The Life of Pablo (2016), Kanye West évoque deux caractéristiques qui lui sont régulièrement associées : le génie et la folie. Son 10e album, intitulé Donda (le prénom de sa mère décédée), devait sortir vendredi 24 juillet. Mais au lieu de ça, ses fans ont eu droit à une nouvelle démonstration de sa fragilité mentale, sur Twitter, où il assurait vouloir divorcer de Kim Kardashian et égratignait sa belle-mère, Kris Jenner, surnommée "Kris Jong-Un" pour la comparer au dictateur nord-coréen. Un nouveau dérapage incontrôlé après un premier meeting de campagne pour la présidentielle américaine décousu. 

L'artiste producteur-rappeur-créateur de mode de 43 ans a autant de supporters que de détracteurs. Personnalité majeure de la culture pop, marié, depuis 2014, avec une star plus encore dans la lumière que lui, Kim Kardashian, icône des réseaux sociaux et de la télé-réalité, Kanye West a fait de l'occupation de l'espace médiatique un sacerdoce. Il fait l'actualité avec ses disques, ses sneakers Yeezy, ses propos et ses actes. Mais l'homme fascine et se révèle beaucoup plus complexe et torturé que ses sorties mégalomanes, parfois pathétiques, ne le laissent penser. 

Producteur réputé, rappeur frustré

Dans l'imaginaire (ou selon les stéréotypes), le rappeur vient de la rue et s'est détourné de la drogue et de la violence par les rimes. Kanye West, lui, n'entre pas dans cette case. Il naît à Atlanta (Georgie) le 8 juin 1977, où son père, Ray, ancien militant Black Panther, devient l'un des premiers photojournalistes noirs du Atlanta Journal. Après le divorce de ses parents, Kanye West, âgé de 3 ans, suit sa mère à Chicago (Illinois) où elle enseigne l'anglais à l'université. "C'est un gamin de la classe moyenne basse, il ne pouvait pas jouer les gangsters", résume à franceinfo Adrien Durand, auteur du livre Kanye West ou la créativité dévorante (éd. Playlist Society, 2020). Il développe très jeune un goût pour l'art, encouragé par sa mère.

Donda West raconte en 2004 au Chicago Tribuneque son fils compose son premier poème à l'âge de 5 ans, assis à l'arrière de la voiture. Dans son livre Raising Kanye: Life Lessons from the Mother of a Hip-Hop Superstar (éd. Pocket Books, 2007), elle précise sa vision de l'éducation : "Les enfants n'ont pas les barrières que nous avons en tant qu'adultes. Ils ne sont pas limités par les traditions ou les règles qui leur dictent ce qu'il faut faire ou ne pas faire."

Désireux de faire carrière dans la musique, Kanye West se voit offrir par sa mère un sampler, cet appareil électronique qui permet d'échantillonner et de rejouer des sons enregistrés. Il a 15 ans et débute ainsi sa première carrière, celle de producteur de rap. Après Chicago, il s'envole pour New York, où il se fait un nom en tant que beatmaker. A la fin des années 1990, il se rapproche de Jay-Z, déjà établi comme une figure incontournable du rap américain, et produit plusieurs titres sur son album Blueprint (2001), qui rencontre un succès planétaire. "Kanye West a apporté sa patte, en samplant de la soul, en la triturant, l'accélérant, la ralentissant, analyse pour franceinfo Pierre Siankowski, journaliste musical, notamment pour Les Inrocks. Il a une connaissance de la musique et une curiosité musicale incroyables."

Producteur reconnu pour Jay-Z, Janet Jackson, Mariah Carey ou encore les rappeurs Nas et Talib Kweli, Kanye West en veut plus : il se rêve lui aussi derrière le micro. "Ce n'était pas un rappeur, mais il rappait au milieu de nous, il avait du cran", rembobine Damon Dash, collaborateur de Jay-Z au sein du label Roc-A-Fella, dans la série-documentaire Hip-Hop Evolution. A cette époque, sa trajectoire personnelle et son allure preppy – pour qualifier un style vestimentaire chic et décontracté, à base de polos Ralph Lauren roses – ne lui confèrent aucune crédibilité aux yeux des autres rappeurs. "Mon rap n'était pas aussi bon que celui des purs rappeurs, je n'avais pas été dans un gang comme les autres (...) mais j'étais confiant et j'avais cette assurance folle de penser que je pouvais rapper aussi bien que Jay-Z", reconnaît-il en 2019 chez David Letterman, dans l'émission My Next Guest Needs No Introduction ("Mon prochain invité n'a pas besoin d'être présenté"). Un accident de la vie va tout précipiter.

