"Notre-Dame de Paris", "Le Ciel dans la tête", "Le Nom de la rose"... notre sélection 2023 de BD et romans graphiques pour Noël
Des mines du Kivu avec Antonio Altarriba à la guerre d'Espagne avec le duo Hans Pellicer et Titwane en passant par Les Misérables de Victor Hugo ou encore Le Nom de la rose d'Umberto Eco revisité par Manara, les auteurs de BD et de romans graphiques se sont emparés des thèmes d'actualité mais aussi des grands classiques de la littérature. Notre sélection 2023.
"Notre-Dame de Paris" : Georges Bess revivifie le monument littéraire de Victor Hugo
Gros coup de cœur pour cette adaptation de haute voltige signée par le fantastique Georges Bess qui dynamite et rafraîchit l’œuvre de Victor Hugo. Une œuvre épique, un chef-d’œuvre graphique. Après Dracula et Frankenstein, Georges Bess s'attaque à la fresque historique qui fait partie du patrimoine national, voire universel. Il fallait beaucoup d’ambition éditoriale pour apporter sa touche personnelle à ce monument littéraire et Georges Bess s’en sort avec énormément de talent. On suit les aventures de Quasimodo, d’Esmeralda dans une société aux prises avec ses démons avec un noir et blanc époustouflant et une précision d’orfèvre. À moins d’un an de la réouverture de la cathédrale après cinq ans de travaux, l'album Notre-Dame de Paris est indispensable. Du bel ouvrage !
(Notre-Dame de Paris, Georges Bess, d'après Victor Hugo, Glénat, 25,50 euros)
"Photographes de guerre" : au nom de la mémoire
L'album s'ouvre sur un homme qui prend des notes au crayon sur le pont d’un bateau en direction de New York. "Deux mois de traversée… Après des années d’exil, l’Amérique, indifférente au sort de l’Europe. Honnir l'Allemagne. Mais ne jamais oublier Barcelone, ni Madrid, ni Tolède, ni ceux qui ne s'en sont pas sortis, piégés dans la nasse sombre... Ne pas oublier les fantômes laissés derrière soi. Avec un irrémédiable sentiment de culpabilité". Le scénariste Hans Pellicer et le dessinateur Titwane racontent la grande Histoire en s'intéressant à celle de deux photographes. Nous sommes samedi 18 juillet 1936, Barcelone se prépare pour les Olympiades populaires, réponse pacifiste et antifasciste aux JO de Berlin. Parmi les journalistes, deux photographes allemands qui travaillent pour l’hebdomadaire français Vu qui avait pour devise "Le texte explique, la photo prouve". À 21 et 24 ans, Hans Namuth et Georg Reisner ne se doutent qu'ils vont couvrir une longue guerre fratricide. Une immersion réussie et poignante dans la guerre civile d’Espagne.
(Photographes de guerre, Hans Pellicer et Titwane, Albin Michel 22,90 euros)
"Le Ciel dans la tête" : l'incroyable odyssée de Nivek, enfant soldat, des mines du Kivu jusqu’en Europe
Le roman graphique Le Ciel dans la tête (Denoël Graphic), donne le ton dès sa scène d’ouverture : un adolescent est coincé dans une mine et d’autres enfants essaient de l’en extirper. Finalement le jeune Nivek, 12 ans, est sauvé par un autre enfant, Joseph. Pour le chef de la milice, les deux enfants méritent la mort car ils ont ralenti la cadence de l’extraction du coltan. Pour sauver leur vie, Nivek devient enfant soldat et Joseph cuisinier. Bienvenue au Kivu, territoire oublié des dieux et maudit par les hommes. Le grand malheur de la République démocratique du Congo (RDC) est sa richesse en matières premières. D’où les guerres infinies, les milices, les appétits voraces, la corruption, les seigneurs locaux… et les firmes étrangères. Entre l’avidité des uns et des autres, les civils. Bien documenté, porté par un graphisme inspiré de l’illustre Sergio Garcia Sanchez, Le Ciel dans la tête est une œuvre essentielle. Antonio Altarriba signe un chef-d’œuvre poétique et politique.
