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Biélorussie : comment le régime d'Alexandre Loukachenko brise le destin olympique des athlètes dissidents

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
En Biélorussie, plusieurs athlètes olympiques ont pris position contre le régime d'Alexandre Loukachenko. Ils en subissent les conséquences en vivant une préparation perturbée en vue des Jeux olympiques de Tokyo. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Après la présidentielle controversée du 9 août 2020, de nombreux acteurs du monde sportif se sont opposés au régime d'Alexandre Loukachenko. Plus d'un en paye aujourd'hui le prix, alors que leur préparation aux Jeux de Tokyo a été compromise par des sanctions.

Cet article a été publié avant le début des JO de Tokyo et republié le 2 août 2021 en raison de l'actualité concernant l’athlète biélorusse Krystsina Tsimanouskaya, punie par les autorités de son pays après avoir critiqué ses entraîneurs. Il s'agit de la version publiée le 31 mai 2021.


L'été prochain (du 23 juillet au 8 août), c'est bien le drapeau rouge et vert qui devrait flotter dans le stade olympique de Tokyo, pour représenter la délégation biélorusse. Mais depuis près d'un an, de nombreux athlètes issus de ce pays d'Europe de l'Est lui préfèrent le blanc et le rouge, couleurs symboles de l'opposition au régime d'Alexandre Loukachenko. Au pouvoir depuis 1994, le président est accusé d'avoir récemment fait dérouter un vol commercial à bord duquel se trouvait un opposant politique. Il a aussi fait parler les matraques dans la rue depuis le 9 août 2020, date de sa dernière réélection, que l'Union européenne n'a pas reconnue.

Effarés par l'ampleur de la répression, plusieurs centaines de sportifs professionnels ont dès août 2020 signé une lettre ouverte (contenu en biélorusse) pour dénoncer les violences et réclamer l'annulation du scrutin. A un an des Jeux olympiques (JO), ce document a été accueilli comme une déclaration de guerre par le régime, les signataires devenant les vilains petits canards de leur fédération. Franceinfo a recueilli les témoignages de ces sportifs malmenés qui ont accepté de briser le silence, malgré la peur des représailles.

L'exil comme seul horizon

Le décathlonien Andrei Krauchanka figure parmi les premiers athlètes à avoir apposé leur signature au bas du texte synonyme pour lui de mise au ban. Le médaillé d'argent des Jeux de Pékin (2008) évoque pour franceinfo ce jour où "le vice-ministre des Sports, Mikhail Portnoy, est venu chez [lui] accompagné de deux judokas" (plus précisément un officiel de la fédération biélorusse de judo et Yury Rybak, l'un des anciens adversaires de Teddy Riner). "Il m'a demandé d'arrêter de participer aux marches, m'a dit que je devais penser à ma femme et à ma fille..." L'été dernier, le trio a effectué plusieurs autres visites de "courtoisie", débarquant à l'improviste au domicile de champions signataires.

Refusant de céder aux pressions, Andrei Krauchanka a été expulsé de l'équipe nationale, ce qui le prive de tout encadrement médical, logistique et sportif. Il a aussi perdu son emploi au sein du KGB biélorusse. "Mon boss m'a convoqué et m'a demandé de retirer ma signature, j'ai refusé et j'ai dû écrire une lettre de démission." Le médaillé olympique pouvait en théorie toujours s'entraîner dans les installations de la fédération d'athlétisme, mais la pression était trop forte. En solitaire, il a alors choisi de répéter ses gammes en forêt, dans la périphérie de Minsk, la capitale. "Mais je ne pouvais rien attendre sportivement dans un tel contexte. Je repensais également sans arrêt à l'impunité et à la cruauté des responsables."

A gauche, le décathlonien biélorusse Andrei Krauchanka lors de l'épreuve du 1 500 mètres, le 22 août 2008 aux Jeux olympiques de Pékin (Chine). A droite, l'athlète lors d'un entraînement solitaire dans les environs de Minsk, en 2021. (NICOLAS ASFOURI / AFP et ANDREI KRAUCHANKA / INSTAGRAM)

Comme beaucoup de ses concitoyens, Andrei Krauchanka a été tabassé et arrêté avec d'autres manifestants, en marge d'une marche pacifique. Il a passé dix jours en prison, en novembre dernier, et dit avoir contracté le Covid-19 derrière les barreaux. "Le premier jour, nous étions 20 dans une cellule de quatre", décrit-il, encore marqué. Sans le soutien de sa fédération, Andrei Krauchanka a peiné aussi à se remettre d'une blessure à la jambe. Au final, ses conditions d'entraînement spartiates ne lui ont laissé aucune chance de disputer ses derniers JO, où il aurait pu croiser la route du Français Kevin Mayer, favori du décathlon. A 35 ans, l'exil apparaît comme son seul horizon : "Je dois partir pour trouver un travail, nourrir ma famille et recommencer l'entraînement."

