Tour de France femmes 2022 : une Grande Boucle historique pour couronner les avancées fulgurantes dans le cyclisme féminin
A l'occasion du lancement du Tour de France femmes à Paris, dimanche, retour sur la récente transformation du cyclisme féminin, devenu plus professionnel et plus attractif, avec les actrices principales de la discipline.
L'heure est enfin venue de prendre la lumière. Habitué à rester dans l'ombre, le cyclisme féminin s'apprête à vivre son premier événement majeur diffusé en direct sans concurrence masculine et accessible au grand public. La première édition du Tour de France femmes s'élance dimanche 24 juillet à Paris. L'épreuve, qui s'étend jusqu'au 31 juillet avec une huitième et dernière étape au sommet de la Super Planche des Belles Filles, est attendue comme un tournant dans l'histoire de ce sport.
Ainsi, Jeannie Longo pourrait bien ne plus être la seule référence aux yeux du public français. Si d'autres courses s'apparentant à un Tour de France destiné aux femmes ont déjà eu lieu, jamais une telle épreuve n'a suscité autant d'excitation. Les meilleures coureuses internationales vont bénéficier d'une exposition sans précédent, bien plus longue que lors de La Course by Le Tour, quand, de 2014 à 2021, une étape du Tour de France masculin était chaque année disputée par les femmes. En outre, les moyens et les ambitions sont bien supérieurs : 250 000 euros de primes seront notamment versés aux sportives pendant la compétition.
"Maintenant, je peux aider ma famille"
Amaury sport organisation (ASO) a donc décidé de se jeter dans l'arène, en proposant d'aller plus loin que sa Course by Le Tour. L'organisateur historique du Tour de France se trouvait pourtant dans l'autre camp à la fin du XXe siècle. En 1998, il avait même forcé l'organisateur du Tour cycliste féminin, qui avait déjà du mal à exister, à changer de nom en Grande Boucle internationale féminine. Sur cette épreuve, la leader ne portait d'ailleurs pas de maillot jaune mais un "maillot or". Décrié par une partie du peloton, fatigué des transferts tardifs vers des hébergements peu confortables, l'événement a fini par disparaître en 2009.
Depuis, la donne a changé, à tel point que la naissance de ce Tour de France femmes ne surprend personne. Elle apparaît comme la suite logique de la professionnalisation fulgurante du cyclisme féminin ces cinq dernières années, et surtout depuis 2020. Cette année-là, l'Union cycliste internationale a créé et encadré l'UCI World Team, la plus haute division mondiale, qui regroupe actuellement 14 formations. A cet échelon, ces équipes sont dans l'obligation de verser un salaire minimum (passé de 15 000 € en 2020 à 27 500 € en 2022) et de proposer un véritable contrat de travail à leurs coureuses, leur offrant notamment le droit de prendre un congé maternité.
Pour mieux comprendre la récente évolution, Franceinfo: sport a interrogé neuf coureuses, de nationalités, d'équipes et d'âges différents. Certaines sont déjà assurées de participer au Tour de France, d'autres en train de croiser les doigts pour être de la partie. Toutes se réjouissent de voir leur discipline emprunter "le bon chemin". Les plus expérimentées, comme la double championne de France Audrey Cordon-Ragot (32 ans, Trek-Segafredo) ou la Britannique Elizabeth Banks (31 ans, EF Education-Tibco-SVB) mesurent aujourd'hui la route parcourue depuis leurs débuts. "Avant, mon salaire n’était même pas suffisant pour mener une vie normale. Maintenant, je peux aider ma famille", raconte Elizabeth Banks.
"Les salaires ont doublé, triplé, voire plus au sein du peloton. Avant l’instauration du salaire minimum, beaucoup de coureuses en World Tour ne touchaient rien, ou alors très peu, 10 à 15 000€ par an, au mieux."
Elizabeth Banks, coureuse britannique (EF Education-Tibco-SVB)à franceinfo: sport
Les plus jeunes, elles, comme Maeva Squiban (20 ans, Stade rochelais Charente-Maritime), estiment "arriver dans le monde professionnel au bon moment". Désormais, les coureuses peuvent s'autoriser à bâtir un plan de carrière. "Quand j'ai commencé dans un monde du vélo un peu plus professionnel, je me suis dit que je n'y resterais pas longtemps. Mais le cyclisme féminin s'est vraiment professionnalisé, on a droit à un congé maternité... Je me dis que je pourrai peut-être avoir une vie de famille tout en continuant ma carrière dans le vélo", souligne Marie Le Net (22 ans, FDJ-Suez-Futuroscope).
C'est lors d'une sortie avec les triathlètes Léonie Périault et Cassandre Beaugrand que la jeune Française a pris conscience de sa chance. "Quand on comparait nos fonctionnements, on a constaté l'écart. On a beaucoup plus de moyens dans le cyclisme féminin que dans le triathlon", constate Marie Le Net.
