Ligue 1, Bundesliga... Pourquoi les investissements du fonds privé CVC inquiètent dans le milieu du football

Les supporters allemands ont fortement critiqué l'arrivée du fonds privé dans la ligue nationale et ont obtenu l'abandon du projet. Mais CVC a déjà des accords signés avec d'autres championnats européens, notamment la France. L'économiste du sport Jean-Pascal Gayant nous explique les inquiétudes face à de tels contrats.
Article rédigé par Thomas Destelle
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Les supporters de Stuttgart brandissent une banderole portant l'inscription "Non aux investisseurs dans la DFL" le 17 février 2024. (UWE ANSPACH / DPA . MAXPPP)

Un rétropédalage face à la fronde. La Ligue allemande de football (DFL), qui organise la Bundesliga, a annoncé mercredi 21 février avoir renoncé à un accord prévu avec le fonds privé CVC, après les protestations des groupes de supporters contre ce projet. En échange de 8% des futurs droits télévisuels, la Ligue allemande devait recevoir près d'un milliard d'euros du fonds privé pour l'aider à commercialiser et promouvoir à l'international la Bundesliga.

Un tel accord existe en France, où la Ligue de football professionnel (LFP) a cédé à CVC 13% des parts de la société commerciale LFP média. Le fonds privé touchera le même pourcentage des revenus du foot professionnel. Mais des doutes peuvent apparaître sur les bénéfices réels de cet accord pour la LFP. "C'est vraiment un très mauvais deal", affirme Jean-Pascal Gayant, économiste du sport et directeur de l'IUT de Saint-Malo, qui explique pourquoi "cet accord est un boulet que la Ligue va traîner" pendant des années.

franceinfo : Pourquoi ces fonds privés veulent investir dans les championnats sportifs ?

Jean-Pascal Gayant : C'est assez simple. Les fonds d'investissement doivent disposer d'un portefeuille d'activité. Il faut diversifier le risque et investir dans différentes activités, dont le spectacle sportif. L'intuition est que le sport est l'un des secteurs qui continue à croître et pour lequel il y aura encore de la croissance. C'est l'un des secteurs stratégiques du point de vue de la finance car il est considéré comme porteur.

Un fonds peut acheter un club mais il a en effet plutôt intérêt à acheter les parts d'une ligue. A priori, une ligue ne subit pas l'aléa de qui sera le champion de qui sera rétrogradé. Une relégation peut être une catastrophe pour le club, quand on a une ligue on n'a pas ce problème sauf en cas de création d'une Super Ligue.

CVC va-t-il revendre ses parts dans LFP médias dans quelques années ?

Tout dépend de l'évolution des marchés. Mais il n'y a pas de raison de penser que CVC veuille revendre dans deux, cinq ou dix ans. Beaucoup de spécialistes estiment qu'ils vont faire pareil qu'avec la Formule 1 [le fonds a revendu ses droits en 2016 après les avoir détenus pendant dix ans]. Il pourrait le refaire avec la LFP mais tout dépendra de la valorisation de la société commerciale de la Ligue. Peut-être que dans deux ou trois ans on dira que la Ligue 1 est beaucoup moins valorisée que ce que l'on avait anticipé, et CVC n'aura pas intérêt à vendre mais plutôt à faire fructifier l'investissement en dopant l'exposition de la Ligue 1.

Quel est l'intérêt pour la LFP de vendre une partie de ses droits ?

Il y avait un intérêt à court terme parce qu'il y avait besoin d’argent pour le football français autour de 2021. C'était même vital après le Covid-19 pour certains clubs, qui étaient très mal d'un point de vue financier. Mais d'un point de vue moyen ou long terme, c'est absurde. C'est une cession des bijoux de famille. Il était peut-être nécessaire dans une optique de court terme mais c'est vraiment un très mauvais deal. Ce qui est d'autant plus grave, c'est que ce n'est pas une participation ou une part des résultats mais une part des revenus.

"Si on fait l'hypothèse que la Ligue 1 est un championnat qui va continuer à bien se porter, CVC a fait une affaire en or en achetant cette participation qui lui garantit au moins 13% des recettes des droits télévisés."

Jean-Pascal Gayant, économiste du sport

à franceinfo

C'est quelque chose qui peut être remboursé en dix ans et après il s'agira d'une rente pour CVC. Ça n'a pas de sens du point de vue de la bonne gestion d'une entreprise ou d'un secteur. Je trouve ça assez consternant de la part de la Ligue et des présidents de clubs qui ont joué un jeu ultra court-termiste.

