"Mon coach me traitait de truie devant tout le monde" : quand les remarques incessantes des coachs créent des troubles alimentaires chez les athlètes

Article rédigé par Sasha Beckermann
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Suite aux remarques humiliantes de leur entraîneur sur leur poids, certains athlètes ont développé des troubles du comportement alimentaire. (ANAIS FOUET / FRANCEINFO SPORT)
Si le poids est une donnée importante de la performance sportive, certains coachs n’hésitent pas à humilier leurs athlètes sur le sujet, jusqu’à provoquer de graves problèmes dans leur vie quotidienne.

Sarah Fofana-Koutouan, âgée aujourd'hui de 26 ans, "a fini par être dégoûtée de ce milieu". Le milieu ? Celui du sport de haut niveau. Lorsqu’elle avait 17 ans, l’athlète spécialisée dans les haies, actuellement en lice pour une qualification pour les Jeux olympiques de Paris, a développé des troubles du comportement alimentaire (TCA) à la suite de remarques incessantes et humiliantes de son entraîneur sur son poids. Elle n’est pas la seule : deux autres athlètes ont accepté de témoigner sur ce système qui autorise les coachs à juger le corps des sportives qu’ils entraînent, en prétextant la performance.

S’il est bien un sujet sensible pour ces sportives, qui exercent parfois au haut niveau, c’est celui de leur poids. Des dizaines d’athlètes contactées, toutes nous ont confirmé l’importance d’évoquer cette thématique "omniprésente dans le monde du sport". Certaines craignent également des représailles : "C’est très compliqué pour les sportives d’en parler, nous risquons beaucoup", s’est inquiétée l'une d'elles.

"Mon premier coach de haut niveau s’amusait à m’humilier sur mon poids devant les autres athlètes, à faire des remarques que lui trouvait marrantes, moi pas du tout. Il me traitait de truie devant tout le monde", confie Sarah Fofana-Koutouan.

"Pendant les grandes vacances, je regardais les calories sur la boîte de ce que je mangeais. J’allais courir et je ne revenais pas tant que je n’avais pas brûlé le nombre exact de calories."

Sarah Fofana-Koutouan, spécialiste du 100 m haies

à franceinfo: sport

Elle était en pleine adolescence, à un âge charnière où la femme se construit, où le rapport à son corps devient parfois délicat. C’est lors d'un stage que l’athlète a commencé à développer des TCA : "J’étais tellement angoissée de manger devant lui que j’ai juste arrêté. (...) J’ai recommencé, sinon il refusait de m’entraîner, mais j’ai commencé à me faire vomir. Au début je me disais : 'Je contrôle le temps du stage pour qu’il arrête de me faire des remarques.' Et ça s’est installé, je ne contrôlais plus. Ça a commencé à être une, deux, trois fois par jour…"

Des remarques sur le ton de la rigolade, c’est aussi comme cela que ça a commencé pour Auriane, 24 ans, vice-championne de France cadette du 100 m en 2016 : "Un jour, je m’échauffais à part du groupe. Le coach fait une petite réunion et dit : 'On va faire cette séance et après on ira faire courir le mammouth', en parlant de moi."

Auriane, qui venait de quitter le lycée, en sort traumatisée : "A partir de ce moment-là, je n’avais plus envie de venir aux entraînements. Je commençais à me sentir mal même en me regardant dans un miroir. J’avais tout le temps peur du regard des autres, la sensation d’être tout le temps énorme, de ne pas pouvoir courir." Un autre jour, la jeune femme arrive à l’entraînement. Son coach lui assène : "Ah, tu as retrouvé une forme humaine aujourd'hui."

Chantage au poids

Débute alors l’engrenage des TCA : "Au début, je me pesais tous les soirs, et je mangeais tant que je ne pesais pas plus lourd que la veille. Puis j’ai fait de l’hyperphagie [consommation excessive et incontrôlable de nourriture], de la boulimie. Et j’ai commencé à ne plus du tout pouvoir me voir physiquement. J’avais trop honte." Auriane insiste sur les conséquences psychologiques de ses troubles : "Je me suis renfermée sur moi-même. Toute ma vie personnelle a été impactée."

"On n’en parle pas, on a honte. Mon poids était devenu une obsession. J’étais dégoûtée de la personne que j’étais devenue."