"On m'a dit : 'Ok, au revoir'"

Certains de ses compatriotes ont déjà rejoint l'étranger, en s'installant notamment en Pologne ou en Lituanie. Contactées par franceinfo, les autorités de Vilnius précisent avoir délivré plus de 30 visas à des athlètes biélorusses ainsi qu'à leurs proches. Le ministère des Affaires étrangères lituanien leur "apporte une aide pour leur venue, l'installation et l'obtention des documents nécessaires". Certains "déménagent ensuite ailleurs dans l'Union européenne".

L'Etat balte accueille ainsi l'ancienne nageuse Aleksandra Gerasimenya, double médaillée d'argent à Londres (2012) et médaillée de bronze à Rio (2016). Signataire de la fameuse lettre, elle a également été sanctionnée, n'ayant plus le droit, par exemple, de réserver des bassins pour les 400 élèves de son école de natation. "A cause du Covid-19, officiellement, mais d'autres continuaient d'utiliser les piscines." Elle risque même désormais cinq ans de prison pour avoir "porté atteinte à la sécurité nationale", après des appels pour annuler les compétitions internationales en Biélorussie.

L'ancienne médaillée olympique Aleksandra Gerasimenya lors d'un entretien avec l'AFP, le 17 octobre 2020, à Vilnius (Lituanie), où la nageuse est exilée avoir pris position contre le régime biélorusse. (PETRAS MALUKAS / AFP)

Elle a également pris la tête de la Fondation biélorusse pour la solidarité dans le sport (BSSF), une structure qui offre une aide à 150 sportifs tombés en disgrâce, pour un montant global de 120 000 dollars.

La spécialiste du 3 000 mètres steeple, Sviatlana Kudzelich, présente à Rio en 2016, fait partie des sportifs ayant bénéficié de ce coup de pouce après avoir, elle aussi, signé la lettre. "Je ne pouvais pas rester silencieuse", même si "le gouvernement rend la vie impossible à ceux qui ont une opinion différente", résume-t-elle à franceinfo, après avoir dû franchir des obstacles bien plus redoutables que les haies semées sur la piste. La dissidente a été tout simplement rayée de l'équipe biélorusse à l'automne 2020 et donc privée de toute assistance logistique.

"En une seconde, ils ont balayé 16 années de ma vie consacrées au sport. Ils ont tout pris."

Sviatlana Kudzelich, athlète biélorusse

à franceinfo

Avec l'aide de la fondation, elle a tout de même réussi à partir au Kenya, en janvier, avec son mari et entraîneur (lui aussi exclu), afin de continuer sa préparation dans l'espoir de se qualifier pour les JO. Ironie du sort, elle y a cotoyé ses partenaires de l'équipe nationale, alors en stage. "Certains faisaient comme si rien n’était arrivé et d'autres m'évitaient." Malgré ses efforts, Sviatlana Kudzelich n'ira pas Tokyo, après avoir notamment été privée d'un championnat en Pologne, important dans l'optique d'une qualification. "J'étais pourtant la meilleure Biélorusse", affirme-t-elle. Mais les autorités voulaient qu'elle retire sa signature. "Je l'ai finalement maintenue, et on m'a dit : 'Ok, au revoir.' Plus personne ne s'est intéressé à moi, à la fédération ou au gouvernement."

Rentrée en mai en Biélorussie, l'athlète s'interroge désormais sur sa reconversion comme entraîneuse. A l'étranger, peut-être. "Je ne veux pas partir, mais je dois penser à ma sécurité", confie-t-elle, alors qu'elle ne perçoit plus aucun salaire, après la perte de son poste au ministère des Situations d'urgence.

Pas d'interview sans autorisation

Dans cette ex-République d'URSS, il est tout à fait commun pour les athlètes d'être employés par les ministères ou l'armée. "Nous n'avons pas, ou peu, de sponsors privés", explique Anatoly Kotov, ancien secrétaire général du Comité national olympique biélorusse et membre de la BSSF. Il est "presque impossible de s'entraîner" sans ces emplois gouvernementaux, dont la privation est un levier commode pour punir les dissidents. La marathonienne Volha Mazuronak, cinquième aux JO de Rio, a été congédiée du club de l'armée avant de retrouver récemment un poste, avec un salaire divisé par cinq, selon la BSSF. Même sanction pour le lutteur Mikalai Stadub, qualifié pour Tokyo, dont la bourse est passée fin 2020 de 745 dollars à 55 dollars par mois.

