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Grand entretien Violences dans le sport : "L'enfant ne va pas se plaindre, il va plutôt se taire, ce qui est pire que tout", explique le pédopsychiatre Philippe Duverger

Pour le chef de service de psychiatrie de l'enfant et l'adolescent au CHU d’Angers, la reconstruction de l'enfant victime de violences dans le sport est un long processus qui doit l'amener à passer de la honte à la fierté.
France Télévisions - Rédaction Sport
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Philippe Duverger, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au CHU d'Angers (Maine-et-Loire). (PHILIPPE DUVERGER)

"Elles passent inaperçues, il y a des gens à côté qui ne disent rien. Ces violences psychiques, verbales, insultes et menaces laissent des traces indélébiles." Dans le cadre de notre dossier sur les violences subies par les mineurs dans le cadre du sport, Philippe Duverger, pédopsychiatre au CHU d'Angers, revient pour franceinfo: sport sur les mécanismes psychiques qui interviennent chez l'enfant qui subit des violences, et comment il peut libérer la parole afin de s'en extraire et débuter sa reconstruction.

Franceinfo: sport : quels sont les symptômes psychotraumatiques créés par les violences issues de la pratique sportive ?

Philippe Duverger : Il y en a plusieurs comme la tristesse, le repli, l'anhédonie (perdre le plaisir de faire des choses qu'on aimait faire avant), les idées noires, tout ce qui va être du registre de la dépression. Il y a aussi la sidération, les troubles du sommeil (insomnie) et de l'alimentation (appétit, asthénie, grande fatigue). Ce qui est important, c'est le changement de comportement, cela signifie qu'il y a un arrêt dans l'investissement de la vie habituelle. Ce sont les symptômes courants. Ensuite, il y a les tentatives de suicide, les scarifications.

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Voyez-vous des différences entre les victimes majeures et mineures dans le cadre du sport ?

L'enfant est souvent pris, contrairement aux adultes, dans une emprise psychique. Il est souvent soumis à l'adulte, qui incarne la loi. L'adulte agresseur va inventer une autre loi, qui est souvent le silence, à laquelle l'enfant doit se soumettre. L'enfant ne peut pas échapper à cette relation d'emprise. Tous ces symptômes de sidération, de silence se retrouvent beaucoup plus chez l'enfant que chez l'adulte. L'enfant ne va pas se plaindre, il va plutôt se taire, se replier sur lui-même, ce qui est pire que tout. C'est toute la question de la honte et du silence, qui est une véritable impasse. 

Comment l'enfant se retrouve-t-il pris au piège de cet engrenage ?

L'enfant est prisonnier d'une relation dont il est en même temps dépendant. Il y a un ascendant, une manipulation mentale, voire une torture psychique, qui l'empêche de s'exprimer, donc il y a une relation de pouvoir sur l'autre. Comment s'en sortir ? C'est très compliqué, on est souvent envahi par la peur, l'anxiété, la honte, l'injustice. Pourquoi un enfant ne dit rien ? Car il est pris dans un conflit de loyauté : l'adulte fait ça a priori pour le bien de l'enfant, pour son épanouissement, pour des records. L'adulte est implicitement garant de quelque chose, donc on va le laisser faire. A moins que tout d'un coup, on voie des symptômes, ces jeux d'emprise vont durer des années.

Comment se sortir de cette emprise ?

L'emprise, c'est une forme de violence, mais ce n'est pas simple, on n'est pas dans le schéma du bon et du mauvais. C'est très compliqué pour un enfant de s'en extirper parce qu'il est devenu la chose de l'autre, parfois le champion, d'ailleurs. Comment sortir de la dépendance ? Fumer ou boire de l'alcool, ce n'est pas bon, pourtant celui qui arrête ne pense qu'à une chose : y retourner. Même quand la violence a été découverte, condamnée, ce n'est pas pour autant que l'affaire est finie psychologiquement. L'adolescent a une période de fragilité où se pose la question d'un nouveau corps qu'il va se construire dans sa tête comme dans sa chair. Il y a une véritable vulnérabilité avec une quête de soi, de la réussite, de l'exploit, la volonté de se dépasser, et jusqu'à quel sacrifice, jusqu'où peut-on se faire violence sans se faire violer ?

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Comment se passe la réparation psychologique pour les enfants victimes ?