Auriane, athlète spécialiste du 100 m

à franceinfo: sport

Pour Clara Valinducq, 23 ans, rameuse, ex-championne d’Europe en deux de couple et plusieurs fois championne de France, il n’y a jamais eu le ton de la blague. Plutôt des menaces : "Imaginez que vous avez tout sacrifié, mis tout en place pour ce projet, et on vous dit : 'Tu n’y arriveras pas, on ne te prendra pas parce que t'es en surcharge pondérale'." Et ce, alors qu’elle n’avait pas à rougir de ses résultats sportifs. D’autant plus que Clara ne rame pas dans une catégorie qui réclame un poids minimum. 

La jeune femme a enchaîné les phases d’anorexie, d’hyperphagie, de boulimie mais aussi de dysmorphophobie (obsession d'un défaut imaginaire ou d'un petit défaut physique) jusqu’à avoir des idées suicidaires : "Il y a eu une période de ma vie, j’allais à l’entraînement et une voix me répétait : 'T’es une merde, crève.' A chaque entraînement, il y avait ce côté : 'Je suis une baleine, je suis une merde'. J’avais envie de partir."

Clara raconte également des propos tout aussi humiliants de la part de l’encadrement technique de la Fédération française d’aviron (FFA) : "Un jour, ils ont fait un goûter du pôle France. Je n’avais pas mangé la veille, ni le matin. Je savais que c’était mon écart de la semaine. Je reprends une viennoiserie, et la responsable du pôle demande à me parler. Elle me dit : 'Clara, t’es complètement malade, il faut que tu te fasses soigner, tu as vu les filles se resservir ? Il n’y a que toi.' J'avais 19 ou 20 ans."

Interrogée sur ces propos, la FFA n’a pas souhaité répondre précisément à nos questions et certifie que le cas de Clara "est actuellement à l’étude au sein de la fédération en lien avec notre stratégie nationale de protection de l’intégrité morale des personnes". La rameuse nous a confié avoir effectué un signalement auprès du ministère des Sports via la plateforme "Signal-Sports".

Les trois athlètes décrivent le même schéma : tomber dans les TCA est rapide, sournois, insidieux. A l’inverse, pour apercevoir la fin du tunnel, c'est un cauchemar. Toutes les trois confirment que ce traumatisme n’est pas derrière elle : "Il m’a fallu trois ans pour m'accepter à nouveau. Ce n’est pas totalement terminé, je pense toujours à ça quand je mange. Mon poids m’intéresse tout le temps. Si je sais que je ne pèse pas tant, je me trouve horrible, trop grosse", témoigne Auriane, désormais éloignée de l’athlétisme.

"Parfois quand j’étais blessée ou que j’avais des douleurs, on me disait que c’était parce que je n’avais pas perdu de poids."

Auriane

à franceinfo: sport

Clara, elle, soigne une méchante blessure mais est toujours sous antidépresseurs : "Je me bats contre ma tête. Je ne rame plus à cause de mon épaule, mais aussi parce que je me trouve encore trop grosse pour être sur mon bateau."

"Ce n’est pas un mot qui va enclencher une pathologie, c’est une rencontre entre un contexte, un sport et une personne", analyse Meriem Salmi, psychologue spécialisée dans le sport de haut niveau qui se souvient : "C’est d’une violence inouïe, j’ai entendu des choses horribles. Et le pire c’est que les gens ne s’en rendent pas compte. J’ai beaucoup travaillé pour informer et sensibiliser sur ces questions-là."

Et avec les TCA, le cercle vicieux des résultats s’installe. Certains entraîneurs poussent leurs athlètes à maigrir pour être performantes. Elles développent alors ces troubles, et tout s’écroule : le physique, puisqu’elles ne s’alimentent presque plus ou de manière irrégulière, le mental, et les résultats sportifs. "À chaque fois que je ratais un exercice à l’entraînement c’était mon poids, reprend Sarah. A chaque fois que je ratais une compétition, c’était mon poids. A chaque fois que je me blessais, c’était mon poids. Cet engrenage psychologique - couplé à d’autres facteurs - a fait que je me blessais tout le temps."

Un manque d’accompagnement

Le poids est un facteur important de la performance, les trois athlètes interrogées en sont tout à fait conscientes et ne remettent pas en cause ce postulat, ni le fait qu’elles aient parfois eu à en perdre. Mais en plus de la manière humiliante dont était abordé le sujet avec leurs coachs respectifs, elles décrivent un manque de pédagogie et d’accompagnement dans leur obligation de perdre du poids. 