( Le Ciel dans la tête, Antonio Altarriba, Sergio García Sánchez, traduit par Carrasco Alexandra, Denoël Graphic, 28 euros)
"Rwanda, à la poursuite des génocidaires" : le combat titanesque de Dafroza et Alain Gauthier
"Depuis 1994, il n'est pas un jour où nous n'avons pas prononcé le mot 'génocide'" : cette phrase plane sur toute la BD. Elle est un constat et un combat. Le couple Dafroza et Alain Gauthier poursuit, depuis près de trente ans, les génocidaires qui ont échappé à la justice. En 1994, plus d’un million de personnes meurent au Rwanda dans des conditions atroces, exterminées parce que "Tutsis". Pendant près d’une centaine de jours, les massacres s’enchaînent sous les yeux horrifiés du monde. C’était "le dernier génocide du XXe siècle". Parmi les donneurs d’ordres, et/ou ceux qui ont tenu eux-mêmes les machettes, des officiels "hutus". Parmi les victimes, de nombreux proches de Dafroza Gauthier. En 1994, la jeune chimiste d’origine rwandaise vivait à Reims avec son mari et leurs trois enfants. Leur vie est bouleversée à jamais par ce génocide. Thomas Zribi et Damien Roudeau ont signé une œuvre d’utilité publique. Il y avait Deogratias de Jean-Philippe Stassen, il y a aussi désormais Rwanda, à la poursuite des génocidaires, la première œuvre narrant le génocide, la seconde le combat pour la justice.
(Rwanda, à la poursuite des génocidaires, Thomas Zribi et Damien Roudeau, éditions Les Escales/Steinkis, 24 euros)
"Le Nom de la rose" : Manara revisite avec brio le thriller médiéval d'Umberto Eco
Le défi est de taille : comment réussir à faire mieux ou autrement que le cinéma ? L’adaptation sur grand écran, et petit aussi d’ailleurs, du thriller médiéval qui a marqué toute une génération, a été un évènement. Ainsi, après Jean-Jacques Annaud au cinéma, en 1986, c’est au tour du vénérable maître du neuvième art, Milo Manara, de relever le challenge : revisiter le chef-d’œuvre d’Umberto Eco : Le Nom de la rose. Son éditeur, Glénat, affirme qu’à la demande des héritiers d’Umberto Eco, Manara a eu carte blanche pour donner sa vision de l’œuvre. Dans ce premier volume (l’adaptation est prévue en deux tomes) l’auteur de la série érotique Le Déclic prend le temps d’installer l’histoire et montre très vite son trait, sa signature. La bande dessinée s’ouvre sur Umberto Eco s’adressant au lecteur, comme pour le prendre en témoin et complice. Très vite, les traits doux et épurés de Manara sautent aux yeux. Manara s’est amusé à recréer des enluminures de l’époque, à y intégrer des petits dessins personnels dans les marges. Défi relevé.
(Le Nom de la rose, Milo Manara et Umberto Eco, Glénat, 17,50 euros)
"Bourdieu : une enquête algérienne" : sur les traces du sociologue pendant la guerre d’Algérie
Le roman graphique s'ouvre sur une vue de la capitale algérienne. Des manifestants défilent à Alger pour exiger le changement de régime. "Système dégage", souligne une pancarte. Nous sommes en 2019. L'Algérie bouillonne. C'est le Hirak, la Révolution du sourire. Bourdieu : une enquête algérienne (éditions Steinkis) commence à la manière de Joe Sacco avant de prendre une autre voie. À 25 ans, le jeune agrégé de philosophie Pierre Bourdieu est mobilisé. Il est envoyé en Algérie, d'abord comme soldat à Orléansville, actuellement Chlef, puis, pistonné par sa famille, il est affecté au Gouvernement général d'Alger. Il travaillait à un poste sensible : rédacteur au Service de l’information des armées, dans la propagande. Libéré de ses obligations militaires, il décide de rester en Algérie malgré la guerre et d'enseigner à l'université d'Alger pendant deux ans. Cet aspect de la vie du sociologue est peu connu. La BD documentaire s'inscrit aussi dans l'Algérie contemporaine. Elle ne s'adresse pas seulement aux sociologues ou aux bourdieusiens.