Les supporters français doivent-ils craindre CVC ?

De toute façon, on est engagé et le fonds va bientôt réclamer des paiements. Si l'appel d’offres sur les droits télévisés du championnat accouche d'une souris - ce qui commence à se profiler -, on va avoir une situation qui va devenir assez rapidement très mauvaise pour les clubs français et la Ligue va devoir rembourser CVC et n'aura à distribuer aux clubs qu'une portion amputée des montants à verser à CVC. On risque de se retrouver dans la même situation que celle de 2021. Et ça c'est terrible, non seulement on n'aura gagné seulement deux ans mais les problèmes de fond seront toujours là.

Cela rappelle le fiasco Mediapro, et puis là on risque d'avoir un fiasco CVC. Cet accord est un boulet que la Ligue va traîner. Je n'en suis pas optimiste pour l'avenir. Les droits télévisés internationaux du football français ne vont pas grimper notamment avec les départs de Messi, Neymar et Mbappe. Le pari de la LFP sera un pari perdant.

Une mission d'information du Sénat va être mise en place sur cet accord entre la Ligue et CVC. Est-ce que le pouvoir politique peut réussir à remettre en cause ce type d'accord ?

Ça risque d'être compliqué. On est quand même dans le droit qui reconnaît la propriété privée, et puis c'est la liberté du commerce et la liberté des affaires. La LFP s'est engagée dans un contrat avec un opérateur certes luxembourgeois, mais qui respecte ses engagements. La mission d'information parlementaire au Sénat va peut-être faire un rapport au vitriol sur cet accord mais je ne pense pas qu'il puisse y avoir de grands changements. Je ne pense pas qu'on puisse en attendre énormément même si ce genre de missions d'informations, et du Sénat en particulier, sont de grandes qualités. 

"J'ai peur que le mal soit fait déjà pour la Ligue de football professionnel, qui s'est un peu 'enthousiasmée' pour ce genre de montage sans forcément se projeter sur le moyen et long terme, alors que c'est sa vocation première."

Jean-Pascal Gayant, économiste du sport

à franceinfo

Il pourra peut-être y avoir une pression pour que CVC revende ses parts à la LFP. Le problème c'est que la Ligue n'a pas l'argent pour racheter aujourd'hui. Elle n'est pas capable de rembourser 1,5 milliard, en supposant qu'on reste sur à peu près le même genre de valorisation de la Ligue.

Comment expliquer qu'en Allemagne, il y a eu cette prise de conscience et ce poids des supporters allemands pour faire abandonner le projet ?

Les Allemands ont pu tirer des enseignements de ce qui se passe ailleurs et dans ce pays on a effectivement la fameuse règle des 50+1 [selon laquelle un même actionnaire ne peut détenir plus de 49% des parts d'un club, et donc en être l'actionnaire majoritaire], qui donne déjà un état d'esprit un peu différent. Il y a cette prise de conscience des supporters allemands de la nécessité d'être un peu vigilant sur qui est propriétaire des clubs ou de la compétition. Il y a aussi une question de capacité d'expression des supporters et les clubs allemands n'ont pas les mêmes problèmes que les clubs français, ils sont financièrement beaucoup plus sains.

Quelle peut être la conséquence d'une Super Ligue sur ces accords entre fonds privé et les ligues professionnelles ?

Tout peut être remis en cause presque du jour au lendemain, si une ou plusieurs divisions d'une Super ligue européenne se créent. La question sous-jacente est de connaître la place qu'on va laisser aux ligues nationales. Si les clubs cadors du continent décident de consacrer l'essentiel de leur temps aux ligues continentales, ça signifie qu'ils auront moins de temps à consacrer pour leur championnat national.

L'objectif de l'UEFA avec la Ligue des champions et surtout de la Super Ligue, c'est de jouer à terme le week-end car c'est le moment où il y a le plus de spectateurs et le plus d'exposition télévisée, ce que ne veulent surtout pas les ligues nationales comme la Liga, la Serie A ou la Premier league. La création d'une Super Ligue sera au détriment des ligues nationales. La seule solution pour moi sera de passer à des championnats avec 12 ou 14 clubs pour conserver des dates bien exposées. Cela changerait complètement la donne économique des ligues nationales. C'est d'ailleurs une des raisons qui a vu l'échec du premier projet de Super Ligue.

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