Après une longue session de travail dans un studio de Los Angeles, le 23 octobre 2002, Kanye West s'endort au volant de sa voiture avant d'être violemment percuté par un autre véhicule. Sa mâchoire est cassée, il ne va pas pouvoir ouvrir la bouche pendant six semaines. "C'est le moment où les planètes s'alignent, entre l'accident, son désir de dire publiquement 'je suis un rappeur' et sa science de la communication", indique Adrien Durand. Allongé sur son lit d'hôpital, la bouche encore cousue, il décide d'enregistrer un titre, Through The Wire, dans lequel il évoque l'accident, sa mère et sa situation de producteur réputé, mais de rappeur frustré.

Le clip reprend même des images de son opération. "Avant [l'accident], je donnais mon temps à des gens et à des projets qui ne m'intéressaient pas tant que ça. (...) L'accident m'a donné l'opportunité de faire ce que je voulais vraiment", raconte le rappeur dans un entretien au magazine Interviewen 2014.

C'est le premier exemple de storytelling musical qui a autant d'ampleur : raconter une histoire en musique à des fins de communication.

Adrien Durand, journaliste musical

à franceinfo

Il se concentre donc sur son premier album, The College Dropout, qui sort deux ans plus tard (2004). Le public et la critique sont conquis. Deux autres albums, Late Registration (2005) et Graduation (2007), récoltent également des récompenses et explosent les ventes. Sur son troisième opus, on trouve, entre autres, le tube Stronger, où il sample un morceau du duo électro français Daft Punk, emmenant le rap vers des contrées musicales jusqu'ici inexplorées. Au total, Kanye West a remporté 21 Grammys, un record pour un rappeur. Selon sa maison de disques, il a vendu plus de 35 millions de disques dans le monde. Il compte également quatre chansons numéro 1 au classement Billboard et 18 titres dans le top 10.

"Eclater les chapelles musicales"

Pierre Siankowski se souvient de la présentation de Graduation à Paris, en présence du rappeur : "C'était assez inédit à l'époque ce côté SAV, parfois il baissait la musique pour rapper en direct", raconte le journaliste. Ce dernier apprend à ses dépens que le bonhomme a une haute estime de ce qu'il fait et qu'on ne badine pas avec la musique de Kanye West. "J'étais assis à côté d'Olivier Cachin [journaliste musical réputé] et on rigolait. Il avait coupé l'écoute et nous avait dit : 'Si vous aviez écouté What's going on de Marvin Gaye, est-ce que vous auriez rigolé ?' On aurait dit deux élèves de 4e se faisant engueuler par le professeur de sciences naturelles", s'amuse-t-il.

L'album suivant, 808s & Heartbreak, est enregistré après deux traumatismes : la rupture avec sa petite amie de l'époque et la mort de sa mère des suites d'une opération de chirurgie esthétique en novembre 2007. "Ce que j'ai le plus sacrifié dans ma quête de succès, c'est ma mère. Si je n'étais jamais venu à Los Angeles, elle serait encore vivante. Cette ville l'a bouffée toute crue. Si j'étais resté à Chicago, même si j'avais vécu à New York, elle ne serait pas morte", confie-t-il en 2008 au magazine XXLAprès le décès de Donda West, il s'enferme trois semaines et "le rap ne sera plus jamais le même", écrit dans son livre Adrien Durand.

Le récit de son chagrin amoureux marque les esprits. "Il y a toujours eu un côté journal intime dans ses albums, mais jamais un rappeur n'avait dit qu'il s'était fait larguer, note Pierre Siankowski. Avant, le discours officiel se résumait à celui de Jay-Z sur 99 Problems, qui rappait 'I got ninety-nine problems but a bitch ain't one' ("J'ai quatre-vingt-dix-neuf problèmes mais une s... n'en est pas un")."

Kanye West avait besoin d'un album pour expliquer que sa copine a eu tort de le larguer. Il faut un ego incommensurable.

Pierre Siankowski, journaliste musical

à franceinfo

Sur cet album, il utilise l'Auto-Tune, un logiciel de correction de voix, qui donne un aspect synthétique, robotisé. Kanye West trouve des "sonorités nouvelles, proche de l'électro, de la dance", précise le journaliste. "Même ses détracteurs les plus violents ne peuvent que reconnaître son apport à la musique moderne, le fait qu'il ait su éclater les chapelles musicales, se réinventer à chaque album", soutient Adrien Durand.

"Taylor, je suis très content pour toi mais..."