(Bourdieu : une enquête algérienne, Pascal Génot et Olivier Thomas, éditions Steinkis, 24 euros)
"La Voix des bêtes, la faim des hommes", une enquête médiévale signée Thomas Gilbert
Cette BD se lit comme un thriller intense. Thomas Gilbert décortique la violence inhérente à toute société traversée par des intérêts divergents. L'histoire se situe dans le Sud-ouest de la France pendant le Moyen Âge. Une série de meurtres aussi inexplicables qu’atroces secoue la population. Forcément, le coupable est l’étranger. Comment l’assassin peut-il faire partie du même corps social ? Non, le tueur est peut-être cette étrange étrangère, cette guérisseuse qui soigne les plaies et commande aux loups. Brunehilde est suspecte, ainsi que Paulin, son pauvre compagnon de voyage. Thomas Gilbert introduit intelligemment les différentes thématiques : la place de l’étranger dans une société tétanisée par la peur, la religiosité sans la morale, la foi, voire le fanatisme, comme ultime refuge, le contrôle des populations… Et, bien sûr, comment être une femme libre dans un univers taillé par et pour les hommes. Au-delà du titre poétique, il nous plonge dans une histoire intemporelle, universelle. La Voix des bêtes, la faim des hommes, un roman graphique intelligent.
( La Voix des bêtes, la faim des hommes, Thomas Gilbert, éditions Dargaud, 22 euros)
"Contrition" : un thriller fascinant dans un ghetto de criminels sexuels
Le thème n'est pas facile. Carlos Portela et Keko ont su trouver le juste ton pour aborder un sujet délicat : la réinsertion des personnes condamnées pour des délits sexuels. À Contrition Village, en Floride, les ex-pédocriminels se retrouvent entre eux après avoir purgé leurs peines et ont interdiction de vivre à moins de 305 mètres d’une école, d'un parc… Là où vivent et jouent les enfants. C’est dans ce ghetto pauvre que la police intervient après l’immolation par le feu d’un pédophile. L’affaire prend une autre dimension avec l’implication d’une journaliste. Ce qui n’était qu’un banal accident en apparence se révèle beaucoup plus complexe. Les auteurs espagnols ont signé avec Contrition (éditions Denoël Graphic) l’une des plus fascinantes BD de l’année. Le scénario original, avec une narration fragmentée, ouvre des perspectives et multiplie les points de vue tandis que le noir et blanc donne plus de profondeur et de crédibilité à cette histoire complexe. Contrition est une œuvre amitieuse, subtile et puissante. Elle est aussi un tableau d’une certaine Amérique.
(Contrition, Carlos Portela et Keko, éditions Denoël Graphic, 25 euros)
"L’Ogre lion", le rugissement du roi Kgosi
Après plus de 20 ans passés à illustrer les scénarios de ses confrères, Bruno Bessadi s’est enfin jeté à l'eau en écrivant son propre scénario et en racontant ses propres histoires. Le bédéiste marseillais continue d’explorer des univers différents. Son personnage principal, Kgosi, continue d'errer loin de ses terres. On commence par avoir de l’empathie pour lui avant de découvrir son côté sombre. Une bande dessinée à part. Le second tome de L’Ogre lion est sombre et lumineux à la fois. Il s’adresse à un public jeune mais les adultes trouveront aussi leur bonheur avec cette histoire sur l’identité et l’altérité. Les apparences sont trompeuses, le roi Kgosi se révèle plus profond, plus attachant. Plus inquiétant aussi.
(L'Ogre lion : les trois lions, Bruno Bessadi, éditions Drakoo, 14, 90 euros)
L'Arabe du futur, L'intégrale, de Riad Sattouf
Un très bel objet livre, dans lequel on retrouve l'intégralité des six tomes de cette série devenue culte, traduite en 23 langues et vendue à plus de 3,5 millions d'exemplaires. Elle raconte l'histoire de l'enfance et l'adolescence de Riad Sattouf, fils aîné d'une mère française et d'un père syrien. Une aventure pleine de rebondissements, qui nous embarque de la Libye du colonel Kadhafi à la Syrie d'Hafez al-Assad en passant par la Bretagne, du cap Fréhel à Rennes, avec le regard à la fois aigu et tendre de Riad Sattouf sur le monde.