La première chose qui me semble importante, c'est qu'il ne faut pas qu'on en fasse que des victimes. C'est important qu'elles soient reconnues comme telles, mais pas qu'on en fasse une identité. Il ne faudrait pas que l'adolescent construise son identité, sa personnalité uniquement sur ce statut, car sinon il sera une victime toute sa vie. Ce sont aussi des enfants qui doivent continuer à rêver. La violence détruit l'enfance et les rêves. Il s'agit d'aider l'enfant à construire un avenir qui soit de nouveau source de plaisir et à être dans un statut qui narcissiquement n'est pas abîmé, en tout cas pas trop. On soigne les séquelles psychiques comme des blessures physiques, on peut avoir des cicatrices de pensée. La trace est toujours là mais on peut aider à ce qu'elle ne fasse plus mal. 

"On ne va pas oublier ce qui s'est passé, on ne peut pas effacer, mais on peut peut-être le regarder différemment, le vivre autrement pour dépasser ce traumatisme, et ne pas s'engluer dedans. Cela prend des mois, parfois des années. J'ai des jeunes qui ont pu être abîmés psychiquement et physiquement et qui, dix ans plus tard, vont bien. "

Philippe Duverger

à franceinfo: sport

Y a-t-il un processus général à mettre en place pour les aider à parler ?

Je ne suis pas sûr qu'il faille les forcer à parler, parce que dans la violence qu'ils ont subie, ils ont été dans une contrainte de la part de l'agresseur. Il ne faudrait donc pas qu'au nom du soin, on soit nous-mêmes dans la contrainte. Vouloir absolument faire parler un enfant qui n'en a pas envie peut être un nouveau traumatisme. Il faut l'accompagner, chaque histoire est singulière, chaque enfant est particulier, et il faudra s'adapter à sa temporalité, son expérience, son histoire, son entourage. Il n'y a pas de protocole tout fait qui vaudrait pour tout le monde.

Comment gérer les sentiments de culpabilité immense, de honte, présents chez les victimes ?

C'est toute la question du paradoxe de la honte. Les victimes, parfois, se sentent coupables, comme s'il y avait une culpabilité d'être victime. Elles ont honte car elles se sentent coupables, mais aussi parce qu'elles ont été agressées ou abusées. Et quand on a honte, on se cache. La culpabilité, c'est quelque chose qu'on peut traiter et soigner, c'est entre soi et soi. La honte, elle, est une question qui dépend du regard de l'autre : on n'a jamais honte tout seul, dans sa chambre. Je ne sais pas soigner le regard de la société, et c'est pour cela que c'est une impasse : si l'enfant se plaint, c'est qu'il est faible, pas capable de se défendre seul. Et s'il se tait, alors il s'enferme et se replie. Il disparaît au regard de l'autre, c'est une façon de trouver une solution à la honte.

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Par quels moyens les enfants peuvent-ils en sortir ?

Au bout d'un moment, le jeune va arrêter d'avoir honte, mais ça ne se décrète pas. Ça prend beaucoup de temps, mais parfois, on y arrive. Le travail, c'est de passer de la honte à la fierté. C'est une façon de dépasser le traumatisme : en devenant parent, en créant ou en réussissant quelque chose, en retrouvant de la valeur en soi. C'est ce que les sportifs appellent "se reconstruire", mais ce n'est pas parce qu'on décide, qu'on y arrive.

Comment réparer le rapport au corps en cas de violences sexuelles ?

Il y a plusieurs modalités : psychologiques, déjà, car on a un corps imaginaire. C'est un corps qui ne pourra plus jamais prendre de plaisir, donc il faut que ce corps soit réinvesti psychiquement. Ensuite, il y a des modalités du côté de la psychomotricité, des sensations, des émotions avec son corps. Ensuite, ça peut être de retrouver un autre sport, un plaisir à vivre son corps dans d'autres activités. Tout ce travail autour du corps va se faire au niveau de la psychothérapie, puis dans des ateliers avec d'autres ados.

Comment jugez-vous la prise en charge des victimes de violences dans le sport ?

Je trouve que c'est très bien, on a manifestement une ministre qui a envie de faire évoluer les choses. Mais on est quand même dans un paradoxe sociétal : ce qui va compter pour les futurs grands événements sportifs, c'est tout de même la performance. Même si notre ministre nous dit que la question du sport est d'abord une question de plaisir, de santé, c'est aussi une question de performance, de records, de toujours plus. C'est un discours qui n'est pas forcément lisible pour les enfants et les adolescents.

Mais il faut continuer à parler de ces violences et je pense quand même que les mentalités évoluent. En revanche, je pense que l'on n'éradiquera jamais la violence, elle existe depuis toujours et elle est partout, et les enfants y sont confrontés de plus en plus tôt. Il ne faut pas penser que les choses vont se transformer si rapidement.

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