Aux grandes heures, les grands moyens
"Aujourd'hui, les jeunes peuvent avoir un salaire minimum dès le départ. Vous n'êtes plus obligée d'avoir un job à côté et de demander de l'aide à vos parents, ce que j'ai dû faire", abonde Clara Koppenburg (26 ans, Cofidis). De son côté, Marion Rousse n'y va pas par quatre chemins : les conditons de vie du peloton n'ont "plus rien à voir". L'actuelle directrice du Tour de France femmes se félicite que les choses aient changé depuis sa carrière de coureuse (2010-2015). "De cycliste professionnelle, je n'en avais que le nom, assène-t-elle. Il fallait que j'aille travailler le matin et m'entraîner après. Seules trois ou quatre filles étaient payées dans le peloton. Sur les courses, on devait se changer au pied du camion."
Le contraste frappe encore davantage dans le cas de Linda Jackson, actuelle directrice de l'équipe World Tour EF Education-Tibco-SVB et ancienne coureuse professionnelle. "On avait l'opportunité de courir des étapes iconiques, mais les moyens n'étaient pas là, se souvient celle qui a pris la troisième place de la Grande Boucle internationale féminine en 1997. La distance était énorme entre les étapes. On arrivait à l'hôtel après minuit. La nourriture n'était pas bonne, l'hébergement non plus."
Pour la Canadienne, le fait que le Tour de France Femmes soit organisé par ASO change tout. Team manageuse depuis 2005, elle est un témoin privilégié de l'évolution du cyclisme féminin. "J'ai deux sponsors depuis 18 ans, Tibco et Silicon Valley Bank. Quand on a commencé, lors de la première année, le budget était de seulement 22 000 dollars". Aujourd'hui, son équipe dispose d'infrastructures, d'un staff garni, avec un directeur de la performance, encore un nutritionniste et verse un salaire à toutes ses coureuses.
Un terrain attractif pour les sponsors
Le cyclisme féminin est de fait devenu un terrain très attractif pour les sponsors, ce qui explique en très grande partie la hausse des moyens et du niveau de vie des coureuses. Dernier exemple en date : Suez, géant mondial de la gestion de l’eau et des déchets, est venu renforcer pour au moins trois ans la meilleure formation française, la FDJ-Futuroscope.
Il faut dire que les tickets d'entrée s'avèrent bien moins onéreux que chez les hommes. Pour lancer son équipe féminine cette année, Cofidis a par exemple débloqué un million d'euros. C'est 13 fois moins que la somme allouée pour l'équipe masculine (passée de 11,5 à 13 millions ces derniers mois). Participer à gommer les inégalités entre femmes et hommes est également une cause qui participe à donner une image positive à une marque. Ajoutez à cela, un secteur en pleine expansion.
De là découle la multiplication récente des équipes féminines issues d'une formation masculine déjà établie. EF, Movistar, Bike-Exchange, DSM, Jumbo-Visma, FDJ, Trek-Segafredo, UAE, Uno-X... Neuf des 14 World Teams portent le nom d'un sponsor déjà bien implanté chez les hommes. "Elles ont mis les moyens et ce n'est pas juste pour faire bien", appuie Marion Rousse. Du côté de l'Union cycliste internationale, "on n'a jamais eu autant d'organisateurs de courses World Tour masculines qui nous disent qu'ils veulent aussi une course féminine", développe sa directrice générale, Amina Lanaya. Le succès de la première édition féminine de Paris-Roubaix en octobre 2021 a sans doute donné des idées.
"Evidemment, ça avance. Maintenant, on est encore très, très loin de ce qu'il faudrait que ce soit", tempère Audrey Cordon-Ragot. Beaucoup de choses restent à faire avant d'envisager une explosion de la discipline, qui ne comptait que 11 624 licenciées en France en 2021, selon la fédération tricolore (PDF). Le cyclisme féminin n'a toujours pas rencontré le grand public. Pas sûr que le nom d'Annemiek van Vleuten, grande favorite du Tour de France femmes, parle à tout le monde, en dépit de ses 15 années de carrière bien remplies et de ses réventes victoires sur le Giro ou sur Liège-Bastogne-Liège.
Une médiatisation qui laisse encore à désirer
La médiatisation constitue le chantier prioritaire. "Pour qu'il y ait des fans et des supporters, il faut qu'il y ait déjà la possibilité d'allumer la télévision pour voir les femmes", résume la Danoise Cecilie Uttrup Ludwig (FDJ-Suez-Futuroscope). Un premier pas a été fait avec la diffusion en clair sur les antennes de France Télévisions de 44 heures de courses féminines depuis 2018, mais ces épreuves étaient quasiment à chaque fois organisées quelques heures avant la course masculine, comme un apéritif avant "la vraie bataille".
"L’exposition télé s’est bien améliorée mais n’est toujours pas comparable avec les hommes, confirme Clara Koppenburg. Sur le Tour des Flandres, on a eu droit qu’à une seule heure de diffusion. Très souvent, seuls les 30 derniers kilomètres sont montrés. Ensuite on montre les hommes, et il ne se passe pas grand-chose pendant cinq ou six heures."