L'Arabe du futur, l'intégrale, de Riad Sattouf (Editions Allary, Tirage unique, Ex-libris exclusif inclus, 1078 pages, 125 €)
"Émotive" : de Sandrine Martin, pour mieux comprendre nos émotions
En ouvrant cette bande dessinée, vous allez monter à bord du "vaisseau mental" d'Alice, une jeune femme "émotive". Un voyage en joyeuse compagnie avec une extravagante extraterrestre, très savante sur le fonctionnement du cerveau et des émotions humaines. L'autrice, fille de psychanalyste, s'intéresse depuis longtemps aux thérapies cognitives et comportementales. Dans Emotive, elle s'amuse à "mettre en scène l'espace mental", qu'elle représente sous la forme d'un vaisseau. Sandrine Martin travaille à partir de données scientifiques qu'elle a recueillies dans une riche littérature indiquée dans une bibliographie en fin d'ouvrage, et à partir de ses propres expériences. Elle explore à travers le quotidien d'une jeune femme ordinaire toute la palette des émotions et inquiétudes partagées par tous. Puis elle les décrypte et en décortique les mécanismes dans une narration pleine de fantaisie. Divertissant et très instructif. A offrir à tous les émotifs !
Émotive, de Sandra Martin (Casterman, 232 p. couleur, 28 euros)
"Dali Tome 1" : après Picasso, Julie Birmant et Clément Oubrerie s'attaquent au parcours de Salvador Dali
Dans ce premier volume sur les traces du génie espagnol de la peinture, Julie Birmant (scénario) et Clément Oubrerie (dessin) nous racontent les années d’apprentissage de Dali, de son enfance à Figueras, une petite ville de Catalogne, à son arrivée à Paris. Salvador n’a pas encore fait pousser sa moustache, il porte les cheveux longs, de curieuses tenues vieillottes, et il est encore puceau (il le restera jusqu'à sa rencontre avec sa muse Gala, objet du prochain volume). À Madrid, aux Beaux-Arts, il fréquente Luis Buñuel, futur cinéaste, et Federico García Lorca, qui est déjà un poète prisé de la jeunesse. Bientôt, ses rêves de grandeur commencent à le travailler et il brûle d’aller conquérir Paris. Julie Birmant s'est longuement documentée et brosse un portrait fourmillant de détails authentiques et d'anecdotes croustillantes. Au dessin, Clément Oubrerie passe admirablement du réalisme des décors du début du XXe siècle à l’onirisme pur, en écho à l’imaginaire débordant que cultivait Dali. On attend le second volume avec impatience.
"Dali (Tome 1 – Avant Gala)" de Julie Birmant et Clément Oubrerie (Dargaud, 19 euros)
Avec "Maltempo", Alfred clôt en beauté sa trilogie italienne
Après Come Prima, récompensé du Fauve d’Or au Festival de la BD d’Angoulême en 2014, puis Senso, Alfred clôt sa trilogie italienne en beauté avec Maltempo, dont il signe une fois encore le scénario et le dessin. Dans un petit village du sud de l'Italie, sur la côte, Mimmo, 15 ans, se secoue de la torpeur ambiante lorsqu'il apprend qu'une célèbre émission de radio-crochet passera bientôt chez lui en quête de la prochaine star de la musique. Il tente alors de convaincre trois copains qui jouent eux aussi d'un instrument afin de monter un groupe de rock convaincant... Alfred enchante une fois encore avec ses planches contemplatives et silencieuses qui rythment et aèrent le récit, et ses paysages méditerranéens si splendides qu’on voudrait les encadrer. Cerise sur ce délice italien rêveur, qui prend parfois des allures de conte : deux chansons originales à écouter, Maltempo Uno et Notturno, écrites par l'auteur à l'adolescence.
"Maltempo" par Alfred (Delcourt, 23,95 euros)
"20 ans en mai 1871" : Tardi au Père-Lachaise
Jacques Tardi n’en a pas fini avec l’Histoire de France, celle des petites gens, des vaincus. L’auteur du Cri du peuple revient sur l’un des derniers épisodes sanglants de la Commune. En 25 dessins sans bulles en noir et blanc, Tardi nous emmène au cimetière du Père-Lachaise avec un ancien Communard qui avait 20 ans en 1871. Muet est le récit, tenace est la rage inextinguible du personnage contre Adolphe Thiers, responsable de la répression qui a fait des milliers de victimes. L'album se lit d’une traite. Poétique et puissant.
(20 ans en mai 1871, Jacques Tardi, Éditions Martin de Halleux, 19,90 euros)
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