Kanye West a un ego démesuré et ne s'en cache pas. C'est sans doute le fruit de son histoire familiale et de son éducation. "Je lui ai appris à s'aimer, car un homme noir doit s'aimer pour être fort", écrit sa mère dans son autobiographie. "C'est dans mes gènes [de dénoncer une injustice], ajoute le rappeur en 2019 chez David Letterman. Ma mère raconte que mon père pouvait se précipiter sur scène, prenait le micro et faisait ce qui lui semblait juste. Comme il était moins célèbre que moi, ça lui a causé moins de problèmes."

Parmi ses coups d'éclat, l'un des plus célèbres reste l'épisode survenu sur la scène des MTV Video Music Awards, le 13 septembre 2009. Taylor Swift, jeune chanteuse folk, y est toute contente de recevoir le prix du meilleur clip pour You belong with Me. Mais Kanye West ne l'entend pas de cette oreille, monte sur scène, arrache le micro à la gagnante et lance : "Ecoute Taylor, je suis très content pour toi, je vais te laisser finir, mais Beyoncé [également nommée dans cette catégorie pour Single Ladies] a fait l'un des meilleurs clips de tous les temps."

Le rappeur n'en est pas à son premier esclandre. Trois ans plus tôt, Kanye West, nommé pour Touch The Sky, fait une scène au European MTV Music Awards après sa défaite dans la catégorie du meilleur clip face au titre We Are Your Friends du duo français Justice. "Mon clip a coûté un million de dollars. Il y a Pamela Anderson dedans !", se défend-il. "Vous perdez toute crédibilité en ne me remettant pas ce prix". Kanye West collabore ensuite avec So Me, l'un des réalisateurs de We Are Your Friends, pour le clip de Good Life, non sans avoir présenté ses excuses, comme le raconte le Français à franceinfo.

Après la polémique Taylor Swift, les deux artistes ne collaborent pas ensemble et le rappeur ne s'excuse pas. Kanye West est la risée du monde entier et Barack Obama le traite même de "crétin". "C'est une vraie blessure d'ego, juge Pierre Siankowski. En faisant cela, Barack Obama le sort du jeu, alors que Kanye West voudrait être porté aux nues." Il retourne alors en studio à Hawaï, s'entoure d'une dream team musicale, allant de Jay-Z à Elton John, en passant par Rihanna, Nicki Minaj ou encore Kid Cudi, comme le raconte Complex*, pour se racheter aux yeux de la planète. My Beautiful Dark Twisted Fantasy sort en novembre 2010 et attire les louanges. Le site spécialisé Pitchfork* lui attribue la note rarissime de 10/10. Le New York Times* écrit : "Le prochain album de Kanye West ne pourra qu'être décevant"

Porté par ce succès, il s'associe alors avec son copain Jay-Z pour un album en commun, Watch The Throne (2011), et offre au public une tournée internationale pharaonique, avec en point d'orgue de chaque concert, le tube Ni**as in Paris. Jay-Z, le grand frère, avec qui les liens se sont distendus au fil des années et vont finir par se rompre définitivement en 2016 lors de la tournée consécutive au septième album de Kanye West, The Life of Pablo. En plein concert à Sacramento (Californie), il attaque son pote, à qui il reproche de ne pas avoir pris de nouvelles après l'agression subie par Kim Kardashian à Paris"Jay-Z, appelle-moi. Tu ne m'appelles toujours pas. Jay-Z, je sais que tu as des tueurs. Ne me les envoie pas, s'il te plaît. Appelle-moi. Parle-moi comme à un homme". Après cette sortie, le rappeur annule sa tournée pour cause de "stress et épuisement" et se fait interner dans un hôpital. "Jay-Z et Beyoncé sont dans une autre sphère que le couple Kanye West-Kim Kardashian. Ils veulent être des leaders, c'est un couple très policé et c'est devenu embarrassant d'être affilié à ce mec-là", affirme Adrien Durand. 

Créer à tout prix

Avant ce burn-out qui a fait le tour du monde, Kanye West avait exposé sa vision dans une interview pour BBC Radio 1*, qui accompagnait son sixième album, Yeezus (contraction de Yeezy, un de ses surnoms, et Jésus) : "Je sais faire du parfait, je l'ai montré avec My Beautiful Dark Twisted Fantasy. Mais je ne suis pas là pour ça : je suis là pour fissurer le sol et créer de nouveaux terrains sonores et culturels". Depuis qu'il s'est fait un nom, il s'est évertué à respecter ce principe à la lettre. Ses sorties surprennent aussi sur le terrain politique. En 2005 déjà, alors qu'il n'est qu'un rappeur estimé, mais pas encore une superstar, il tacle en direct à la télévision le président américain George W. Bush pour sa gestion de l'ouragan Katrina, assurant qu'il "n'en a rien à foutre des Noirs".