Le Tour de France femmes entend rompre avec cette mauvaise habitude. Après une première journée de cohabitation à Paris, sept jours de pleine médiatisation aux coureuses sont prévus, avec deux heures de diffusion quotidiennes, du jamais-vu en France.
"C'est une question de cercle vertueux : plus il y aura de sponsors, plus il y aura d'argent, plus il y aura de gens qui vivent du cyclisme féminin, plus les courses seront excitantes, plus il y aura d'exposition télé... Tout est connecté."
Cecilie Uttrup Ludwig, coureuse cycliste chez FDJ-Suez-Futuroscopeà franceinfo: sport
"Pour nous, l'exposition médiatique est la priorité pour amener encore plus de potentiel au niveau économique et mieux payer les athlètes pour arriver à ce que le cyclisme féminin soit aussi important que le cyclisme masculin", s'engage Amina Lanaya. La n°2 de l'UCI (derrière David Lappartient) n'a d'ailleurs que très peu goûté à la couverture limitée proposée par la RideLondon Classique. Seule la troisième étape a été retransmise alors qu'un minimum de 45 minutes de diffusion télé par jour de course est requis pour les épreuves World Tour. La course londonienne sera rétrogradée au deuxième échelon en 2023.
Toutefois, ce n'est pas qu'une question de volume d'heures de retransmission. Lorsqu'elle a remporté le classement général du Tour de Burgos le 22 mai dernier, la Française Juliette Labous (DSM) n'a pas eu droit aux lauriers de la presse française. "A la télé, on n'en a pas du tout parlé en France. C'est un peu dommage d'avoir deux Françaises sur les deux plus hautes marches du podium d'une course World Tour (elle et Evita Muzic) et qu'on n'en parle pas", regrette la coureuse de 23 ans, également gagnante d'une étape du Giro cette années. Chez les hommes, une telle victoire aurait connu un tout autre retentissement puisque cela fait maintenant 15 ans qu'un coureur français n'a plus remporté de course à étapes au niveau World Tour (depuis Christophe Moreau sur le Critérium du Dauphiné 2007).
L'autre grand défi concerne l'homogénéisation du peloton. L'instauration du salaire minimum n'a concerné que les 193 coureuses évoluant au plus haut échelon international. Elles ont pu constater une nette amélioration de leurs conditions de vie et de travail pendant que le reste des concurrentes, majoritaire, continue d'évoluer au niveau Continental (sorte de deuxième division fourre-tout composée de 50 équipes) où rien n'a changé. D'après un sondage effectué par le syndicat The Cyclists' Alliance (contenu en anglais) auprès d'une centaine de cyclistes professionnelles, la situation s'est même dégradée puisque la part de coureuses sans le moindre salaire est passée de 17 à 34% entre 2018 et 2021.
Des inégalités à gommer
Il "y a beaucoup de travail à faire au niveau Continental", concède Amina Lanaya, qui assume néanmoins son choix de déployer des mesures en commençant "par le haut de la pyramide". L'UCI n'est aujourd'hui de toute façon pas en mesure d'imposer quoi que ce soit à cet échelon, géré par les différentes fédérations nationales, certaines reconnaissant le statut de cycliste professionnelle et offrant un salaire minimum, d'autres non.
La Française Margaux Vigié, coureuse dans l'équipe italienne Valcar-Travel & Service, au niveau Continental, confie ainsi que son salaire ne lui "permet pas de payer un loyer et de manger à côté".
"Je ne peux pas avoir d'appartement. Je suis soit chez mes parents, soit chez mon copain en Italie, soit dans la maison de l'équipe. Et dès que je réussis à économiser, je fais des stages en Espagne."
Margaux Vigié, coureuse au niveau Continentalà franceinfo: sport
Pour elle, la solution ne consiste pas à tirer à boulets rouges sur les équipes : "Si on donnait des pénalités à celles qui ne garantissent pas un salaire minimum assez élevé, alors qu'elles galèrent déjà à nous emmener sur toutes les compétitions et à nous payer un salaire, ce serait faire marche arrière."
Un tournant est attendu en 2026, année choisie par l'UCI pour mettre en place et gérer la deuxième division internationale. Elle viendrait s'intercaler entre les World Teams et les équipes du niveau Continental, comme chez les hommes. A l'image des règles imposées au plus haut niveau mondial, les équipes qui souhaiteront y évoluer devront respecter des critères fixés par l'UCI, dont un salaire minimum et un contrat de travail.
"On veut y aller pas à pas, non pas en donnant un coup de marteau à chaque famille du cyclisme, en lui imposant des choses impossibles à réaliser. Le dialogue est permanent. Les choses sont moins faciles avec les hommes. Avec les femmes, ça se passe très bien", détaille Amina Lanaya. La prochaine étape, en 2023, doit se traduire par une nouvelle augmentation du salaire en World Tour, qui viendrait égaler celui des professionnels masculins évoluant en ProSeries (32 100 euros), et par la possibilité pour les formations féminines de mettre en place une équipe B pour inclure plus de coureuses. Dans l'ensemble, pour Audrey Cordon-Ragot : "On n'est vraiment qu’aux prémices de ce que sera le cyclisme féminin dans dix ans".
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