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Reportage Coupe du monde 2022 : au Qatar, la climatisation s’est imposée partout, quitte à jeter un froid

Dans les stades du Mondial, les parcs, les ascenseurs et même dans la rue... Difficile de faire dix mètres sans respirer de l'air conditionné dans l'émirat. Le Qatar y voit la solution miracle pour lutter contre la hausse programmée du mercure d'ici la fin du siècle.
Article rédigé par Raphaël Godet, Pierre Godon - Envoyés spéciaux au Qatar
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Au Qatar, la climatisation est devenue un outil aussi banal qu'indispensable. Dans tous les lieux clos, mais aussi dans certaines rues. (ASTRID AMADIEU)

Ce matin, comme tous les jours de la semaine, Nasser a fermé la porte de son appartement climatisé. Il est ensuite monté dans sa voiture climatisée. Pour se rendre au travail, dans son bureau climatisé. "Et ce sera pareil ce soir quand je rentrerai chez moi, rigole le Qatarien de 28 ans. C'est comme ça, la clim' rythme nos vies".

D'ailleurs, c'est dans une des rues climatisées de Doha que se présente l'ingénieur, tenue traditionnelle sur le dos. Oui, une rue climatisée. High street, située dans le quartier chic de Katara, s'étend sur une centaine de mètres. Nasser joue les guides : "On l'appelle 'Cold street' (la "rue froide"). C'est le spot où on se donne rendez-vous pendant l'été".

Quelque 400 bouches d'aération, placées sur les côtés, viennent rafraîchir les mollets. Température moyenne sous les 25 degrés, quand la rue perpendiculaire, non-équipée, avoisine les 50. Pendant qu'une femme fait voler sa jupe façon Marilyn Monroe, Omar, un Libyen de passage, s'amuse à mettre la main sur l'installation. "Ce n'est pas bon pour la planète, mais ce n'est pas désagréable", commente-t-il.

Mahdy, un Saoudien en visite dans la capitale qatarienne, veut sa photo devant l'endroit : "Ce genre de choses est inconcevable en Arabie saoudite, mais c'est tellement le style du Qatar !" Un pays qui explose tous les records du bilan carbone par habitant avec plus de 32 tonnes annuelles, sept fois plus qu'un Français, selon les chiffres de la Banque mondiale.


Depuis le comptoir du café 974, situé au milieu de
l'allée, Sam observe les va-et-vient des badauds. "Bien sûr que ça attire du monde, se frotte les mains le serveur, occupé à couper des citrons. Les gens se massent près des bouches d'aération dès qu'il fait chaud. Sans ça, personne ne viendrait." Le Qatar, avant, c'était très différent : "J'ai connu la période sans la clim'. A l'époque, on n'en avait qu'une, un appareil carré, à la maison, on se massait tout près. Depuis 2005 environ, ça s'est généralisé."

Comme un frigo la porte ouverte

Dans le pays, on entend désormais le petit vrombissement de la climatisation partout. Dans tous les couloirs, les ascenseurs, les halls, certaines rues et même sur une piste de running en extérieur. D'accessoire de confort, cette technologie est devenue une question de survie pour les presque trois millions d'habitants de l'émirat.

Un homme incarne à lui seul cette problématique : Saud Abdulaziz Abdul Ghani, surnommé "Docteur Cool" au sein de la communauté scientifique. Cet ingénieur soudanais, spécialiste du sujet, s'est inspiré du système d'air conditionné de sa Ford Escort hors d'âge pour mettre au point le système qui réfroidit les stades de la Coupe du monde. L'air refroidi et filtré y est réutilisé, sans dégagement d'air chaud, à la manière d'un frigo quand la porte est ouverte.

Sa technologie a trouvé des débouchés dans d'autres secteurs, dont certains très éloignés du monde du ballon rond. "On l'utilise pour refroidir les plantes dans nos serres ou pour évacuer l'air chaud des étables où se trouvent les vaches de nos exploitations laitières, explique le scientifique. C'est indispensable pour notre sécurité alimentaire."

Franceinfo s'est rendu dans l'énorme ferme Baladna où 14 000 vaches Holstein, qui fournissent 95% des produits laitiers du pays, sont maintenues au frais par la clim'. L'établissement, situé au nord du Qatar et inauguré en présence de l'émir il y a quelques années, est devenu un passage obligé pour de nombreux dirigeants étrangers en visite. Des établissements semblables existent aussi aux Etats-Unis, mais pas à cette échelle.

La salle de traite de la ferme Baladna, près d'Al-Khor, dans le nord du Qatar, avec en arrière-plan, le système de climatisation, le 10 décembre 2022. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

200 jours de canicule par an d'ici 2100

Dans l'émirat, mettre le nez dehors l'été est, pour beaucoup, inconcevable. Travailler en extérieur l'est encore plus. L'US Air Force, qui possède une base dans l'arrière-pays, dispose d'un protocole très strict à l'usage des techniciens de maintenance : pas plus de dix minutes sous le cagnard toutes les heures, explique un porte-parole de l'US Army au Washington Post (en anglais). Ensuite, repos.