"C'est une prise de parole très spontanée, il a une image très dure de lui-même à ce moment-là. Il dit avoir culpabilisé car il a fait du shopping juste après avoir vu les images de la situation sur place, observe Adrien Durand. Mais ce n'est pas un artiste politisé, les gens lui en veulent presque de ne pas avoir capitalisé sur cette prise de parole."

Lorsqu'il s'affiche avec un Donald Trump fraîchement élu, en décembre 2016 dans le hall de la Trump Tower, ou qu'il va le voir à la Maison Blanche, "même si cela choque beaucoup de ses fans traditionnellement démocrates, il exprime une liberté inédite, ou rare, celle d'un Noir qui affirme qu'il est républicain. Il y a un côté 'je l'ai fait juste pour voir'. Il aborde tout ça dans une démarche d'expérimentation", éclaire Adrien Durand. Lors d'une interview à "Clique" un an plus tôt, Kanye West se disait "très heureux d'être connu", ce qui lui "permet de véhiculer les messages qu'[il] veut".

L'artiste s'attaque ensuite à une autre de ses marottes : la mode. Après des collaborations avec Nike et Louis Vuitton pour des chaussures, il s'associe avec Adidas en 2013 et crée sa marque, Yeezy. Un studio français de création, H5, installé à Paris, a collaboré avec lui pour en développer l'identité visuelle. Charlotte Camille, productrice artistique au sein du studio, fait un portrait éloigné de l'image que Kanye West peut véhiculer, parlant d'un homme "assez facile, car disponible", "aimable", "très positif" et "passionné". "C'est un énorme bosseur, un créatif débridé, romantique et spontané, il a une culture démente de l'image, dessine très bien. Son talent, c'est aussi de savoir agglomérer les talents autour de lui."

Il est totalement dédié à ses créations artistiques. Tout son argent, toute son énergie sont concentrés là-dessus.

Charlotte Camille, productrice artistique chez H5

à franceinfo

"Je déteste être bipolaire, c'est génial"

Diagnostiqué bipolaire en 2018, peu avant la sortie de son huitième album Ye, sur la pochette duquel on pouvait lire "I hate being Bi-Polar, it's awesome" ("je déteste être bipolaire, c'est génial"), il assure, lors de sa tournée promo dans les locaux de la chaîne américaine TMZ, que "l'esclavage ressemble à un choix"Coup de com' plus que maladroit ou démonstration flagrante de ses problèmes de santé ? "On ne sait jamais vraiment sur quel pied danser. Il y a d'un côté ces disques assez géniaux, et de l'autre ces sorties absolument pathétiques dans les médias ou sur Twitter", synthétise Pierre Siankowski.

Grand admirateur d'Andy Kaufman, Kanye West jouerait-il avec son public comme l'humoriste américain ? Adrien Durand développe : "Affirmer que tout ça est un coup monté me paraît être une position très cynique, surtout au vu de ses dernières crises en public. Mais penser qu'il n'y a pas de manipulation derrière tous ces évènements relève probablement aussi d'une grande naïveté. Kanye West ressemble un peu en ce moment à (...) ce qu'est devenu le monde actuel : ultra-connecté, ultra-voyeur, avide de contenus, voulant tout savoir et tout juger. Et lui, en tant qu'artiste, joue avec tous ces curseurs et ces dérives."

Etre une star aujourd'hui, ça pourrait ressembler à ça : assumer des comportements 'borderline' tout en préparant la sortie d'un disque.

Adrien Durand, journaliste musical

à franceinfo

"J'adore les polémiques", synthétise Kanye West chez David Letterman. Le récent meeting de "campagne" et le règlement de comptes familial surviennent alors que son nouvel album est attendu. Ses rêves de Maison Blanche semblent en revanche compromis. Une plainte a même été déposée mercredi 29 juillet pour falsification de 600 signatures sur la pétition réclamant que son nom apparaisse sur les bulletins de vote du New Jersey, rapporte le New York Times*. Fans et détracteurs attendent désormais la suite, suspendus à son compte Twitter. "Kanye West fait cliquer, fait vendre, il a très bien compris ça, conclut Adrien Durand. Tout le monde adore avoir un avis sur Kanye West."

* Ces liens renvoient vers des pages en anglais

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