"On m’a dit 'Tu perds du poids sinon t’es virée', sans m’accompagner ni me proposer de nutritionniste, soutient Clara Valinducq. J’ai perdu 10 kilos en deux mois et personne ne s’est jamais inquiété." De son côté, la FFA affirme que les "sportifs sont accompagnés, tout au long de l’année, par des médecins et des diététiciens" mais aussi que "l'encadrement technique s’appuie fortement sur l’expertise de psychologues et de préparateurs mentaux"

Pour Auriane, son coach lui a juste conseillé de voir une nutritionniste. Sarah, elle, détaille : "A l'Insep, on a une visite annuelle chez le psychologue. Il y a une seule question sur le poids et sur notre alimentation. Pour moi ça a été une démarche personnelle de voir le diététicien. Mon coach me parlait de créer un déficit calorique et c’est tout."

Un système à repenser dans son intégralité

Cette absence de suivi, mais aussi parfois de connaissances médicales des entraîneurs, provoque des demandes irréalisables voire dangereuses pour la santé des sportives : "C’est le même discours pour tout le monde. On n’a pas tous la même morphologie. Moi par exemple, j’ai 59 kilos de muscles et de squelette. Et on me demandait de faire 62 ou 63 kilos, c’est impossible !", se désole Sarah.

"La notion de poids est totalement obsolète, c’est quelque chose de très subjectif. Elle ne nous renseigne en rien sur la composition corporelle, confirme Mathieu Jouys, diététicien-nutritionniste de la cellule d'optimisation de la performance de la Fédération française d'athlétisme. A aucun moment on ne va demander au coach de s’occuper de l’aspect psychologique ou nutritionnel. La totalité de nos cadres techniques ont à leur disposition différents professionnels compétents. L’idée c’est de dire : voilà, vous n’êtes plus isolés sur des sujets qui ne sont pas de l’ordre de vos compétences, et ils en sont ravis."

"Mon coach me disait que pour être performant au haut niveau, il fallait avoir environ 5 ou 6% de masse graisseuse. Et je me souviens lui avoir dit : 'Mais à 5 ou 6% on n’a plus nos règles'. Il m’a répondu : 'Mais toutes celles qui vont en finale olympique n’ont plus leurs règles.'"

Sarah Fofana-Koutouan

à franceinfo: sport

Arrivé en septembre 2023 à la Fédération française d'athlétisme, Mathieu Jouys a lancé, avec Emilie Chamagne, psychologue de la performance, une série de webinaires pour sensibiliser les entraîneurs à ces problématiques : "Aborder la perte de poids avec des mots qui sont parfois très inadaptés, sans communiquer à l’athlète une source d’aide, c’est beaucoup plus délétère qu’autre chose. On a débuté des formations à destination des entraîneurs. Ils sont très demandeurs parce qu’ils sont démunis sur ce sujet-là. On va les sensibiliser sur la nécessité d’avoir le bon langage mais surtout, en amont, la bonne attitude. On en a fait quatre, et on a eu un succès fou avec 80 personnes par webinaire." 

Plus que des actes isolés, c'est le système que dénoncent ces athlètes. Il provoque indirectement une absence de solidarité : "Ce qui m’a marquée, c’est la réaction des autres athlètes. C’était : 'On sait que c’est pas normal, mais on rigole, c’est la façon dont les athlètes sont traités par leur coach'", confie Sarah.  

"On sait qu’il y a une prévalence des troubles du comportement alimentaire qui va jusqu’à 25% des athlètes féminines. Cela concerne aussi les athlètes masculins, avec une prévalence de 8%."

Mathieu Jouys, diététicien-nutritionniste de la Fédération française d'athlétisme

à franceinfo: sport

"Les sportives entre elles reproduisent le système, souligne la psychologue Meriem Salmi. C’est normal. Ça ne veut pas dire qu’elles n’en parlent pas entre elles, mais ça fait partie des codes, de la tradition, de la culture, et tout le monde se sent culpabilisé. Et ça leur fait peur parce qu’elles se disent : 'J’espère que ça ne va pas m’arriver'." 

En plus de la sensibilisation et l’éducation des entraîneurs à cette problématique, la psychologue plaide pour "un travail de fond sur le système" : "Des entraîneurs pleuraient devant moi, s’en voulaient quand ils se sont rendu compte que ce qu’ils avaient dit avait déclenché ça. Il ne faut pas faire qu’un travail avec eux. Il faut sensibiliser l’ensemble du monde sportif. Il faut une volonté politique sportive sur le plan international."

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