Le nombre de "black days", ces jours exceptionnellement chauds, doit exploser à cause du réchauffement climatique qui affecte de manière aiguë la région. On attend 200 jours de canicule par an et une hausse de 4 à 6°C de la température moyenne d'ici 2100, alors qu'elle atteint déjà 41°C en août à Doha.

Pour les locaux, il n'y a donc qu'un seul horizon : la climatisation. "C'est trop tard pour qu'on revienne en arrière dans notre mode de vie", assène Neeshad Shafi, cofondateur d'Arab Youth Climate Movement Qatar, une association de sensibilisation à la cause climatique. Il vante les efforts de son pays en matière de recherche, assure que de nouvelles technologies de conditionnement de l'air doivent être mises sur le marché. Un rapport des Nations unies de 2018 (en anglais) abonde dans son sens : une généralisation des systèmes de climatisation moins énergivores permettrait d'économiser l'équivalent de huit ans d'émissions de CO2 (selon les valeurs de cette année-là) sur les quatre prochaines décennies.

Une fuite en avant technologique

"On est tout le temps jugé par les pays occidentaux, et c'est agaçant. Le Qatar est plus préparé au changement climatique que la France. J'en suis sûr 100% !", lance Neeshad Shafi. Un argument déjà entendu par Vincent Viguié, du Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (Cired). Le chercheur déplore une fuite en avant technologique : "Climatiser des zones à l'air libre consommera toujours plus d'énergie que de climatiser un espace fermé bien isolé. Même avec des climatiseurs ultra high-tech".

"C'est comme si on se félicitait de mettre des phares LED sur une voiture diesel : les gains sont dérisoires au regard de la consommation globale."

Vincent Viguié, chercheur au Cired

à franceinfo

En réalité, l'usage de la clim' pour rendre vivable des territoires hostiles n'a pas commencé dans le Golfe, rectifie Vincent Viguié. "Son invention remonte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle s'est développée d'abord dans le sud des Etats-Unis pour permettre de peupler des villes difficilement habitables, comme à Las Vegas (Nevada) ou Phoenix (Arizona). Le mode de vie est lié à l'extension de la clim'." Faut-il encore s'étonner que l'office du tourisme de Las Vegas soit l'un des sponsors présents sur les panneaux publicitaires autour des terrains de cette Coupe du monde ?

Au Qatar, comme dans la ville aux mille casinos, le problème est, selon lui, identique : un mode de vie issu de pays plus froids y a été importé, ainsi qu'une foi aveugle dans le progrès technologique face au réchauffement climatique. "Avant les années 1980, il a existé un mode de vie adapté aux températures très chaudes. Au Qatar, le développement démographique du pays ne paraît pas possible sans clim'. Mais ils le voient comme un progrès indispensable et refusent désormais de vivre sans."

"La clim' fonctionne toujours"

Ahmed, un quadra qatarien, s'en rend compte tous les jours chez lui. "J'arrive encore à dormir sans la clim', avec la fenêtre ouverte en cette saison. Mais les enfants, eux, ont grandi avec. Ils ne peuvent plus s'en passer." Nombreux sont ceux qui se rappellent du temps, pas si lointain, où le thermomètre descendait sous les 10°C à cette période de l'année. Epoque révolue, ou en voie de l'être.

En 2022, les supporters venus du monde entier gardent leurs tongs depuis quatre semaines. Vela, une Indonésienne expatriée dans l'émirat, se creuse la cervelle : "Je crois que ça fait des années que je n'ai plus allumé le chauffage. En revanche, la clim' fonctionne toujours, même en mode réduit, dans la voiture." 

"La moindre cahute avec un siège pour un vigile est munie d'un climatiseur."

Vela, Indonésienne expatriée depuis 20 ans au Qatar

à franceinfo

Il n'est pas rare que les Qatariens laissent les clés sur le contact de leur SUV, en double file, feux de détresse allumés et clim' à fond, le temps de récupérer les bambins à l'école. Même topo devant les cafés éloignés des rues climatisées. Un coup de klaxon, le serveur déboule, et le client récupère son petit noir dans un gobelet en plastique sans avoir mis le nez dehors. Tout juste a-t-il baissé sa vitre quelques secondes.

Les Qatariens sont loin de constituer un cas isolé, à en croire un article universitaire paru dans la revue Energy and buildings en 2019 (en anglais). Selon ses auteurs, entre 1,8 et 4,1 milliards de personnes sont menacées, dans les années à venir, d'habiter dans des environnements difficilement vivables, avec la hausse des températures due au dérèglement climatique. Une aubaine commerciale pour les industriels de la clim' ? "Nous n'avons pas déposé de brevet sur notre technologie utilisée pour les stades, assure le docteur Saud Abdulaziz Abdul Ghani. Donc tout le monde peut s'en emparer, des entreprises ou des Etats. C'est l'un des héritages de cette Coupe du monde. Un cadeau du Qatar au monde entier". Un cadeau qui peut faire froid dans le dos.

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