Depuis la fin de l'année dernière, le régime a également introduit plusieurs avenants dans les contrats des sportifs. Franceinfo a pu consulter deux exemplaires différents de ces documents qui verrouillent un peu plus la communication des athlètes. Désormais, ceux-ci sont obligés d'utiliser exclusivement "l'hymne et le drapeau officiels". Ils ont également l'interdiction d'accorder un entretien à un média sans en avoir demandé l'autorisation préalable. Enfin, un alinéa supprime la mention du "droit à manifester".

Dans ce contexte, la Biélorussie honore-t-elle encore les valeurs de l'olympisme ? Cette question a fait l'objet d'un examen attentif du Comité international olympique (CIO), saisi à plusieurs reprises par l'opposition et la BSSF.

En décembre, Alexandre Loukachenko et son fils Victor, alors président et vice-président du Comité national olympique biélorusse, ont d'abord été bannis des JO de Tokyo (PDF en anglais). Dmitry Baskov, membre du Comité national olympique biélorusse et président de la Fédération de hockey sur glace, a également été déclaré persona non grata, pour son rôle présumé dans l'agression mortelle de l'artiste Raman Bandarenka, en novembre. Le CIO a également décidé de suspendre tous les versements au comité biélorusse afin d'adresser directement aux athlètes les sommes allouées pour la préparation en vue de Tokyo et des JO d'hiver de Pékin (2022).

Cette dernière décision du CIO a redonné espoir au judoka Aliaksandr Vakhaviak, bien parti pour être du voyage à Tokyo. Après avoir perdu son emploi au ministère des Affaires intérieures, le champion songeait à quitter le monde du sport, pour travailler et nourrir sa famille. Officiellement exclu de l'équipe nationale, il a malgré tout pu compter sur l'aide de la BSSF pour participer à un stage international en Turquie. "Si vous ne pouvez pas vous déplacer, vous ne pouvez plus marquer de points en compétition, et vous restez donc en bas des classements pour la qualification aux JO", explique-t-il.

Le sport sert à "promouvoir le régime"

Après 23 ans à la tête du Comité national olympique biélorusse, Alexandre Loukachenko a voulu laisser la main à son fils aîné, Victor. Sans surprise, cette nomination a été refusée par le CIO (contenu en anglais). Minsk a dénoncé cette décision et a juré, dans un communiqué (en anglais), que ses athlètes étaient placés "sur un pied d'égalité" avant les JO de Tokyo, "quelles que soient leurs opinions politiques".

Le président de Biélorussie, Alexandre Loukachenko, et son fils Victor, président du Comité national olympique biélorusse, lors d'une réunion de travail le 4 mai 2021. (COMITE NATIONAL OLYMPIQUE BIELORUSSE)

Si le sport suscite autant l'intérêt du pouvoir ces derniers mois, c'est que le président biélorusse possède peu de leviers pour asseoir sa renommée à l'étranger. Alexandre Loukachenko a "toujours considéré le sport comme un moyen de promouvoir le régime et donc lui-même, indirectement", estime Anatoly Kotov. "Quand la biathlète Darya Domracheva a remporté quatre médailles aux JO d'hiver de Pyeongchang, en 2018, il a déclaré qu'elle avait fait davantage pour le pays que le ministre des Affaires étrangères."

L'héroïne de tout un pays n'a jamais pris de position publique, pas plus que le pongiste Vladimir Samsonov ou que la joueuse de tennis Victoria Azarenka. La lettre ouverte représente donc un défi sérieux pour le président d'un pays régulièrement épinglé sur la question du respect des droits de l'homme.

"Alexandre Loukachenko a été surpris. Les sportifs, jusque-là, n'étaient pas impliqués dans la politique. Ils étaient simplement utilisés à des fins de propagande."

Anatoly Kotov, ancien secrétaire général du Comité national olympique biélorusse

à franceinfo

La présidence a même perdu des batailles concernant les "vitrines" que représentent les grandes compétitions. L'opposition a déjà obtenu, en janvier, l'annulation des rencontres du Mondial-2021 de hockey sur glace prévues en Biélorussie, une compétition finalement confiée à la seule Lettonie. Les championnats d'Europe de cyclisme sur piste, prévus du 23 au 27 juin à Minsk, n'auront, eux non plus, pas lieu, a annoncé jeudi l'Union européenne de cyclisme, quelques jours après le déroutage de l'avion transportant l'opposant politique Roman Protassevitch.

A Tokyo, quelque 130 athlètes biélorusses devraient participer aux compétitions, contre 180 à Rio. "Vu nos conditions de préparation, nous n'aurons peut-être pas de très grands résultats", résume Aleksandra Gerasimenya. De son côté, le judoka Aliaksandr Vakhaviak peut encore rêver d'une médaille. En croisant peut-être la route Teddy Riner. Un podium serait l'occasion rêvée pour lui d'adresser au monde entier un message simple, sans haine : "Je pense que j'exprimerais ma gratitude à tous les Biélorusses."

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